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Marie Guyart de l'Incarnation

Le grand homme de la Nouvelle-France est une femme

Louis-Guy Lemieux
Le Soleil

Sans elle et ses compagnes, la petite colonie française fondée à Québec, en 1608, n'aurait pas tenu le coup. Dix fois, 20 fois elle a toutes les raisons du monde de tout abandonner ; pourtant, elle s'accroche en dépit du bon sens. Le feu réduit en cendres son monastère neuf ; elle reconstruit. La menace iroquoise se fait si pressante que le retour en France apparaît comme la seule solution raisonnable ; elle s'accroche toujours au Cap aux diamants. Le vicaire apostolique et plus tard évêque, François de Laval, lui fait des misères ; elle négocie fermement et ne cède rien sur l'essentiel. La politique de la métropole dessert son oeuvre ; elle s'accroche encore et toujours au rêve fou de convertir à la foi catholique les jeunes Amérindiennes et de les instruire en même temps que les filles des colons.

Plus que Champlain, le fondateur, plus que Louis Hébert, le premier habitant enraciné, plus que Jean Talon, le solide intendant, plus que Louis Jolliet, l'explorateur et découvreur du Mississippi, plus que ces aventuriers de robe ou d'épée, flamboyants ou profiteurs, c'est elle, Marie Guyart qui incarne le mieux le courage et la ténacité des premiers Canadiens. Ses contemporains se reconnaissent en elle. Sans quitter son couvent, elle aura été le ciment de la Nouvelle-France.

L'historien Marcel Trudel le souligne: avec la venue des ursulines et des hospitalières les besoins essentiels de la jeune colonie sont enfin comblés.

À son arrivée, en 1639, Québec est une bourgade de 200 à 250 habitants mal logés, mal nourris et déprimés en comptant les prêtres, les religieuses, les coureurs des bois et les soldats itinérants. À sa mort, 33 ans plus tard, la Nouvelle-France s'étend du golfe Saint-Laurent jusqu'au-delà du lac Supérieur et de la baie d'Hudson au golfe du Mexique. Près des trois quarts, donc, du continent nord-américain.

Quelque 12 000 colons d'origine française peupleront bientôt cet immense territoire. C'est peu face aux colonies anglaises, au sud, qui comptent déjà 250 000 habitants. C'est peu, mais ces 12 000 sont là pour rester.

Les Québécois d'aujourd'hui ne s'y sont pas trompés en donnant son nom au plus haut édifice de la colline parlementaire, sorte de phallus géant abritant le ministère de l'Éducation et qu'on a appelé un temps, sottement, le complexe G.

Les ursulines de Québec s'apprêtent à souligner, ce printemps, le 325e anniversaire de la mort de leur fondatrice. On y découvrira notamment que Marie Guyart de l'Incarnation fut aussi la première artiste locale. Ses travaux d'art sacré et ceux de ses compagnes (peinture, dorure, broderie) sont conservés précieusement et seront montrés au musée des ursulines.

Les amazones du grand dieu

Nous sommes le 4 mai 1639, dans le port de Dieppe, sur la Manche. Dieppe est l'un des points de départ pour le Nouveau Monde avec Saint-Malo, La Rochelle, Saint-Nazaire et Honfleur.

Parmi les passagers du Saint-Joseph, trois ursulines, dirigées par Marie de l'Incarnation, et trois hospitalières. Elles sont les premières religieuses cloîtrées à partir en mission à l'étranger.

Mme de la Peltrie, la bienfaitrice des ursulines, a frêté le navire. Elle accompagne ses protégées que le jésuite Le Jeune, dans ses Relations de 1635, appellent les « Amazones du grand Dieu» .

Si elles l'avaient su, elles ne seraient pas venues. Ce sera l'une des plus longues et des plus périlleuses traversées de l'Atlantique de l'histoire de la Nouvelle-France. Elle durera plus de trois mois.

Le Saint-Joseph est retenu au port 15 jours par le mauvais temps. L'eau potable est déjà polluée en quittant la rade. Une seule parmi les nombreuses tempêtes essuyées durant le voyage fait rage durant 12 jours sans répit. Le bateau évite à la dernière seconde un iceberg monstrueux surgi du brouillard.

Marie de l'Incarnation et Marie Guenet de Saint Ignace, l'une des hospitalières venues fonder l'Hôtel-Dieu de Québec, ont toutes deux raconté de façon pittoresque dans leur correspondance cette traversée épique. Elles ont vécu l'enfer.

Ces femmes ont vraiment pris des risques insensés. Elles étaient folles. Folles de Dieu. La même douce folie animera Marguerite Bourgeoys et Jeanne Mance, deux autres « amazones du grand Dieu» venues, 14 ans plus tard, aider Maisonneuve à fonder Montréal.

