Comment a-t-on pu en arriver la ?
Libre
Algérie - Hocine Ait-Ahmed, que vous inspirent
les événements que vient de vivre l'Algérie ?
Hocine
Ait-Ahmed - Je voudrais dire un mot sur la répression. On parle beaucoup du
terrorisme international, du terrorisme individuel, nous sommes là confrontés
au véritable terrorisme d'etat, c'est-à-dire une répression d'un caractère
sauvage, destinée à faire peur, à
terroriser. Je n'aurais jamais imaginé que l'armée algérienne tire sur les
Algériens. Souvent, nous nous sommes posés entre amis et même en réunion, entre
responsables politiques, la question de savoir si l'armée en cas de
manifestations ou de débordements oserait tirer. On sait posé la question au
lendemain notamment des manifestations de Sétif et de Constantine et aussi
après le printemps kabyle. Nous avions conclu qu'il y aurait peut être des
soldats qui obéiraient à leurs chefs et qui tireraient mais, si les
manifestations persistaient, nous étions persuadés qu'ils retourneraient leurs
armes contre leurs chefs et que l'on appelle la logique de la hiérarchie ne
résisterait pas à la fraternité qui s'est construite pendant la révolution.
Eh
bien, j'ai été véritablement consterné de voir que l'on a tiré à la
mitraillette sur des enfants et que l'on a torturé. Et que tout cela s'est fait
de manière délibérée, gratuite, pour faire mal. Je ne vous parlerai pas de la
villa Susine et de la honte d'avoir repris les mêmes lieux, cela n'a pas été le
seul endroit, l'armée a emmené des jeunes vers deux camps: l'un situe à
Tamenttouste, l'autre au Club des Pins. Je crois que l'une des questions que
nous devons nous poser maintenant, c'est comment a-t-on pu arriver à une
sauvagerie ? Est-ce le fait qu'il y ait des gens qui vivent de luxe qui dépasse
les Rockfeller ? Est-ce cette débauche de nourriture pour certains alors que la
majorité de la population ne trouve rien à se mettre sous la dent ?
De
telles différences de niveau de vie constituent une sauvagerie surtout lorsque
l'on se souvient de l'esprit égalitariste qui a régné pendant la révolution et
qui faisait que les prisonniers algériens se partageaient un bonbon. Sauvagerie
aussi dans les relations sociales, chez cette nomenklatura qui a bénéficié de
privilèges, normes sauvagerie chez ces officiers et ces notables qui
pratiquement ont privatisé le plus clair des richesses publiques en se les
appropriant. Dans ce contexte, pour protéger leurs privilèges, il n'y avait pas
d'autre solution que d'aller jusqu'au bout, c'est à dire de faire tirer sur
leurs frères.
Une
autre réflexion qui me vient à l'esprit à propos de cette violence étatique,
c'est ce que disait Hannah Arendt au sujet de Buchenwald qui s'est mis en place
dès 1933, lorsque le régime nazi a confisqué aux juifs leur citoyenneté. Il y a
toujours un commencement, et cela pour dire que les responsables ne sont pas
ceux qui ont tiré, ce sont aussi les potentats de la plume, tous ceux qui ont
préparé et profité du monopole économique et social.
A
propos du référendum, je pense que les Algériens ne se sont pas passionnés pour
le référendum avec le sentiment de devoir participer au renforcement du pouvoir
du parlement. J'ai eu le plaisir de dire aux téléspectateurs, en Suisse, que je
ne voyais pas Solidarnosc et le peuple polonais se réjouir et militer pour
renforcer les pouvoirs de la Diète. Face à Jaruzelski, ce qui importe c'est le
mode de représentation du parlement, c'est la liberté syndicale pour les travailleurs
et le peuple polonais d'avoir les mouvements politiques de leur choix. Les
Algériens savent aussi que la démocratie c'est la représentavité du Parlement
actuel qui a été inexistant pendant les événements, et toute l'Algérie le sait.
De
même le parti, de même le gouvernement qui veut aujourd'hui renforcer le
pouvoir du Parlement! S'est-il soucié de son existence pour proclamer l'état de
siège et en définir les modalités pratiques? Etait-il nécessaire d'organiser ce
référendum pour modifier une Constitution qui pouvait l’être par le parlement?
Pourquoi ne pas avoir fait voter le peuple par exemple sur l'interdiction de la
torture, sur l'indépendance de la magistrature avec tout ce que cela comporte
dans un état de droit?
