Vers une délocalisation générale de la recherche scientifique française et européenne ?

 
Le CNRS et les autres organismes de recherche publics doivent devenir «  agences de moyens davantage qu’opérateurs », d'après le discours prononcé à Orsay le 28 janvier par Nicolas Sarkozy. Ils doivent pour l'essentiel s'acheminer vers une disparition des embauches de chercheurs et des responsabilités de gestion des programmes de recherche. Suivant la stratégie définie par ces déclarations ainsi que par les lois d'avril 2006 sur la recherche et d'août 2007 sur les universités, la ministre Valérie Pécresse vient d'adresser à la présidence du CNRS une lettre  « précisant la feuille de route désormais fixée » à cet établissement (voir notre article du 7 mars).  Les programmes de recherche et les personnels seront à terme gérés par des présidences d'universités dotées de pouvoirs de plus en plus discrétionnaires en matière d'embauche de personnels précaires, de rapprochement avec le secteur privé ou de contrats extérieurs. Rien ne fera plus obstacle à une délocalisation à grande échelle de la recherche scientifique et technologique française, suivant des stratégies de groupes financiers ou de multinationales devenus partenaires des universités. Le même problème se pose au niveau européen, avec la ratification en cours du Traité de Lisbonne.

 

Le tranfert de la recherche publique française vers le secteur privé, par le biais d'universités dont le statut a été adapté à cette fin, fera tomber de nombreuses activités d'importance stratégique sous la coupe de la logique de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Même à supposer que les règles de cette organisation ne leur soient pas directement applicables telles quelles, c'est bien dans cet esprit que se fera en tout état de cause le rapprochement entre les principales universités et les grands groupes financiers et industriels.

En réalité, l'AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) semble bien s'appliquer à la recherche scientifique. Notre collectif l'avait déjà souligné dans un communiqué du 7 avril 2004. Par la suite, en nous opposant à l'adoption du Traité Constitutionnel Européen (TCE) en 2005, nous avions dénoncé notamment le danger de dumping social, de délocalisation de la recherche et de perte de la stabilité d'emploi et de l'indépendance des chercheurs. Ces points sont rappelés, par exemple, dans l'extrait de l'entretien de Luis Gonzalez-Mestres diffusé par Radio France avant le référendum de mai 2005 :

http://www.radiofrance.fr/listen.php?file=/reportages/dossiers/referendum05/gonzalez130505.ra&pr=rtsp

Malheureusement, il nous apparaît que l'évolution ultérieure nous donne largement raison. Voir également nos communiqués du 2 avril 2006 à propos du développement de la précarité et de la mainmise du secteur privé sur la recherche publique qu'allait comporter la nouvelle loi de programme pour la recherche, et du 30 juillet 2007 sur la poursuite de cette politique qu'a constitué la loi dite « d'autonomie des universités ». Ces communiqués allaient à contre-courant d'une « pensée unique » dont il paraît nécessaire de rappeler ici le contenu par rapport à la question des délocalisations, des « échanges internationaux » et du « commerce mondial ».

 

Le 24 février 2003, Susan George écrivait, dans un article intitulé «  AGCS : ne laissons pas gatser notre futur » :

«  Grâce à des fuites, nous savons quels secteurs l’Union européenne a demandé à 29 de ses principaux partenaires commerciaux d’ouvrir aux prestataires européens. Parmi les demandes les plus remarquables se trouvent la privatisation totale des services postaux et la libéralisation de larges pans de services environnementaux, l’énergie, les transports et la recherche scientifique ».

(fin de citation) 

Cette information, lourde de conséquences quant à la politique des institutions européennes dont elle faisait état, ne semble avoir fait l'objet d'aucun démenti. 

