« Bouteflika, c'est le chaos »

Après les émeutes en Kabylie, dans un entretien accordé à notre journal, Hocine Aït Ahmed, leader historique de l'indépendance algérienne et président du Front des forces socialistes (FFS), dénonce
l'« arbitraire » du président Bouteflika.

HOCINE AÏT AHMED, 75 ans, est l'un des derniers chefs historiques de la guerre d'indépendance algérienne. Président du FFS (Front des forces socialistes), c'est un opposant de toujours au régime en place à Alger. Candidat aux élections présidentielles de 1999, il s'est retiré, la veille du scrutin, comme les quatre autres adversaires d'Abdelaziz Bouteflika. Jeudi dernier, à Alger, à l'appel de son parti, fortement implanté en Kabylie où la tension est à son paroxysme, des milliers d'Algérois ont défilé, aux cris de « pouvoir assassin ».

 Certes, cette manifestation s'est déroulée dans le calme. Mais la prochaine ? Dans l'entretien qu'il accorde à notre journal, Aït Ahmed dénonce, sans ambages, la chape de plomb qui, depuis l'indépendance,étouffe son pays. Une dictature, dit-il, toujours aux mains des militaires. Et le vieux dirigeant de rêver à une «perestroïka», seul moyen de faire tomber un régime indigne. Hier, à Paris et en province, plusieurs centaines de personnes ont manifesté contre la répression des émeutes en Kabylie, qui auraient fait au moins une quarantaine de morts ces deux dernières semaines. C.T.

Après 12 jours d'émeutes en Kabylie et 60 morts, la manifestation que vous avez organisée à Alger qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes s'est déroulée dans le calme. Comment l'expliquez-vous ?

Hocine Aït Ahmed : Nous n'avions pas demandé d'autorisation pour cette manifestation. Mais nous savions que les Algériens ne voulaient que manifester leur solidarité avec ceux qui ont exprimé leur révolte en Kabylie et qui ont crié leur ras le bol d'un pouvoir qui n'a généré jusqu'ici que misère et violences. L'enjeu était de taille. Il s'agissait de prouver que nous étions capables d'éviter les débordements. Les Algériens savent manifester dans le calme lorsqu'il n'y a pas de provocations. C'est la raison pour laquelle j'avais mis en garde contre toute provocation d'où qu'elle vienne, car elle aurait pu provoquer un bain de sang qui aurait enflammé le pays tout entier. Le bon déroulement de cette marche montre aussi qu'une relève politique existe dans notre pays.

 Il ne s'agissait donc pas, en Kabylie, de revendications purement régionalistes ?

Evidemment ! Le monde entier a d'ailleurs pu entendre les slogans clamés par la jeunesse en Kabylie. Ils dépassent, et de beaucoup, le cadre d'une revendication identitaire, par ailleurs totalement légitime. La révolte de ces jeunes obéit à des causes immédiates : l'arbitraire et le droit de vie et de mort des services de sécurité qui ont déclenché l'incendie en exécutant le jeune Massinissa (NDLR : un lycéen tué par la gendarmerie le 18 avril). Cela ne doit pas faire oublier la volonté de certains de faire basculer la Kabylie dans le chaos. Sans doute pour trouver là, le prétexte à normaliser une région qui joue un rôle de premier plan dans le combat démocratique, comme elle l'avait fait dans la lutte de libération. Mais il y a aussi des causes plus profondes communes à tout le pays : la paupérisation galopante (y compris des classes moyennes), un chômage qui touche 33 % de la population... Bref aucun espoir d'avenir. Sans parler de cette guerre qui n'en finit pas avec ses morts, ses handicapés à vie, ses milliers de disparus et de déplacés forcés.

Comment envisager une sortie de crise ?

 Qui pourrait nier aujourd'hui, ce que nous avions dit depuis longtemps ? A savoir que la politique du tout-sécuritaire ne mènerait qu'à une tragédie humaine et à l'impasse. Il n'y a pas de sortie de crise possible sans levée de l'état d'urgence, sans retour à la paix civile, autrement dit, sans solution politique de la crise. Il y a dans notre pays des potentialités humaines insoupçonnées. Mais qui ne peuvent s'exprimer et se mobiliser tant que le pouvoir s'acharnera à casser toute expression autonome et à diviser les Algériens entre eux.

Quel bilan tirez-vous des deux ans de présidence Bouteflika ?

 On a trop tendance à opposer Bouteflika à l'armée sans voir que les deux sont fondamentalement d'accord pour maintenir le statu quo et préserver le système. Bouteflika a été choisi pour son passé de ministre des Affaires étrangères. Une manière d'empêcher la communauté internationale de regarder ce qui se passe en Algérie. En réalité, rien n'a changé. C'est le chaos. Le général français Paul Aussaresses vient de reconnaître qu'il a torturé et assassiné pendant la guerre d'Indépendance... La demande de jugement pour crimes contre l'humanité me paraît un minimum concernant un «monstre » qui reconnaît avoir lui même assassiné Ali Boumendjel, une grande figure politique, et Larbi Ben M'hidi avec lequel je partageais tant de choses, affectivement et politiquement. Les prises de position de Jacques Chirac et Lionel Jospin me paraissent un bon début. Tous les Algériens savent désormais que l'immunité n'existe pas et que les crimes, tôt ou tard, rattrapent leurs auteurs.

 Propos recueillis par Catherine Tardrew Le Parisien , dimanche 06 mai 2001,