La scène se
passe à Los Angeles en 1985. Avec des amis, je suis invité
à la première d’un film très mode. Ce soir là,
il fallait absolument s’habiller casual à la façon new-yorkaise.
Pantalon noir, tee-shirt noir et veste noire. Le noir régnait en
maître depuis le début des années 80. Les jeunes gens
avaient les dents qui rayaient le parquet, et il était de bon ton
de le montrer en paraissant strict. L’ère des Golden-Boys et Girls
battait son plein. A la sortie de la projection, au milieu de cette sombre
masse de zombies en black, je reconnais un homme que j’avais rencontré
dix ans plus tot exactement. Il était à l’époque au
service de presse de Roger Corman. Il venait de réaliser un ou deux
petits films très « z ». Quand j’entrais dans le bureau
de Corman, sur Sunset, il était en train de balayer. Il posa son
balai et m’offrit de pénétrer dans l’antre du Maître.
Juste derrière le bureau une affiche de mai 68 . Une énorme
matraque tenue par la main gantée d’un CRS avec en dessous cette
mention : « A BAS LES PATRONS » . Je trouvais plutot amusant
que Corman mette cette affiche justement au-dessus de sa tête, lui
qui était réputé pour son despotisme. Le gars
qui m’avait reçu était également mort de rire en me
montrant cette collection d’ affiches qui avaient embellis les murs du
quartier latin un certain mois de mai.
- Je suppose que Corman
ne comprend pas le français, je lui demandais dans mon anglais approximatif.
- Détrompez-vous,
Francis. Roger (prononcer « Rodgère ») adore la France
et les français.
- Savez-vous que Harry
Langlois l’avait invité pour un hommage à la cinémathèque
Française à Paris, en 1960, et que Rodgère s’était
pointé avec les copies de ses 150 films ? L’hommage Corman
a duré toute une année … Il y avait un bon paquet de nanars
!
Nous étions
installés dans le petit bureau de presse. Comme il était
tard, le type me proposa un gobelet de whisky qu’il sortit d’un tiroir.
Puis il allonga le scotch d’un pétard de sansamillia. En devisant
sur l’histoire du cinéma, entrecoupée d’anecdotes sur notre
ami commun Pierre Cottrel, nous vidâmes la bouteille. Il fallait
rouler un nouveau pétard avant de sortir pour racheter une autre
bouteille. Il me conduisit chez lui, je ne sais pas comment. Je me souviens
seulement de beaucoup de virages sur la colline d’Hollywood. Le type avait
une maison avec piscine.
- Ici, à Hollywood,
si on n’a pas de piscine on est ringuard. J’ai
donc une piscine…
Il me désignait
une sorte de trou rempli de feuilles mortes dans un jardin grand comme
un mouchoir de poche. Nous attaquions la bouteille au goulot, assis sur
le rebord de cette sinistre excavation dans le sol. Je commençais
à me sentir mal. Il faut dire que le climat de Los Angeles provoque
des réactions singulières sous l’effet de l’alcool. C’est
déjà une ville mythique qui n’était qu’un désert
avec quelques ranchs, il y avait à peine 60 ans. Le symbole vivant
de la puissante énergie créatrice des américains.
Et cette force vous prend aux tripes, elle vous bouleverse, vous petit
français effrayé par les Gorges du Verdon. Elle vous transporte
haut sur le Grand Canyon, au-dessus des civilisations millénaires,
dans une dimension qui fait exploser nos neurones. Ce qui provoque à
la fois une étrange rèsistance aux assauts des incurgitations
d’alcool fort et en même temps une euphorie dont les vibrations vous
destabilisent. Jamais je n’avais autant bu, jamais je ne m’étais
senti aussi mal tout en planant dans un état indiscible. C’était
comme si le divin m’avait pénétré pour me propulser
au milieu des anges. Finalement, je ne sais plus si un taxi vint me chercher
pour me reconduire au Hyatt-Sunset qui était mon QG à L.A.,
ou si je m’écroulais sur le seul meuble posé dans le living
de cette immense baraque fantomatique qui n’avait qu’un matelas par terre
et un téléphone. Mon gars habitait une maison vide, avec
une piscine vide. Comme il m’expliquait : « Ici, à LA,
il faut se conformer aux règles de son statut social. Un director
doit habiter dans le quartier des directors. Il doit avoir une grande maison
avec une piscine. Il doit organiser de temps en temps une party . .. Et
alors je loue des meubles pour la soirée. Ici on peut même
louer son gazon ! ! ! ».
