Licenciements: La France emboîte le pas à l'Italie

Gilles Saint-Paul

Le durcissement récent des conditions dans lesquelles les entreprises peuvent licencier est bien plus le résultat de la déroute communiste aux élections municipales que d'une supposée vision économique du gouvernement. Cependant, il importe de s'interroger sur les conséquences de telles mesures pour le marché du travail.

Dans un article publié dans les Echos il y a un an, j'avais déjà exposé comment fonder le droit du licenciement sur une distinction entre les entreprises qui font des pertes comptables et celles qui n'en font pas est un non-sens économique. Il n'y a pas de différence entre un groupe dont la division pommes est déficitaire et la division poires excédentaire, et deux entreprises, l'une de poires, l'autre de pommes, dont la première gagne de l'argent et la seconde en perd. On ne voit pas pourquoi la première ne serait pas autorisée à licencier, tandis que l'entreprise de poires pourrait fermer ses portes. Ou, pour présenter les choses autrement, la logique Guigou appliquée à la deuxième situation reviendrait à taxer l'entreprise de pommes pour financer celle de poires; ce qui, à court terme, induit une distorsion du système de prix qui conduit à une surconsommation de poires, et, à long-terme, décourage l'innovation et l'investissement dans les secteurs les plus valorisés par les consommateurs - à savoir, dans notre exemple simple, les pommes.

Si Danone est prêt à consacrer des ressources considérables pour fermer une usine, malgré une législation de protection de l'emploi extrêmement contraignante, c'est que cette usine est très inefficace. La volonté politique de protéger les individus contre les chocs économiques se heurte à des limites. Puisqu'il n'est pas possible pour une entreprise de restaurer la compétitivité d'un site de production en réduisant le coût du travail, par exemple en négociant un allongement de sa durée hebdomadaire ou une baisse de salaires,  elle en vient à licencier. D'où la tentation du gouvernement de leur fermer cette porte de sortie et de "tout verrouiller" en durcissant la réglementation jusqu'au point où seules les entreprises au bord de la faillite pourront l'envisager.

Malheureusement, on chasse les lois de l'économie par la porte, et elles reviennent par la fenêtre. Tout verrouiller, c'est précisément ce qu'a essayé de faire l'Italie, pays où les restrictions au licenciement sont encore plus fortes qu'en France, et qui a été classé par l'OCDE comme le pays développé où il est le plus difficile pour une entreprise de se débarrasser de ses employés.

Or lorsqu'on a décidé de durcir la législation, on s'est bien gardé de nous présenter l'Italie comme un modèle à suivre. Et à raison, puisque sa performance en matière d'emploi a été généralement plus mauvaise que la France, avec un taux de chômage de un point au-dessus de la France en 2000 (11% contre 10 %), et deux tiers de chômeurs de longue durée, contre moins de la moitié en France. La probabilité de sortie du chômage y est environ deux fois plus faible qu'en France.

En voulant tout verrouiller, l'Italie n'a obtenu qu'une chose: la quasi-disparition de son marché du travail, ou plutôt sa survie sous des formes précaires, voir illégales. Beaucoup d'entreprises refusent d'embaucher et transforment leurs employés en sous-traitants. Au lieu de vous proposer un contrat de travail, ce qui est impensable, on vous demande de créer une entreprise unipersonnelle, et l'on vous achètera vos services. Résultat: 22 % des travailleurs Italiens (hors agriculture) sont auto-employés, contre 9 % en France. Ceux-là ne bénéficient d'aucune protection; ce ne sont que des fournisseurs dont il suffit, en cas de difficulté, de ne pas renouveler le contrat. Ni feuille de paye, ni délégué syndical, ni obligation de négociation, ni plans sociaux.

Première leçon:  en réponse à une réduction de la flexibilité, les entreprises trouvent toujours d'autres marges de manoeuvre: intérim, sous-traitance, délocalisation, temps partiel, CDD, faillites transitoires, etc. C'est une bonne chose, au sens où cela permet de limiter les dégâts, mais il en résulte un clivage accru entre les "haves" et les "have nots" du marché du travail.

Deuxième leçon: plus on protège ceux qui sont déjà protégés, plus on réduit leur nombre, et plus on nuit aux autres. Il est d'ailleurs frappant de voir comment le durcissement de la législation sur le licenciement fait toujours suite à des épisodes de plans sociaux dans des grandes entreprises qui traitent plutôt mieux leurs salariés que les autres. Il y a chaque année près d'un million d'emplois détruits. Pourquoi ceux de Danone méritent-ils plus l'attention de la presse et des pouvoirs publics que la vendeuse de la boulangerie du coin? Réponse: parce qu'étant donné leurs salaires et leurs conditions de travail, ils ont  plus à perdre à être licenciés que les autres. En d'autres termes, parce que relativement à la vendeuse, ils ont des rentes. Réponse politique du gouvernement: accroître leur degré de protection, et donc leurs rentes, même si cela réduit la probabilité que la vendeuse, et des milliers de jeunes qui entrent sur le marché du travail, trouvent un jour un emploi stable.

En principe, la meilleure protection de l'emploi est un marché du travail fluide et compétitif. Mais cet idéal n'est jamais atteint à cause de diverses frictions microéconomiques, de sorte qu'un certain degré de protection peut être souhaitable. Cela étant, il faut se préoccuper du degré global de protection de l'emploi, non de celui des travailleurs les plus favorisés. Si en réduisant les obstacles au licenciements pour les CDI on augmente leur proportion au détriment des CDD, le nombre de gens bénéficiant d'un emploi stable augmente, ce qui tend à compenser la moindre stabilité des CDI. Ce faisant, on redistribue de la sécurité de l'emploi au détriment de ceux qui en ont déjà beaucoup, et au profit de ceux qui en ont peu. Une telle réforme a eu lieu en Espagne en 1997, où la grande majorité des nouveaux contrats de travail sont des CDD, et cela a permis de doubler la proportion de CDI parmi les nouveaux contrats.

Mais c'est à l'Italie que la France semble vouloir emboîter le pas, et de la pire façon, en intervenant au coup par coup à la suite d'épisodes montés en épingle par les média, au lieu de fixer une fois pour toutes des règles du jeu claires et transparentes.