Ce
gouvernement se préoccupe tout à coup des droits de l'homme mais alors, dans ce
cas, comment peut-il justifier la reconnaissance d'une Ligue des droits de
l'homme au détriment de l'autre qui a le mérite d'existence? Je crois que les
hommes au pouvoir mettent les pieds dans quelque chose qu'ils ne maîtrisent pas
tout à fait et qu'ils s'exposent précisément à devoir rendre des comptes au
peuple algérien. C'est pour cela qu'ils préfèrent charcuter une Constitution,
en faire un habit d'Arlequin plutôt que de redonner au peuple sa souveraineté
d'élire une Assemblée nationale constituante.
Il
vient de se produire un traumatisme et on répond par un référendum. Il ne peut
pas exister de geste de confiance à l'égard de Chadli parce que il y a eu des
morts et que les criminels n'ont pas été dénoncés ni traduits en justice, comme
les tortionnaires d'ailleurs. Alors je
pense qu'on ne peut pas dire du résultat de ce référendum qu'il constitue un
chèque en blanc, mais que des gens ont été tellement secoués par ce malheur
qu'ils veulent bien entrevoir dans n'importe quel geste du pouvoir une
possibilité de sortir du système du parti unique, parce que c'est de cela qu'il
s'agit.
Le peuple algérien veut en finir avec le
régime qui s'est instauré depuis 1962. Et des centaines d'Algériennes et
d'Algériens ne sont pas morts pour le chef
de l'état procède à profit à une simple rééquilibrage des appareils, à
un changement de personnes.
-
Libre Algérie - Comment peut-on envisager aujourd'hui une élection libre
démocratique et pluraliste quand il n’y a pas en Algérie d'autres forces
politiques organisées que celles du pouvoir ? Pensez-vous qu'autour de tous ces
comités qui sont en train de naître, chez les médecins, les étudiants, les
journalistes et curieusement pas chez les travailleurs, puisse exister une
expérience durable de pratique démocratique ?
Hocine
Ait-Ahmed - C'est évident que l'on ne peut pas passer brutalement de la
dictature, telle que nous la connaissons à un régime démocratique à moins d'en
avoir la farouche volonté politique. Je veux dire par-là que le peuple algérien
qui souffre des mésaventures de la dictature peut difficilement traduire ses
aspirations, précisément parce qu'il y a eu la "trahison des clercs "
et que l'intelligensia n'a pas joué son rôle. Il est donc évident que l'essentiel
réside dans la volonté politique qui est le contraire de la volonté de
structurer les aspirations populaire, de dire sans cesse: il faut ceci au
peuple, il faut cela au peuple, sur la base de l'expérience qui s'est relevée
désastreuse, d’exclure les plate-forme octroyées, les réformes octroyées, les
lois cadres octroyées. Il faut aller à l'écoute de ce peuple pour lui permettre
véritablement de s'exprimer et de s'organiser dans toute sa spontanéité et
inciter les couches sociales qui ne sont pas organisées à le faire. Je pense
aux travailleurs, déjà structurés, soit par les comité du FLN, soit par le
PAGS. Il faut véritablement créer un choc psychologique qui leur permette de se
sentir libre de s'organiser.
De
même, il faut inciter les femmes à d'organiser aussi librement et à l'échelle
nationale. Tout ce que je peux dire, tout ce que je peux conseiller, c'est que
les travailleurs, les femmes, les jeunes puissent véritablement saisir leur
destin avec leurs propres structures, en dehors de tous les notables de la
révolution. C'est la jeunesse, qui d'ailleurs constitue la majorité des
Algériens, qui doit véritablement être l'artisan de son histoire.
Je
pense que pour rendre le pouvoir à la société algérienne, un gouvernement
d'unité nationale devrait se constituer. Il permettrait d'instaurer des débats
qui encourageraient un processus progressif et pacifique d'organisation sociale
à l'échelle nationale. C'est ce que je n'ai pas cessé de dire par exemple aux
deux ligues des droits de l'homme, lorsque l'on m'a demandé d'encourager la
fusion. J'ai répondu que je n'étais pas la pour encourager les fusions à
l’esbroufe, entre états-majors. A quoi bon de construire des comités qui comme
ceux de l'UGTA ne sont que des gadgets auprès
des organisations internationales ? Ce qui est important, c'est
d'impulser les débats les plus ouverts et que l'idée des droits de l'homme
imprègne la société algérienne. Donc, d'organiser les deux ligues, à l'échelle
nationale, d'expliquer sans cesse ce que c'est la bataille pour les droits de
l'homme, de distribuer la Déclaration universelle. Aujourd'hui, comme hier, on
assène des slogans à une population qui est dépolitisée, cela ne rime à rien.
