Elle occupe une place rare en France. Elle occupe une place rare en Nouvelle-France. L'abbé Henri Brémond, un historien de la spiritualité, a sorti Marie de l'Incarnation de l'oubli dans son grand ouvrage sur l'
Histoire du sentiment religieux en France à partir des guerres de religion.
1. Sa place parmi les mystiques
L’abbé Henri Brémond situe Marie de l'incarnation dans la foulée mystique du XVIIe siècle et lui consacre la moitié d'un tome de son ouvrage. Il la classe dans la ligne de l'école mystique du P. Louis Lallemant dont nous reparlerons plus loin. Si Brémond considère Marie de l'Incarnation de l'école du père Louis Lallemant, Cognet dans
La spiritualité moderne, voit sa spiritualité comme une "adaptation mystique" bérullienne.
Qu'en penser?
Le silence et l'oubli où elle fut si longtemps tenue n'avouent-ils pas une situation "hors-école"? Elle a cherché sa voie et s'est toujours remise à l'action de Dieu, ne s'attachant qu'à sa présence, toujours parfaitement libre de saisir son bien où il le lui présentait.
On peut trouver des indices et des preuves en faveur d'une opinion ou de l'autre. Je crois, quant à moi, que Marie de l'Incarnation a une place à part dans l'histoire de la spiritualité. Elle se situe en dehors des écoles. Elle cherché sa voie et s'est toujours remise à l'action de Dieu dans sa vie sans s'attacher à une voie plus qu'une autre. Elle a toujours été souverainement libre vis-à-vis les écoles. Elle a sûrement lu Thérèse d'Avila, François de Sales et d'autres auteurs spirituels, mais elle a pris son bien où il était. Ses directeurs spirituels furent Feuillants (Dom François de St-Bernard et Dom Raymond de St-Bernard), une congrégation monastique de tradition bénédictine, jésuites (le Père Jérôme Lallemant), mais son guide fut toujours comme nous le verrons, le "Maître intérieur". C'est pourquoi, nous nous attacherons à regarder surtout l'expérience de Marie de l'Incarnation.
Il n'y a pas non plus une école de spiritualité qui se rattache à Marie de l'Incarnation car elle n'a pas eu de disciples. Chez les Ursulines, elle a été vénérée comme fondatrice et comme éducatrice d'abord et avant tout. Pierre Pourrat dans
La spiritualité chrétienne s'intéresse seulement à son oeuvre d'éducatrice lui aussi. Cela n'enlève rien à la grandeur et la beauté de son expérience spirituelle personnelle, mais elle est sans postérité. C'est un cas fréquent dans l'histoire de la spiritualité. Son expérience et ses écrits mériteraient de la déclarer Docteur de L'Église au même titre que Thérèse d'Avila et Catherine de Sienne. Aujourd'hui, on commence à s'inspirer de sa spiritualité.
Dans l'histoire de la spiritualité, elle se situe un peu en dehors des écoles. Elle n'est pas dans l'école de Lallemant comme telle, ni tout à fait bérullienne. Elle est
UNIQUE. Son expérience spirituelle s'est nourrie de la piété de l'Église et de la Parole de Dieu méditée. L'Écriture Sainte est importante dans sa vie.
2. Son expérience spirituelle
Voici quelques notes brèves qui seront commentées en classe. Marie de l'Incarnation répondant à la demande insistante de son fils devenu moine a raconté son cheminement spirituel dans une longue lettre (Relation) en 1654. Elle l'a divisé en étapes spirituelles qu'elle appelle des "états d'oraison". Ces "états d'oraison" sont plus englobants que les "demeures" de Thérèse d'Avila. Ils ne se limitent pas malgré leur noms à décrire les progrès dans la prière. Dans la langue de Marie de l'Incarnation ce qu'on peut mettre sous le mot "état d'oraison" est ainsi présenté par Colette Gombervaux dans
L'itinéraire mystique de Marie de l'Incarnation (p.191)
A travers de nombreuses péripéties extérieures et intérieures, "un état d'oraison, écrit-elle, n'a d'autre stabilité pour notre mystique que celle d'un don sans repentance dont Dieu arrive à faire profiter pleinement celui ou celle à qui il le destine"
Ainsi un "état d'oraison" est d'abord marqué par la nouveauté de l'action de Dieu qui est reçue et perçue par le sujet (par Marie de l'Incarnation). L'"état d'oraison" comportera un début et une fin dans le temps, mais il ne sera toujours qu'un étape ou une phase plus ou moins longue d'une unique expérience qui s'enrichit et s'épanouit.
Marie Guyart, née en 1599, épouse à dix huit ans, en 1617, un fabricant de tissus et de soieries à Tours: Claude Martin. Claude, leur fils, naît en 1618. En 1619, Marie (Guyart) Martin devient veuve à vingt ans, une entreprise en faillite et un bébé d'un an sur les bras!
Premières grâces (1599-1619)
Avec la constitution robuste de nos ancêtres, Marie Guyart fait face aux chocs. Elle règle les dettes, liquide les biens et se retire, avec son bébé, chez son père, où, ignorant les prétendants, elle se consacre à son fils et à son vieux papa. Période calme où grandit l'attrait de Dieu, 'une pente au bien' disait-elle de son enfance, avec ce goût à rendre déjà service autour d'elle.