Avant de venir, à l'âge de 40 ans, vivre son destin exceptionnel à Québec sous le nom de Marie de l'Incarnation, Marie Guyart avait connu à Tours, en France, le mariage et la maternité.

Fille d'un boulanger, elle se marie, à l'âge de 17 ans, avec Claude Martin, un maître ouvrier en soie. Ce dernier meurt deux ans plus tard la laissant avec un enfant de six mois prénommé Claude comme son père.

Dans cette Europe marquée par la Réforme protestante, la Contre-Réforme et le concile de Trente, dans cette France déchirées par les guerres de religion, la ferveur religieuse atteint des sommets. La religion devient un mélange de fanatisme et de mysticisme. Les grandes figures d'Ignace de Loyola et de Vincent de Paul suscitent des vocations à la tonne. Les nouveaux ordres religieux pullulent. On ne compte plus les communautés d'hommes et de femmes. En l'an 1700, entre 10 000 et 12 000 ursulines oeuvrent à l'intérieur de plus de 320 communautés à travers la France.

Marie Guyart est une femme de son temps. Dès avant son mariage elle avait senti l'appel. Elle s'était mariée pour obéir à sa famille. Une fois veuve, elle n'aura qu'une idée en tête: entrer au couvent.

Le 25 janvier 1631, elle pose un geste difficilement compréhensible vu aves les yeux d'aujourd'hui. Elle abandonne un père malade et un fils de 10 ans, et s'enferme au noviciat des ursulines de Tours. Le petit Claude viendra jusque sous les fenêtres du cloître supplier sa mère de revenir à la maison. Rien n'y fait.

Les Relations des jésuites font une publicité orchestrée en faveur du Canada. Marie Guyart devenue Marie de l'Incarnation en rêve dans la solitude de sa cellule. Mme de la Peltrie, une riche veuve, a juré de consacrer sa fortune à la conversion des jeunes Amérindiennes à la suite d'une guérison inespérée. Elle choisit notre Marie.

Son fils Claude suivra les traces de sa mère en religion. Il entre chez les bénédictins de Saint-Maur, en 1641. Il deviendra supérieur de son monastère 11 ans plus tard. Il sera le premier biographe de sa mère.

Ma cabane au Canada

L'arrivée des ursulines à Québec marque le début de l'instruction des filles en Amérique du Nord.

Elles débarquent à Québec, le 1er août 1639, après une halte à l'île d'Orléans pour se refaire une beauté. Il était temps. Elles n'en pouvaient plus.

Toute la petite colonie est là pour les accueillir, le gouverneur Huault de Montmagny et les jésuites en tête. Champlain était mort quatre ans plus tôt, le jour même de Noël. Comme si ce n'était pas assez, les religieuses tombent en pleine épidémie meurtrière de petite vérole (variole), la pire de la décennie.

Sitôt débarquée, Marie de l'Incarnation se révèle un chef de chantier efficace et une femme d'affaire costaude. Elle installe son monde dans une maison exiguë et insalubre de la basse-ville qu'elle appelle avec humour son « Louvre» . Pour se protéger du froid, les soeurs dorment dans des coffres, sortes de cercueils doublés de serge.

Et elle entreprend immédiatement la construction du premier monastère. Il sera situé à la haute ville, à l'endroit exact qu'il occupe encore aujourd'hui, rues Donnacona et du Parloir. Elle doit en outre défendre ses droits contre les visées des représentants des compagnies de la métropole qui lorgnent du côté des concessions des ursulines.

En novembre 1642, nos héroïnes peuvent enfin prendre possession de leur beau monastère en pierre de taille qui fait, sur trois étages, 92 pieds de longueur et 28 de largeur. Un château pour le pays. La main-d'oeuvre est rare et chère. Mme de la Peltrie s'est saignée d'une fortune.

Huit ans plus tard, dans la nuit du 31 décembre, le feu rase la demeure. Il faut repartir à zéro. Marie de l'Incarnation est une mystique doublée d'une femme d'action. Go go, Marie!

Des filles délurées

Bientôt, les ursulines de Québec peuvent accueillir une vingtaine de pensionnaires françaises et amérindiennes. Les parents des élèves payent la pension avec des cordes de bois, des pots de beurre, des quartiers d'orignal, du blé d'Inde, des barils d'anguilles et des cochons gras.

Sans jamais quitter le cloître, Marie de l'Incarnation devient un personnage dans la colonie. Elle s'intéresse à l'économie du pays, à l'agriculture, à la pêche, à l'administration locale.