Il faut un travail d'information et de formation. C'est un préalable. Une fois
cela fait, organiser le débat sur une ou deux ligues et que la fusion se fasse
dans la clarté et que les gens en soient véritablement partie prenante à tous
les niveaux. Ce qui compte, pour le moment, c'est qu'il n’y ait pas de semblant
d'organisation.
Une
question qui me tient terriblement à cœur, aussi, c'est la situation des femmes
dans notre pays. C'est dans ce domaine où la régression a été spectaculaire
quand on pense au rôle irremplaçable qu'elles ont joué dans la guerre de
libération. Aujourd'hui, il est déchirant de voir quelques femmes, les
notabilités, monopoliser, bloquer l'organisation féminine et permettre que se
vote au Parlement un Code de la famille régressif du point de vue de la vie
algérienne. Un jour, il y a assez longtemps, des femmes algéroises sont venus
me dire: "Nous allons demander à Chadli que tu rentres et s'il ne le veut
pas, nous allons faire une manifestation ". J'ai répondu " Ne vous
trompez pas de cible, ça c'est un problème politique; si vous avez la
possibilité de faire des regroupements de femmes, allez-y, organisez-vous,
discutez de votre statut, de votre place dans la société algérienne, imposez
vos revendications". Cela concerne donc peu de femmes qui se réunissent
pour un tea time à la menthe accompagné de macroutes. Il faut que les travailleuses
dans les usines, il faut qu'à la campagne les femmes puissent se rassembler, et
définir elles mêmes des structures de débat et d'action.
Pour
moi, c'est ça la révolution. On peut relancer la révolution algérienne de
manière pacifique en engageant un débat qui arrache la société de sa passivité,
à ses pesanteurs historiques, et si on veut véritablement rénover la société,
l'arracher au conservatisme, cela se fera avec ces associations. C'est très
important, j'attache beaucoup d'importance à ce mouvement, autant qu'à mon
parti. Un parti est un moyen, ce n'est pas une fin. La fin c'est le bonheur de
la société.
-
Libre Algérie - Il y a eu quelques changements dans l'équipe dirigeante.
Messaâdia et un certain nombre de personne ont été limogés. Le parti a disparu
pendant les événements. Comment analysez-vous ce qui peut se passer, dans un
avenir proche, du côté des clans et le rôle de l'armée, surtout ?
Hocine
Ait-Ahmed - A propos de Messaâdia, tout le mode aujourd'hui cri "haro sur
le baudet ", mais la question que l'on oublie de se poser, c'est comment
un personnage si plein de défauts a-t-il pu faire la loi en Algérie ? C'est la
preuve que le système du parti unique permet la promotion de tous les
aventuriers. Il faut tout de même dire que le parti n'est pas l'essentiel du
pouvoir, chez nous comme ailleurs, il est souvent un appendice, voir une
coquille vide, une espèce de fiction, un burnous de chasteté qui permet à
d'autres forces de régenter le pays en toute liberté. Chez nous, en tout cas,
l'armée et la police politique sont les véritables maîtres du pouvoir. La
preuve, les cinq congrès successifs du FLN ont effectivement été dominés par
l'armée et la police politique d'une manière toute à fait flagrante, non
seulement par la représentation officielle, les membres de ces deux
institutions y étaient majoritairement représentés, mais en plus par tous ceux
qui parmi les cadres de la nation ( ou dits de la nation ), appartiennent d'une
manière clandestine, à la police politique ou à l'armée.
On
a donc tort de se focaliser sur le parti uniquement et d'oublier que le parti
n'a aucune autonomie vis-à-vis de ceux qui dirigent l'armée et la police
politique. La démocratisation ne pourra se faire que si l'armée retrouve ses
attributions normales, c'est-à-dire à la défense nationale, et qu'elle rentre
dans les casernes. On dit en plaisantant que la guerre était une chose trop
grave pour la confier à des militaires, comment confier à ces mêmes militaires
le développement d'un pays, sans aboutir aux situations apocalyptiques que nous
venons de connaître ?
-
Libre Algérie - Le Premier ministre vient d'être désigné, il s'agit de Merbah,
qui est un homme pas vraiment modéré mais qui a été bien perçu par les paysans
grâce à la réforme agraire. Comment interprétez-vous cette nomination ?
Hocine
Ait-Ahmed - Vous savez, on parlait beaucoup de lui dans certains cercles
politiques. J'étais un peu au courant de cette éventualité, mais elle
paraissait peu crédible. J'ai été étonné que Chadli fasse appel à lui, parce
qu'auparavant on avait parlé de Benylles qui était le chef de la marine, puis
on a dit qu'il s'était rendu coupable d'avoir conseillé à Chadli de
démissionner pendant les événements.