10 ans plus tard,
dans un auditorium de la Warner, je revis mon gars. C’était lui
qui venait de réaliser cette comédie très clean sur
les moeurs new-yorkaise. Je lui tendis la main. Logique qu’il ne me reconnaisse
pas. J’avais coupé mes cheveux et rasé ma barbe. Lui par
contre avait moins de cheveux, mais toujours une barbe bien nette qui encadrait
son visage poupin. Je crus utile de lui rappeler notre virée en
compagnie de M. Johnny Walker. Il me regarda avec ces yeux ronds tous bleus,
en me disant : « Si nous avions bu de l’alcool, ce n’était
pas moi. Je ne bois jamais d ’alcool ! » Je le regardais interloqué.
Et encore j’avais omis les pétards ! Il se tourna souriant vers
d’autres personnes. Et je ne le revis plus de la soirée. Impossible
de le bloquer. A croire qu’il me fuyait, avec mes mauvais souvenirs. Et
oui, je devais me rappeler la règle du conformisme social américain.
En 1980, oubliées les frasques des années 70, où il
était conforme de rouler des pétards, de sniffer diverses
poudres, d’halluciner aux acides et aux champignons mexicains, et de terminer
une party en « orgie ». En un mot de se défoncer avec
tous les excitants possibles, mélangés de préférence
à des alcools forts.
Cette histoire m’a
permis de mesurer le temps parcouru depuis ces années 70 où
un mouvement de liberté, disons-même un mouvement libertaire,
avait profondément traversé le monde occidental. Beaucoup
d’entre nous, beaucoup de jeunes ont oublié ce qu’ils doivent à
leurs ainés, à tous ceux qui ont lutté, parfois au
risque de leurs vies, pour modeler un nouveau monde beaucoup plus libre.
« Fais d’abord la révolution en toi-même, avant
de vouloir révolutionner le monde » tel était
le mot d’ordre de ceux qui avaient pris le chemin de la transformation
de la société. N’oublions pas qu’en 1962 Jean-Paul Sartre
était arrété pour avoir proné l’avortement
libre dans son journal « La Cause du Peuple ». N’oublions
pas que le gaullisme avait instauré une censure politique (combien
de pages blanches censurées chaque jour dans « le Monde »
?) et d’ordre moral représenté par l’esprit étroit
et cul-béni de Tante Yvonne l’épouse de De Gaulle. Pour nous
qui étions lycéens à cette époque, ce climat
nous pesait terriblement. Interdiction de toutes formes de contraception,
y compris des capotes qu’il fallait aller chercher en Allemagne (pour les
soldats), ou en Angletterre appelées french capote. Nos copines
devaient se faire avorter à leurs risques et périls dans
des conditions épouvantables par des avorteuses clandestines qui
risquaient la peine de mort. (Le dernier condamné à mort,
en France, était une avorteuse). L’homosexualité feminine
et masculine était totalement tabou. Interdiction de tous films,
revues, ou autres représentations d’ordre sexuelle, y compris dans
les dessins humoristiques. Seul un journal, HARA-KIRI tentait de détourner
ses interdictions, mais sa parution était très brève
: une journée de distribution, par des vendeurs ambulants au quartier
latin, avant sa saisie par la police. Les préfets de l’époque
ne cessaient de poursuivre, à travers le pays, toutes publications
et écrits qui pouvaient soit-disant « inciter les jeunes
à la débauche », y compris dans « Spirou »
et « Tintin ». Aucune allusion à la sexualité
dans les médias officiels radios et télé. Une vague
tentative de « liberté » très encadrée
à Europe 1 qui restait une radio (théoriquement « privée
») marginale, attirant un public jeune avec « Salut les Copains
» et le très populaire Maurice Biraud, lequel se permettait
de temps en temps une plaisanterie vaguement graveleuse…En un mot, nous
étouffions sous vingt ans de gaullisme, dictature politique et morale.
Ne l’oublions pas.
C’est ainsi qu’en
mai 1968, une gigantesque énergie de liberté a éjaculé
au visage de la France gaulliste bien-pensante. Bien entendu ce mouvement
qui a balayé, en quelques jours, des années de répression
sexuelle, était préparé par des visionnaires qui se
référaient à William Reich, mort en prison aux USA
pour avoir tenté d’utiliser l’énergie sexuelle, et surtout
pour avoir écrit des livres pronant le sexe libre pour les adolescents.