Les étapes unitives (1619-1631)
Le 24 mars 1620, alors qu'elle s'en va à la messe, c'est, dans la rue, l'expérience bouleversante de l'amour de Dieu, ressentie jusqu'au fond d'elle-même.
Ce matin du 24 mars, elle se voit comme plongée dans le sang du Christ. Pour la première fois Marie Guyart-Martin sait que Dieu l'aime telle qu'elle est, qu'il a donné son Fils pour son salut: "...Je m'en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même...", écrira-t-elle à Claude en 1654; trente ans plus tard!
Les années suivantes, hébergée par sa soeur mariée, Marie les passe aux travaux ménagers, au soin des employés malades et, finalement, à diriger le commerce de son beau-frère durant ses nombreuses absences, une entreprise de transports par bateau, sur la Loire.
Si occupée soit sa vie, Marie Guyart-Martin reste près du Dieu qu'elle a rencontré. Venir en aide à chacun, encourager, soigner, parler de Jésus, elle sait qu'elle répond à l'appel de Dieu, que la rencontre avec le Seigneur passe par la vie quotidienne.
Elle connaît, dans la prière en la présence de Dieu, des moments pour elle inoubliables. En 1627 elle se voit liée à Jésus en un mariage spirituel et mystique, sans que sa vie n'en soit extérieurement changée. Vivre l'Évangile, les "maximes de l'Évangile", comme elle dit, voilà ce qui la guide où Dieu veut.
Vocation missionnaire (1631-1647)
Vers trente ans, madame Martin, déchirée à l'idée de se séparer de son fils de 12 ans, se présente pourtant en 1631, à la porte d'une congrégation vouée à l'éducation: les religieuses Ursulines.
Reçue, pour toujours, Marie Guyart-Martin s'appelle désormais Marie de l'Incarnation.
La vie intérieure unifiée, s'amplifie, encore qu'elle présente que le Seigneur la prépare à d'autre chose où son dévouement, son sens de l'action, son goût de servir, trouveront leur consommation.
L'état consommatif et permanent (1647- 1672)
L'offre de mission tombe, qu'elle accepte. Et le 1 août 1639, elle voit, comme ses compagnes, se dresser devant elle le Cap Diamant!
Nous connaissons ce qui l'attend: 300 pauvres habitants et combien d'autochtones, dont il faut tout apprendre, si l'on veut les servir. Si on veut servir; sans retour.
Les uns comme les autres -en fait, la Nouvelle-France et l'Église-, disposent désormais, avec ces femmes dans la force de l'âge et de la disponibilité, d'un instrument d'éducation pour leurs enfants.
3. Thèmes principaux de ses écrits
Il y a quatre thèmes sur lesquels on peut insister pour caractériser sa spiritualité.
a) Le Verbe Incarné
- Songe à 7ans "le plus beau des enfants des hommes"
- Enchâssement des coeurs (Vision en 1623-24 dans le demi-sommeil)
- Mariage mystique
-Dévotion au Sacré-Coeur (de 1635 à sa mort) durant 37 ans
Note sur la dévotion au Sacré-Cœur de Marie de l’Incarnation
En 1627 ou 1628, selon Dom Oury même si le mot coeur ne figure pas dans le texte. Elle voit sortir du sein du Fils de Dieu "avec impétuosité un fleuve d'amour qui recréait tout le ciel"
Au début des années trente. Raconté dans sa grande lettre sur le Sacré-Coeur de 1661. Elle entend une voix qui lui dit "Demande-moi par le Coeur de mon Fils, c'est par lui que je t'exaucerai" Des ce jour, commente-t-elle dans la
Relation de 1654, "L'Esprit qui m'agissait m'unit à ce divin et très adorable Coeur de Jésus en sorte que je ne parlais ni ne respirais que par lui, en expérimentant de nouvelles infusions de grâces dans ce divin Coeur et l'Esprit de mon Jésus qui me faisait produire des choses admirables... au sujet de l'amplification du royaume" Jamet t. II, p.315)
Cette dévotion au Sacré Coeur est plus qu'une dévotion elle exprime un trait essentiel de la spiritualité de Marie de l'Incarnation
Le Coeur est ici un symbole comme dans le courant bérullien de saint Jean Eudes. Mais ce symbole est lié de façon explicite dans la prière apostolique à la Rédemption, "l'amplification du Royaume" dans le langage savoureux de Marie de l'Incarnation.
Voici le texte de cette fameuse prière dite "Prière apostolique de Marie de l'Incarnation"
Marie de l'Incarnation raconte :
"un soir que j’étais dans notre cellule, traitant avec le Père éternel de la conversion des âmes et souhaitant avec un ardent désir que le Royaume de Jésus-Christ fût accompli, il me semblait que le Père éternel ne m’écoutait pas... cela m’affligeait, mais en ce moment j’entendis une voix intérieure qui me dit : "Demande-moi par le Coeur de mon Fils, c’est par lui que je t’exaucerai".