Je
pense qu'il avait quelques chances d'être désigné car c'est un homme qui sécurise
l'armée et qui semble pondéré. Je ne fais pas son apologie, je ne la connais
pas personnellement, mais enfin c'est pour dire qu'on a parlé de Merbah
dernièrement seulement.
Merbah
n'est pas un inconnu, il était le chef de la Sécurité Militaire de 1962 à 1980.
C'est dire qu'il est à l'origine de tout ce système. Comment, après avoir
élaboré, consolider, la défense de ce système pendant dix-huit ans pourrait-il
maintenant concevoir sa destruction, comment pourrait-il se ranger du côté du
peuple algérien ? Je le souhaite, mais n'y crois guère ! Il a été l'artisan du
parti unique parce que le parti unique était la meilleur manière de permettre à
son pouvoir de s'exercer pleinement. Mais je pense quand même qu'il n'y a pas
de fatalité à ce qu'il continue à faire aujourd'hui, ce qu'il a fait hier à la
tête de la SM.
J'en
veux pour preuve l'expérience tunisienne. Ben Ali est issu des Services, or il
est assez intelligent pour se rendre compte que le monde évolue vers la
démocratisation et que, même dans les pays tiers monde, après les échecs
successifs de décolonisation, il se produit un certain ressaisissement. Les
superpuissances elles-mêmes renoncent à cette sorte de manipulation
systématique des gouvernements des pays tiers monde et qui en faisait des dictatures.
Pour
en revenir à Merbah, après son passage à l'agriculture, on a parlé de son bon
travail, on a dit qu'il avait augmenté la production, qu'il avait fait une
politique de crédit intéressante au profit des petits fellah. On a dit aussi
qu'il avait mené une politique de coopération très approfondie avec les
Américains et que, fasciné par les modes de production et d'appropriation de la
terre au USA ( où il a effectué plusieurs voyages ), il a exerce une grande
influence sur Chadli dans le sens de la libéralisation économique ( il a
d'ailleurs été à l'origine du voyage présidentiel aux USA ). Donc est-ce que
Merbah va être le partisan sans nuance de la libéralisation parce qu'il a été à
l'agriculture. De toute façon, une libéralisation économique qui se ferait au
profit des privilégiés ne pourrait que renforcer le mécontentement et réamorcer
la pompe de la violence.
-
Libre Algérie - Le rôle de l'armée en Algérie ne date pas de l'indépendance
mais bien avant. Ne pensez-vous pas que beaucoup de choses se sont mises en
place durant la guerre de libération nationale ?
Hocine
Ait-Ahmed - C'est juste qu'il n'y a pas de génération spontanée et certaines
habitudes ont été prises pendant la guerre de libération. Il y en a d'ailleurs
qui sont le produit de luttes internes entre partisans de l'omnipotence des
militaires et ceux que l'on appelait les " politiques ", bien que ces
luttes internes aient été un peu schématisées, voir faussées, par d'autres
luttes de personnes, etc. Mais, en tout état de cause, la mainmise des
militaires, ou des soi-disant militaires, sur la révolution était une réalité.
Je pense notamment à l'importance prise au sein du GPRA par le trio Krim
Belkacem, Ben Tobbal et Boussouf. Krim était à la guerre, Boussouf aux
renseignement et Ben Tobbal à l'intérieur. C'étaient des ministres qui
apparemment n'avaient pas de prérogatives plus importantes que les autres, sauf
qu'ils détenaient les appareils qui étaient les véritables pouvoirs.
Je
pense, aujourd'hui que la violence engendre tous ces phénomènes militaristes.
La plupart des pays qui ont accédé à l'indépendance par la lutte armée et donc
par la violence, même lorsqu'elle leur a été imposée par le colonisateur ou
l'occupant ont pu difficilement échapper à la fatalité militariste. Dans le cas
de l'Algérie, je pense que le phénomène auquel il faut réfléchir, c'est le rôle
joué par la police politique et la manière dont elle a donné une certaine
cohésion au régime. C'est la police politique qui a conçu non seulement un
projet de société où l'armée serait le fer de lance, comme dans l'Egypte
nasserienne (le modèle égyptien a beaucoup joué sur l'imaginaire de cette
classe politique), mais aussi cette stratégie politique qui permet d'éliminer
le peuple algérien.
