Vendredi 14 Juin 2002
*00h13*
Prendre ce que la vie vous offre, car elle ne l'offre jamais deux fois.
-Paul Morand-
Le choc moelleux d'une rencontre. Un visage. Une voix. Le choc plein d'espoir et déjà vain d'une brève rencontre. Un sourire. Un élan de reconnaissance. Le choc douloureux et cependant imperceptible d'une rencontre. Nous appartenons au même monde. Résidons sur la même planète. Et pourtant nous ne nous recroiserons pas, je le sais bien. Ou pas de sitôt. Mais je me souviens de toi. Toi qui n'existais pas hier, toi dont j'aurai oublié le visage demain. Toi, tu vois, il m'est difficile ce soir de me résigner à m'allonger là et recevoir le sommeil. Toi, tu vois, il m'est difficile d'attraper un livre au passage et de l'ouvrir comme je le faisais la veille. Toi peut-être étais-tu la foudre enfin tombée sur moi ce matin. Toi peut-être notre rencontre détient-elle une infime signification. Toi, tu n'es que toi puisque de toi j'ignore jusqu'au prénom. Rien qu'un sourire rien qu'une voix. Des bouts de vie, des bouts d'esprit. Et rien que ça pour me montrer que j'ai encore laissé passer une occasion de tomber en amour, de tomber en illusions.
J'ai dit devant lui un mot que je ne dit jamais d'habitude, et ça aurait pu être pire, ça aurait pu être meilleur. Je lui ai dit que pour une ville au monde j'avais eu le coup de coeur. Je me rends compte à quel point celà peut sembler ridicule, cette expression qui n'était jamais sortie de ma bouche auparavant. J'aurais bien pu dire à la place le coup de foudre. Mais j'étais déjà bien assez déplacée. Je n'avais jamais employé de mots trop doux devant un inconnu avant. Je regardais partout et m'en voulais pour celà même. Je ne savais plus bien depuis quand la personne devant moi faisait parti de mon paysage, de mon horizon, de mon monde. Je ne savais plus. Plus du tout.
Il est 00h44. Demain matin, lorsque je me réveillerai, si j'essaye alors encore de m'en souvenir, je serai sûrement étonnée de réaliser qu'il ne s'est écoulé que vingt-quatre heures, à peine.
*10h58*
Tout va bien chez moi. Ce n'est pas parce que j'ai un coeur d'artichaud et que j'aime trop la vie et ses coïncidences et ses clins d'oeil à mes espérances qu'il faut y voir une quelconque pathologie, une instabilité psychologique et sentimentale démesurée. Tout va bien chez moi. Je vis en grand chaque détail, chaque circonstance, et je me sens bien comme ça. Je vis, je ris, je pleure, je ressens, je me mets en émoi devant chaque tableau de l'existence, et je me sens bien comme ça.
*11h41*
La nuit n'a pas emporté mon doux songe. La douche glacée n'a pas noyé mon doux songe. Les rues de cette ville n'ont pas terrassé mon doux songe. Je songe. Encore. A l'inconnu.
Besoin panique de l'écrire comme pour ne pas qu'il m'échappe déjà. Comme pour retenir le jour et figer l'instant. Qu'importe l'inspiration, qu'importe les mots, me complaire dans ce conte, faire d'un rien une épopée.
Comment l'expliquer? Ciel, comment le conter...
Je ne suis pas à l'aise avec les inconnus. Je ne suis jamais moi, ne serait-ce qu'un peu, avec les inconnus. Les inconnus ne me posent jamais de questions. Détournent le regard à la fin de la première phrase prononcée. Marchent sans cesse dans la direction opposée à la mienne. Les inconnus ne me donnent pas leur sourire. Ne prennent pas la peine. Ne prennent jamais la peine. D'écouter. Dans mes banalités ne se plongent pas. Dans mes journées ne s'immiscent pas. Voilà ce que sont les inconnus, les méconnus, lorsque je croise leur route.
Il était beau garçon. Du premier silence au premier mot il était déjà grand de charme, si immensément ici, si mystérieusement présent. Dans une circonstance des plus anodines, dans un océan de banalité, banalité de temps et de lieu, banalité de conversation, banalité de question, aussi simple que la pluie et le beau temps.