PRIÈRE APOSTOLIQUE DE MARIE DE L'INCARNATION
"C’est par le Coeur de mon Jésus, ma voie, ma vérité et ma vie que je m’approche de vous, ô Père éternel.
Par ce divin Coeur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas ;
je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas ;
je vous adore pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous connaissent pas.
Je veux par ce divin coeur satisfaire pour tous les mortels.
Je fais le tour du monde pour y chercher toutes les âmes rachetées du Sang très précieux de mon divin Epoux : je veux vous satisfaire pour elles toutes par ce divin Coeur. Je les embrasse toutes pour vous les présenter par lui. Je vous demande leur conversion ; voulez-vous souffrir qu’elles ne connaissent pas mon Jésus ? Permettrez-vous qu’elles ne vivent pas en Celui qui est mort pour tous ? Vous voyez, ô divin Père, qu’elles ne vivent pas encore. Ah ! faites qu’elles vivent par ce divin Coeur.
Sur cet adorable Coeur je vous présente tous les ouvriers de l’Evangile ; remplissez-les de votre Esprit-Saint par les mérites de ce divin Coeur. Sur ce Sacré Coeur comme sur un Autel divin je vous présente Claude Martin, votre petit serviteur (mon fils) et Marie Buisson, votre petite servante (ma nièce), je vous demande au nom de mon divin Epoux que vous les remplissiez de son esprit et qu’ils soient éternellement à vous sous les auspices de cet adorable Coeur.
Vous savez, mon bien-aimé, tout ce que je veux dire au Père par votre divin Coeur et par votre sainte âme : en lui disant je vous le dis parce que vous êtes en votre Père et que votre Père est en vous. Faites donc que tout cela s’accomplisse et joignez-vous à moi pour fléchir par votre Coeur celui de votre Père. Faites selon votre parole que comme vous êtes une même chose avec lui, toutes les âmes que je vous présente soient aussi une même chose avec lui et avec vous."
Le Coeur de Jésus est une voie d'entrée dans le mystère du dessein d'amour du Père et aussi un lieu d'insertion dans le Corps Mystique.
L'amplification du royaume implique l'idée de mission et d'évangélisation; étendre le royaume de Jésus. C'est une conception de la mission qui voit l'évangélisation un peu comme dans les Actes des Apôtres, à l'image de l'Église primitive qui rayonnait et qui voyait de plus de plus de gens s'adjoindre à la communauté des croyants. Cette nouvelle Église qui naît en Nouvelle-France est une communauté chrétienne fervente qui se crée. Et créer une communauté chrétienne, c'est évangéliser. On a appellé Marie de l'Incarnation, la "Mère de l'Église canadienne".
Sa méthode insiste sur la connaissance et l'adaptation. Elle apprend les langues indiennes à quarante et cinquante ans.
b) L'union de l'action et de la contemplation.
C'est une compénétration des deux.
c) L'amour de l'Écriture Sainte ou de la Parole de Dieu.
Elle insiste sur les maximes de
l'Évangile de Jésus Christ.
d) La docilité à l'Esprit
ou au Maître intérieur qui se traduit dans la pauvreté spirituelle, une forme de désappropriation spirituelle et d'ouverture à l'Esprit. Autre versant confiance aux inspirations de l'Esprit.
Conclusion
Ce qui nous frappe chez Marie de l'Incarnation c'est qu'elle ne retourne jamais en arrière. Telle est cette femme. Soucis, enseignement, responsabilités, tout se vit avec un rare sens pratique et en la présence irréductible de Dieu: "...Dieu luit au fond de mon âme, qui est comme dans l'attente". C'est la communion intégrale du service à ses frères et soeurs et du commerce intime de son être avec Dieu, où toutes ses forces contribuent à l'évangélisation de la Nouvelle-France. Telle était cette femme dans la constance de sa foi et de son espérance.
Jeune fille, femme, mère, veuve, gérante commerciale, missionnaire éducatrice, Guyart-Martin-Marie-de-l'Incarnation attend, entend, écoute les appels que le Seigneur lui fait. Elle y répond simplement, sans crainte du nouveau ou de l'inconnu, baignée et nourrie de la Parole de Dieu qui "...ne m'a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l'amour et de la confiance". (lettre de 1668, quatre ans avant sa mort en 1672).
Chez Marie de l'Incarnation se conjugue un état de contemplation et d'oraison très profond avec une action apostolique et sociale qu'aucune adversité ne tue: incendie de 1650, destruction de la huronie, martyre des pères jésuites.... Rien ne l'aura déstabilisée.
Déclarée bienheureuse par Jean-Paul II, le 22 juin 1980, sa sainteté ainsi reconnue par l'Église, le souhait demeure que comme Thérèse d'Avila pour l'Espagne, comme Catherine de Sienne pour l'Italie, Marie de l'Incarnation pour les Amériques, soit la première femme Docteur de l'Église universelle.
La Bienheureuse Marie de l'Incarnation (1599-1672) suscite un intérêt qui ne se dément pas depuis l'
Histoire du sentiment religieux en France de Brémond.