Je
vous dirais que j'ai toujours considéré que la crise des institutions du GPRA,
notamment la lutte contre et l'état-major avait été organisée pour préparer le
désencadrement du peuple algérien à l'intérieur comme dans l'émigration. Si
vous analysez la composition du personnel politique depuis l'indépendance, vous
vous rendrez compte que se sont les notables qui étaient à l'extérieur, au sein
des forces militaires et politiques qui dirigent encore l'Algérie. Il y a donc
continuité dans ce point de vue-là, mais la vraie déstabilisation de notre société,
c'est lorsque l'armée a pris le pouvoir. A l'époque, le grand slogan, c'était,
" l'armée fer de lance de la révolution, l'armée n'est pas l'armée
classique, c'est l'armée du peuple, c'est l'armée du plus pauvre ",
considérant toute autre formule, parlementarisme par exemple, comme attribut de
la "démocratie bourgeoise ".
Aujourd'hui,
les temps ont peut-être un peu changé pourtant l'armée et ses officiers se sont
enrichis et participent à l'exclusion du peuple algérien. Il faut complètement
revoir le système politique. Il y a suffisamment d'officiers modernes pour
concevoir une défense nationale fondée sur la citoyenneté. Une armée coupée de
son peuple ne vaut rien. C'est le peuple algérien dans son automobilisation qui
a arraché l'indépendance.
-
Libre Algérie - En France, la communauté algérienne s'est mobilisée très
majoritairement et sans équivoque aux côtés des manifestants du pays. Ce fut
tout de même une surprise alors que les revendications d'intégration à la
société française ne laissaient pas supposer à un tel intérêt pour la politique
algérienne. La deuxième surprise fût le comportement du gouvernement français
et des directions politiques, aussi bien à droite qu'à gauche. Quel est votre
sentiment sur la manière dont a réagi la société française ?
Hocine
Ait-Ahmed - Effectivement, l'émigration a réagi d'une manière très forte aux
événements douloureux qui se sont produits en Algérie. J'ai été moi-même ému
par l'émotion de l'émigration. On s'était détaché d'un pouvoir et on pensait
être détaché d'un pays, puis soudain on se rend compte que c'est le pouvoir qui
a provoqué le désenchantement de l'émigration. L'émigration est souvent vécue
par le régime comme une invasion culturelle, comme un véhicule dangereux des
notions démocratiques, et c'est ainsi que s'est développé, faute de
politisation, un sentiment de frustration.
Les
Algériens sont jaloux des médicaments que l'émigration peut trouver à volonté
en France et que, eux ne trouvent pas, ils sont envieux des nombreux journaux,
de la multitude des chaînes de télévisions, d'une vie normale en quelque sorte.
Plutôt que de permettre le développement d'une conscience de classe, le pouvoir
a encouragé ces instincts de vengeance sociale, ce qui est malsain et ne peut
que dégénérer en violence. L'émigration avait donc quelques raisons de se
sentir mise en accusation par le régime, et pourtant cela n'a pas atténué la
réaction profonde des émigrés à ce qui s'est passé dans leur pays.
Ils
ont réagi d'une manière non seulement affective, mais politique et intelligente,
ils se sont organisés et je pense que maintenant, l'intérêt et l'action des
émigrés vont se poursuivre et qu'ainsi ils continueront à jouer le rôle de
complémentarité qu'ils ont toujours joué dans l'histoire de l'Algérie, sinon un
rôle d'avant-garde dans le mouvement de libération social.
Par
rapport au gouvernement, oui, ce que l'on peut constater, c'est la faiblesse
des réactions au regard de la violence de la répression. J'ai été frappé, comme
beaucoup d'autres, par cette différence de comportement de la classe politique
française face à la répression en Tchécoslovaquie ou en Pologne devant la
terreur exercée par l'armée algérienne. J'ai été vraiment consterné par cette
langue de caoutchouc qui a prévalu dans les instances dirigeantes françaises.
Par contre, j'ai remarqué moi-même dans la rue qu'il existe vraiment des liens
profonds entre le peuple algérien et le peuple français, mis à part une
minorité vraiment très faible de racistes, et cela m'a conforté.
Je
considère que le gouvernement français n'a pas saisi l'occasion d'apporter son
soutien au peuple algérien dans un des moments les plus difficiles de son
histoire, alors qu'il pouvait le faire sans avoir à relâcher sa coopération
avec l'état algérien n'est-il pas digne de la même solidarité, de la même
attention, que le peuple polonais ou sud-africain ? C'est ce qui m'a le plus
frappé et, ça, les Algériens ne pourront pas l'oublier.
Libre Algérie
Octobre 1988