Quelques mois après la parution de l'article de Susan George, l'alors ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie Francis Mer déclarait dans un entretien publié le 16 juin 2003 par le journal Les Echos :

«  Il y a des métiers industriels qui ont été délocalisés vers des pays à bas salaires : cela s'appelle la spécialisation internationale du commerce. Prenez l'exemple de la sidérurgie : ce type de métier doit, pour assurer sa survie en Europe, se concentrer au maximum sur le savoir, et localiser sa production là où les coûts, qu'il s'agisse des salaires ou des matières premières, sont les plus avantageux. C'est ce phénomène qui explique la croissance chinoise. Il suppose a contrario que l'Europe se mobilise sur l'innovation, la recherche et la formation professionnelle. (...)  ».

(fin de citation) 

Tel était bien le dogme de tous les gouvernements français, de « droite » comme de « gauche », depuis les années 1990. Les délocalisations d'emplois « peu qualifiés » étaient jugées nécessaires, dans le cadre d'un partage mondial du travail où des pays comme la France et ceux de l'Europe occidentale allaient se réserver les tâches dites « plus qualifiées » ou « à plus forte valeur ajoutée ».

Ce que l'on s'est mis à désigner par le mot « innovation », ainsi que la recherche scientifique et technologique, voire même la « formation professionnelle » évoquée par Francis Mer... faisaient partie de ce lot que la France et d'autres « démocraties historiques occidentales » entendaient se réserver d'après les déclarations récurrentes des politiques de ces pays.

C'était raisonner dans des cercles restreints, « transversalisés » et fermés, de « gestionnaires » et ne tenir aucun compte du véritable potentiel scientifique et technologique de pays comme la Russie, la Chine, l'Inde, le Brésil... Mais cette politique a été sytématiquement suivie par les décideurs, en France comme chez nos voisins et dans les instances de l'Union Européenne. A présent, son échec paraît patent et la responsabilité des principaux partis politiques, très lourde. La situation est devenue telle, qu'au sein même des institutions européennes ont commence à entendre des alarmes pressantes. 

 

Dans un article publié par Les Echos le 10 mars 2008, intitulé : «  Les illusions d'une Europe sans industries », l'ancien ministre français Jacques Barrot, actuellement vice-président de la Commission Européenne, pose la question des délocalisations industrielles dans les termes suivants : «  L'Europe doit-elle accepter une délocalisation de ses productions au bénéfice de ses consommateurs ? Doit-elle privilégier une politique d'expansion en dehors de l'Union, pour la vitalité de ses entreprises ? ». Les délocalisations posent donc un réel problème. Même pour l'Union Européenne, censée être le « grand rempart » d'après la propagande officielle.

On peut d'emblée faire remarquer que les consommateurs sont avant tout des travailleurs, et que les chômeurs n'ont guère de moyens de « consommer ». Quant à la « vitalité des entreprises », ont peut dificilement qualifier de françaises ou d'européennes des entreprises dont la production matérielle se trouve ailleurs. Mais, déjà à l'intérieur de l'Union Européenne, il paraît légitime de parler de délocalisations lorsque la production est transférée des pays avec les plus hauts salaires et standards sociaux vers ceux où ces paramètres sont les plus bas. C'est ce que l'on appelle depuis quelque temps le « marché européen de la main d'oeuvre ». Précisément, la main d'oeuvre intellectuelle n'echappe pas à ces considérations.

Dans son article, Barrot s'en prend aux « illusions » de ceux qui prétendent qu'il serait possible d'effectuer une délocalisation sélective du travail, préservant dans le pays d'origine les tâches les plus créatives et laissant partir le travail jugé « peu qualifié ». L'actuel commissaire européen dénonce le mirage d'une division inégale du travail à l'échelle internationale dont les pays dits « riches » pourraient profiter durablement. Jacques Barrot a raison, cette fois-ci. Dommage que la classe politique et gestionnaire française dont il fait lui-même partie ait jusqu'à présent prétendu le contraire et justifié les délocalisations (y compris au sein de l'Union Européenne) avec le prétexte difficilement crédible qu'elles porteraient uniquement sur des tâches « peu qualifiées ».

Pire encore : lors de la dernière campagne présidentielle, rien ou presque n'a été dit sur les délocalisations financières qui constituent le véritable moteur des délocalisations industrielles.