Les jésuites l'aident à rédiger les constitutions de sa communauté adaptées à la Nouvelle-France. À la grille du couvent, elle reçoit les confidences des Français responsables de la colonie: Louis D'Ailleboust, Jean Bourdon, Legardeur de Repentigny, Prouville de Tracy. On parle spiritualité mais aussi de la guerre avec les Iroquois, du commerce, des terres à défricher, etc..

Marie de l'Incarnation trouve les petites Françaises de la colonie trop délurées pour leur âge, « plus savantes en matières dangereuses» que les filles de France.

Quant à ses élèves amérindiennes, elle écrit dans une lettre du 12 septembre 1670: « Nous avons de jolies séminaristes de 3 nations (Algonquins, Montagnais, Hurons) ; nous leur apprenons à vivre à la française, à lire et écrire ; ce sont les délices de nos coeur» .

La tentative de « franciser les sauvages» s'avérera une expérience désastreuse, autant chez les ursulines, chez les jésuites qu'au séminaire de Québec. La conversion à la religion catholique aura plus de succès plus tard. On connait la phrase: « Il est plus facile de faire un sauvage d'un Français qu'un Français d'un sauvage» .

Ce n'est pas faute d'avoir pris tous les moyens. À près de 50 ans, Marie de l'Incarnation se met à l'étude des langues indiennes. Elle réussit à les maitriser au point d'écrire un gros dictionnaire français-algonquin et algonguin-français, un dictionnaire iroquois et un catéchisme iroquois.

L'art de se laver sans eau

L'hygiène corporelle des Européens de l'époque n'avaient rien à envier à la graisse d'ours et à l'huile de castor des Amérindiens.

Comme le signale l'historienne Claire Gourdeau dans son essai sur Marie de l'Incarnation, « l'hygiène corporelle est une affaire sans eau en France au XVIIe siècle, car on croit que les bains causent les maladies en ouvrant les pores de la peau, y laissant entrer les microbes dont l'air est chargé» .

Les ursulines et les hospitalières de la Nouvelle-France appliquent les mêmes règles d'hygiène. L'eau est réservée aux rares et brèves ablutions des mains et du visage, ainsi qu'au rinçage de la bouche. On y ajoute du vin ou du vinaigre pour minimiser les risques de contagion. On ne se lave pas le visage mais on l'asperge légèrement et on l'essuie délicatement avec un linge blanc.

Les médecins et les bonnes moeurs recommandent un corps sec imperméabilisé par un vêtement. Les huiles naturelles du corps suffisent. Pour chasser les odeurs corporelles, on fait grand usage de parfum.

Marie de l'Incarnation meurt d'épuisement, à Québec, le 30 avril 1672. Elle est âgée de 72 ans et 6 mois.

La cérémonie des obsèques achevée, on s'apercoit qu'on a oublié de fixer ses traits pour la postérité. On remonte le corps du caveau pour tirer un portrait. Malheureusement, le peintre envoyé par le gouverneur de Courcelle est un artiste de second ordre: il ne fixe sur la toile que les traits d'une morte quelconque. Il ne se trouve personne pour mouler la figure de la grande disparue.

Dès l'année de sa mort, la fondatrice des ursulines de Québec est vénérée comme une sainte. Ses compagnes et ses nombreux admirateurs n'ont pas réussi jusqu'à ce jour à la faire béatifier et canoniser. La béatification passera à deux cheveux de se concrétiser au milieu du XVIIIe siècle. Le traité de Paris qui cédait le Canada à l'Angleterre interrompra les démarches. Il ne manquerait actuellement que deux miracles reconnus par l'Église de Rome pour que s'ouvre de nouveau le procès de béatification.

Marie de l'Incarnation a écrit dans sa vie environ 13 000 lettres. Avec les Relations des jésuites, c'est un trésor pour les historiens. Plus encore, il s'agit de l'oeuvre d'une mystique dont la spiritualité fait encore école.

Dès 1645, Marie de l'Incarnation souhaitait l'union de toutes les congrégations d'ursulines françaises. Son rêve s'est réalisé au Canada en 1953, avec la nomination d'une supérieure générale pour les provinces de Québec, Trois-Rivières et Rimouski. Les ursulines canadiennes ont essaimé au Japon, en 1935, et en Amérique du Sud, en 1961.

(Ce texte s'inspire de l'essai de Claire Gourdeau « Les délices de nos coeurs» - Marie de l'Incarnation et ses pensionnaires amérindiennes (1639-1672), chez Septentrion, 1994 ; du Dictionnaire biographique du Canada, tome 1 ; du Boréal Express ; et des ouvrages de Jacques Lacoursière.)


Le dimanche 16 mars 1997


 


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