Mais les inconnus ne m'abordent pas. Les inconnus attendent de moi l'impossible et le meilleur de ma spontanéïté, en vain. En général. Il n'était pas de ceux-là. Il a engagé la conversation. Par politesse, je le sais bien. Mais les inconnus ne sont pas polis. En général. Il a engagé la conversation, et après mes réponses trop longues pour justifier le fait que j'étais là en ce jour et non pas ailleurs, et non pas au bord de la mer, et non pas en haut d'une montagne, non pas dans un pays lointain, non, pour justifier le fait que j'étais là en ce jour, j'ai comme toujours eu peur du silence, j'ai eu peur qu'il s'installe, ce silence qui oblige à reconsidérer la dimension présente qui se modifie après les premières paroles qui marquent la frontière entre l'inconnu et le début de la connaissance. Le silence n'a pas su poser ses marques. Après une courte délibération muette de mon esprit pour continuer dans cette reconnaissance, on s'est cogné les mots, et sachant très bien que je serais bien plus à l'aise la seconde suivante dans le rôle passif de celle qui laisse l'autre mener le flot de l'échange, je me suis tûe et l'ai laissé conduire la barque. Amas de paroles insignifiantes, qu'importe... Signifiaient pourtant qu'à ce moment je devenais réelle, partie intégrante d'une scène même toute petite scène de la vie courante, de la vie tout court. Et rien que ça c'était déjà tellement. J'étais comme tous ces gens qui parlent tout simplement sans avoir peur d'être jugés, regardés, écoutés. Je devenais réelle de normalité rassurante, mais portée, trop emportée, bien loin dans la foudre, tombée pour un rien, tombée pour un mot, tombée pour un regard de l'inconnu devant moi. Cette personne devant moi si humaine de croire pouvoir parler avec moi comme il parlerait avec une autre fille plus simple, plus juste, plus terre-à-terre...n'a-t-il pas remarqué que je ne suis pas de ce monde, que je vis dans le monde de mes pensées, que je ne vis qu'à travers les livres et mes rêves, que je ne parle pas comme parlent les autres avec leurs conversations si bien structurées et tellement pas ni déviées ni corrompues par leurs émotions? Ne s'est-il pas rendu compte que quelqu'un comme lui ne s'intéresse pas au pourquoi du comment d'une fille comme moi. Sans question d'esthétique, sans question de rang, non, mais parce que je ne suis juste pas comme les autres, pas assez confiante, pas assez normale dans mes excès d'enthousiasme, parce que devant quelqu'un comme lui, moi j'ai du mal à m'exprimer. En général. Ne s'est-il pas aperçu que mon coeur est celui d'une héroïne de roman du XIXème siècle aux débordements de romantisme qui échappent à la reconnaissance des hommes? Car ce qui fais ce que je suis, cette vision décalée de la vie, ne peux échapper à un homme intelligent, intéressant. En général. Ou alors je me suis trompée. Ou alors encore cette dernière hypothèse qu'il s'en est rendu compte et que malgré tout il m'a laissé la chance de devenir, l'espace d'un instant, n'importe quelle autre fille comme il faut. Comme il faudrait que je sois. Différente de ce que je suis maintenant. Peut-être que dans mes paroles il ne pensait pas qu'il faille que je me change et me transforme en quelqu'un de mieux, peut-être acceptait-il ma voix et mes intonations de doutes et de tensions tels qu'ils étaient, peut-être à cet instant me voyait-il juste comme une femme. Je ne sais pas. Je ne sais rien.
J'aurais voulu qu'on s'en aille. Qu'on s'asseoit quelque part et que l'on parle jusqu'à la tombée de la nuit. J'aurais voulu partager avec lui ce que j'ai vu, j'aurais voulu qu'il me fasse partager un bout de ce qu'il a vécu. J'aurais voulu emmêler nos idéaux, emmêler nos routes sans panneaux, nos deux territoires sans attache, démêler ses mystères, justifier les miens. J'aurais voulu qu'on s'en aille, tout est allé très vite moi j'aurais juste voulu qu'on s'en aille.
*15h07*
Dans la douceur d'un après-midi de juin, allongée sur le lit la fenêtre ouverte je regarde le plafond et murmure une chanson. Son souvenir est encore là mais son visage devient flou. Bientôt il ne sera plus qu'une ombre dans ce qu'il restera de ce jour-là dans ma mémoire, cette impression de calme dans la tempête, de sérénité dans ma complexité. Il ne restera que ce que j'ai su de lui. D'où il venait, où il allait, ce qu'il avait fait jusque là, ce qu'il fera dans quelques jours, dans quelques moi, dans un an. Qu'il aurait pu être quelqu'un pour moi. Que l'on avait indubitablement des points communs, des intérêts qui se rejoignent, des passions qui se retrouvent. Comme tous les gens de cette planète au bout du compte, finalement, il n'y a pas de quoi s'en étonner, pas de quoi s'en surprendre. Qu'il était poli mais pas lisse, attentif mais pas du genre à s'attendrir, sérieux mais pas statique, beau ambitieux sympathique, et avec des tas de défauts que je n'ai pas eu le temps de découvrir. Il ne restera que ce qu'il a su de moi. D'où je venais, où j'allais, où je vis, ce que j'ai vécu et ce que je vivrai.
Peut-être s'il fait un jour un détours par cet endroit dont j'aurais voulu lui offrir plus qu'une phrase sans âme, peut-être ce jour-là il se rappellera de la fille qui à eu ce coup de coeur, et ce coup de foudre, pour un inconnu, pour un jour, pour une tranche de vie sans artifice, cette année en juin.