 

Il va sans dire que la recherche scientifique et technologique se trouve en première ligne dans ce débat. Peut-on sérieusement croire que les délocalisations industrielles ne comportent pas des délocalisations de la recherche ? Force est de constater que c'est dans un contexte de délocalisations industrielles et financières aux conséquences très graves pour l'économie, que la situation du plus grand Etablissement Public à caractère Scientifique et Technologique (EPST) du pays, le CNRS, devient de plus en plus précaire.

Dans notre article du 7 mars, nous avions écrit : «  ... le transfert théorique des personnels du CNRS vers des universités de plus en plus liées au secteur privé et gouvernées par des pouvoirs de plus en plus discrétionnaires risque de se solder dans la pratique par une délocalisation de nombreuses activités de recherche ». On peut ajouter que les collaborations internationales, jusqu'aux créations officielles de centres de recherche et laboratoires divers impliquant plusieurs pays, risquent de devenir dans le contexte actuel des passerelles naturelles des délocalisations et des pépinières de formes diverses de dumping social. Surtout, lorsque l'attribution ou le financement de projets fait l'objet d'enchères au niveau international, avec des propositions de budgets où les salaires sont explicitement ou tacitement comptés.

 

Dans les conclusions de son article, Jacques Barrot est pris dans une contradiction. Il rejettece qu'il appelle le « protectionnisme » et les « nationalisations coûteuses ». Mais dans ce cas, comment s'opposer à la course mondiale aux bas salaires et à la recherche des profits les plus élevés ? Barrot sollicite des instances européennes «  un choix clair (...) en faveur d'une capacité de production maintenue sur le continent ». Mais s'agit-il d'autre chose que d'un geste symbolique ? Non seulement parce l'Union Européenne est elle-même un grand théâtre de délocalisations entre ses pays membres, mais aussi et surtout parce que les grands groupes financiers restent intouchables et font ce que bon leur semble. Les institutions afficheront, nul n'en doute, une volonté officielle de préserver le potentiel industriel... mais qui fait vraiment la politique industrielle, si ce n'est les détenteurs des capitaux ?

Ajoutons, en ce qui concerne la recherche, qu'il paraît très difficile de comprendre l'actuelle stratégie de transfert massif des moyens et personnels des EPST français comme le CNRS vers les universités, alors que les universités françaises viennent encore de faire l'objet d'un classement jugé « cruel » de la part de l'Université Jiao Tong de Shanghaï. Un classement dont les critères peuvent être contestés mais correspondent bien à ceux mis en avant par les différents gouvernements qui, depuis trente ans, ont sans exception déclaré « moderniser » la recherche française. Or, les lois et dispositions récentes reviennent à accroître le pouvoir discrétionnaire de ces mêmes coupoles universitaires dont la gestion est tacitement mise en cause par le classement de Shanghaï. Le prétendu « retard » de la recherche française est précisément l'argument brandi par les mêmes lobbies qui réclament la disparition du CNRS au bénéfice des universités « mal classées »... où est la cohérence ?

 

Pour clore,  la politique suivie au cours des quinze dernières années en matière de délocalisations et d'échanges internationaux s'est soldée par une situation catastrophique dont la recherche scientifique et technologique française est l'une des grandes victimes. Les lois et décrets récents sur la recherche et les universités font partie du dispositif politique global qui a conduit à cette impasse. Devant des constats qui deviennent de plus en plus accablants, il nous semble que la sagesse devrait conseiller au monde politique de retirer l'ensemble de ces mesures et de revoir en profondeur sa copie. Y compris, en ce qui concerne la ratification récente du nouveau Traité européen. Mais la capacité de rectification de l'actuel système économique et politique paraît, pour le moins, très limitée. Après tout, les délocalisations rapportent gros à quelques-uns et aident à entretenir des régimes politiques jugés « fiables » dans d'autres pays.

 

Indépendance des Chercheurs 

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