La politique du micro sélectif

Vétéran de la Révolution algérienne, désormais en exil forcé, Ait-Ahmed Hocine ne croit pas à une volonté d'ouverture du gouvernement mais plutôt à un leurre pour un pays étouffé par un parti unique.

Pour la première fois, un meeting-gala en faveur de tous les prisonniers d'opinion en Algèrie se tient dimanche à Paris(1). Regroupant les sections algériennes, tunisiennes, française de la Ligue des Droits de l'Homme, l'ASDHOM marocaine et plusieurs associations immigrées et françaises, cette manifestation vise à obtenir la libération de 21 militants récemment emprisonnés en Algérie. L'initiative a été sévèrement critiquée par l'Amicale des Algériens en Europe ( pro-gouvernementale ), et les affiches qui l'annonçaient ont été systématiquement arrachées dans les banlieues parisiennes: les autorités algériennes, qui ont laborieusement organisé un " débat populaire " sur les grandes options du pays, ne semblent pas prêtes à écouter ceux qui réclament plus de démocratie.

Ait-Ahmed Hocine est une des têtes pensantes de la Révolution algérienne. Contraint à l'exil, il a quitté l'Algérie le 1er mai 1966. Depuis cet intellectuel militant, qu'on a vu en août dernier prendre la parole au cours des " Rencontres méditerranéennes " consacrées à Albert Camus, défend sans relâche une idée peu prisée par les dirigeants maghrébins: " le droit à l'autodétermination ne s'éteint pas avec l'avènement de l'indépendance, il commence vraiment avec lui ".

   - Le récent débat sur " l'enrichissement de la Charte " du FLN a été présenté par les responsables algériens comme un modèle de démocratie. Qu'en pensez-vous ?

   - C'est la politique du micro. On muselle le peuple toute l'année, et on lui tend soudain, pour un "débat" éphémère et mené sous la terreur, un micro des plus sélectifs. Au temps de Boumediene, il y avait tout de même une certaine expression de la population en de telles occasions mais désormais, les autorités redoutent même de donner trop d'ampleur à ces débats organisés. A l'université d'Oran par exemple, on a convié les étudiants à s'exprimer sur la Charte alors qu'ils étaient déjà en vacances. Sans parler des journaux, qui filtrent soigneusement les contributions et qui souvent annoncent la tenue de réunions populaires sans que celles-ci ne se soient jamais tenues. C'est en fait l'antithèse de la démocratie. Le pouvoir le reconnaît lui-même puisque la répression a frappé la Ligue des Droits de l'Homme au moment même où la population était censée pouvoir s'exprimer.

   - Mais si le régime algérien inscrit autant sa légitimité dans la Charte du FLN, n'est ce pas parce que les artisans de l'indépendance ont sous-estimé l'importance des garanties démocratiques pour le nouvel ètat ?

   - Dés la déclaration du 1er novembre 1954(début symbolique de la révolution algérienne, NDLR), il était explicitement question du "respect de toutes libertés démocratiques sans distinction de race ni de religion". Par la suite, au congrès de la Soummam et à la Conférence de Tripoli en 1962 (les deux grandes réunions, "idéologiques" du FLN,(NDLR) jamais il n'a été question de parti unique, bien au contraire, la collégialité et le pluralisme étaient pour nous des principes de base. Il ne faut pas oublier que le combat pour l'indépendance est né de l'exigence démocratique, de la recherche d'un "Etat de droit" que la colonisation nous refusait. Dès les lendemains de l'Indépendance, lorsque je m'opposais à l'interdiction du parti communiste, il était clair que la question centrale était posée : il n'y aurait pas de socialisme sans démocratie.

   - On dit que le président Chadli Benjedid serait lui-même favorable à une démocratisation mais qu'il est contré par les secteurs les plus conservateurs du FLN, par le haut état-major de l'armée....

   - Il y a eu libéralisation, elle s'est cantonnée au domaine économique et c'est là sa faiblesse intrinsèque. A quoi sert la liberté d'entreprendre dans un pays étouffé par le parti unique? Quant à la véritable démocratisation, celle qui unifie les libertés économiques, politiques, individuelles, je ne dispose d'aucune preuve concrète qui permette de penser que le président Chadli veut réellement la mettre en œuvre et qu'il est limité par des résistances internes. Cela me paraît être un argument politique, une technique maintes fois utilisée pour masquer les responsabilités.

 En fait, tout se passe comme si on revenait à la ligne Boumdiene d'alignement sur les deux super-puissances: l'URSS pour l'armement et le parti, les Etats-Unis pour l'argent. L'Algérie s'éloigne ainsi de l'Europe, c'est à dire de l'air démocratique. Dans ces conditions, je ne crie pas à une ouverture du régime dans un proche avenir. D'autant que la tension algéro-marocaine est utilisée par les deux gouvernements pour justifier leur propre raidissement.

   - Le Maghreb tout entier connaît la montée d'un fondamentalisme religieux au moment où ceux qui réclament la démocratisation  sont isolés par le répression. N'est-ce pas le principal risque de déséquilibre à l'échelle régionale?

   - Je n'ai pas peur de l'islam, j'ai peur d'un pouvoir qui joue la carte de l'islamisme pour renforcer des tendances fascisantes. Les discours officiels sur "la démocratie, c'est l'Occident, c'est le sionisme" sont inquiétants parce qu'ils s'accompagnent d'une arabisation au rabais, d'un rejet de toutes les valeurs qui rappellent de près ou de loin la France.  Et d'une défiance à l'encontre de tout ce qui ne rentre pas dans le cadre de la normalisation étatique : la culture berbère, notamment. Malgré les promesses, l'enseignement de la langue berbère est toujours banni en Algérie. Chadli a reconnu un jour que les Algériens étaient "d'origine berbère", mais cela ne signifie rien : pour l'heure, le pouvoir considère ceux qui sont attachés à leur culture berbère comme "pas tout a fait algérien", des "algéroides" en quelque sorte!

 (propos recueillis par Bernard COHEN )

 (LIBERATION 21/22 septembre 1985)

(1) A 13H30, grande salle de la mutualité, 24 rue St Victor, métro Maubert-Mutualité. Au programme musical : Idir, le groupe Djurdjura, Rocking Babouches, trois chanteurs de rai (Chaab kadar, Chaab Messab, Chaab Larbi),etc...