Le deuxième gourou était un écrivain américain,
qui avait découvert dans les années 30 la « liberté
sexuelle des filles » dans le Paris des artistes. Ses premiers
livres totalement interdits commencèrent à paraître
en France grace au courage d’un éditeur marginal, mais malin, du
nom de Albert Girodias qui entreprit d’éditer une collection de
livres érotiques en langue anglaise, que les voyageurs du nouveau
monde ramenaient chez eux. Girodias fut condamné aux Etats-Unis,
et aussi en France où il vivait quasiment dans la clandestinité.
Il avait révélé au monde le grand Henry Miller, qui
restera toujours la référence dans la culture de la sexualité
libre. Plus jeune, Jean-Jacques Pauvert éditait sous le manteau
les textes de Sade. Sa jeune égérie Régine Desforges
fera parler d’elle plus tard. De même Eric Losfeld s’illustra en
publiant une « Barbarella », BD de J.C. Forest, pourtant bien
innocente, qui, en 1962 pouvait envoyer en prison son acheteur ou interdire
un journal qui mentionnait seulement son titre. Losfeld eut à la
fois la chance et la malchance d’être l’éditeur de EMMANUELLE.
Chance, car quand un diplomate désira raconter les récits
de ses rapports pour le moins libre avec sa femme eurasienne, il eut l’idée
charmante de faire attribuer ce rècit à son épouse
sous le pseudonyme de Emmanuelle Arsan. Cette magnifique histoire d’amour
très troublante fut immédiatement interdite, Losfeld une
nouvelle fois condamné à de la prison et à une forte
amende. Néanmoins ce livre se vendit, sous le manteau, en millier
d’exemplaires, voire dizaine de milliers. Comme sa vente était interdite,
elle ne pouvait se faire qu’illégalement et en cash. Ce qui permit
à Losfeld de financer ses amis surréalistes et la revue de
cinéma « Positif ». La malchance, parce qu’en 70, un
jeune producteur de films publicitaires, Yves Rousset-Rouard, accompagné
du talentueux photographe de mode Just Jackin, rencontra Eric pour lui
acheter les droits cinématographiques d’Emmanuelle pour la somme
forfaitaire de cinquante mille francs. Losfeld, qui tirait tout le temps
le diable par la queue, fut très heureux de cette manne inattendue
bien qu’elle fusse payée au compte-goutte par un Rousset-Rouard
qui avait du mal à joindre les deux bouts. Je me souviens d’Eric,
que je fréquentais alors, autour d’un verre de blanc, au bistro
du coin, tous les samedis midi, pestant contre les producteurs et le cinéma.
Il me visait car j’avais justement l’intention d’adapter «
Toi, ma nuit « de Jacques Sternberg que je considérais
(et considère toujours) comme l’Ultime Histoire d’Amour de science-fiction.
Eric était toujours très mystérieux sur la vente de
ses droits d ’Emmanuelle qu’il remettait sur la tapis à chaque fois
que Rousset-Rouard, à ses dires, oubliait de lui envoyer de l’argent.
Finalement, le film se fit et eut le succès que l’on connait. Losfeld
n’avait pas voulu être associé aux recettes. Il s’en mordait
les doigts avec philosophie. « On ne peut pas gagner à
tous les coups » disait-il, ajoutant : « De toute façon
si j’avais fait fortune l’Etat m’aurait tout repris avec les amendes. Ce
qui me sauve, c’est qu’ils savent que je n’ai pas un rond. » Sa liberté
Eric la devait à sa « pauvreté ». Des amis bien
intentionnés, comme Jacques Sternberg, affirmaient qu’Eric Losfeld
était riche et qu’il le cachait. Je n’en sais rien, mais ce que
je sais aujourd’hui c’est que la Révolution et le Sexe ne font pas
bon ménage avec l’argent. Girodias, Pauvert, Henry Miller, Losfeld,
tous ces hommes courageux qui ont lutté pour notre liberté
de moeurs n’ont jamais été enrichis par leurs oeuvres. Ils
n’étaient pas malheureux, certes, mais pas fortunés.
Grace à ces
gens là, un jour le sexe a pu revendiquer son droit à l’expression.
Le sexe s’est mis à parler. Et, à travers lui, des nouveaux
désirs moraux, sociaux, politiques et spirituels sont apparus au
grand jour dans la conscience des années 70.