Dans la tourmente de la polyvalente 



Sébastien Ménard - Journal de Montréal 06/02/2004 06h20 

Un journaliste du Journal de Montréal a secrètement travaillé comme prof dans une polyvalente de la Rive-Nord, afin de connaître la réalité des enseignants québécois et d’observer le comportement des ados lorsqu’ils sont loin du regard de leurs parents.
Pendant dix jours, en décembre et janvier derniers, notre journaliste a régulièrement remplacé six profs de secondaires I et II à la Nouvelle école secondaire de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, une polyvalente qui incarne bien la moyenne québécoise.

Français, mathématiques, sciences physiques, enseignement moral, etc. Durant son séjour dans la peau d’un prof, l’auteur de ces lignes a enseigné et supervisé une trentaine de périodes de cours auprès d’environ 200 élèves, âgés de 12 à 14 ans.


À la demande de (vrais) profs!

Ce sont de « vrais » profs qui, à bout de souffle, ont personnellement invité notre journaliste à partager leur quotidien, peu avant les Fêtes. «On veut que les gens comprennent l’enfer que l’on vit», avait alors expliqué l’instigatrice du projet, Julie Courchesne, enseignante de français.

À l’insu d’à peu près tout le monde et grâce à la complicité du directeur de la poly, le représentant du Journal devenait prof suppléant pendant dix jours.

Seulement huit membres du personnel étaient au courant de sa mission : six enseignants, qu’il remplaçait de temps à autre, ainsi que deux directeurs.

Mais pour les élèves et les autres profs, notre journaliste était un stagiaire qui rédigeait un mémoire de maîtrise en enseignement. Et, dans le cadre de ce projet d’étude, il devait effectuer un certain nombre de périodes de remplacement dans leur école.

Cette fausse occupation lui a d’ailleurs fourni une bonne excuse pour être photographié en classe: il avait besoin de quelques clichés pour prouver à son maître de stage qu’il avait bel et bien effectué ses heures de suppléance…

Lorsqu’il avait des périodes libres, notre journaliste se rendait dans un local qu’il avait réservé à la bibliothèque de l’école. Il téléchargeait dans son ordinateur l’enregistrement de chacune de ses périodes de cours et consignait par écrit toutes ses observations.


Ugo Lepore souhaite redorer le blason des profs

Si Ugo Lepore a accepté que le Journal infiltre «son» école, c’est qu’il souhaite redorer le blason des profs québécois qui, selon lui, sont de «vrais missionnaires».
«Être enseignant de nos jours, ça veut dire avoir le goût de changer le monde avec peu de moyens», lance le directeur de la Nouvelle école secondaire de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, Ugo Lepore, un pédagogue comptant 35 années d’expérience.

«Dans nos écoles, on doit composer avec des élèves aux prises avec de graves troubles de comportement, dit-il. Mais nous n’avons pas les ressources pour bien les encadrer. «Ces jeunes minent le climat des classes, reconnaît-il, mais on doit vivre avec, et continuer d’enseigner aux autres comme si rien n’était. «Ce n’est pas facile pour personne, surtout pas pour les enseignants, plaide le directeur. Et ça, les gens ne le savent pas.»

Donner un show

Ugo Lepore souhaite que le reportage du Journal amène la population à comprendre comment la profession enseignante a été obligée de changer au cours des dernières années.

En 2004, il ne suffit plus de savoir écrire au tableau pour intéresser les jeunes, soutient M. Lepore.

Les profs d’aujourd’hui doivent donner un vrai show et rivaliser avec la téléréalité et Internet, s’ils veulent être écoutés.

«Ils doivent posséder un certain talent d’acteur et organiser des jeux, dit-il. Sinon, ça ne passe pas.»

Le rôle des parents

Le directeur espère également faire prendre conscience à papa et maman de la part de responsabilité qu’ils ont dans l’enfer quotidien vécu par les profs.

«Les parents ne sont plus capables de suivre ce qui se passe avec leurs enfants à l’école, dit-il. Ils travaillent tout le temps…»

Dans d’autres familles, ajoute M. Lepore, le problème est au niveau de l’autorité: les rôles sont inversés et ce sont les enfants qui mènent.

«Ces élèves ont leur propre chambre fermée, leur propre ordinateur et leur propre téléphone, dit-il. Quand on les amène dans une classe et qu’on leur demande de suivre des règles, ils en sont incapables.»


«Fuck l’autorité. Société de merde»

«Fuck l’autorité. Société de merde. Les parents, ça fait chier.»
En me dirigeant vers le fond de la classe, j’aperçois ces trois «slogans» griffonnés en grosses lettres blanches sur l’agenda de Carolane *, 13 ans.

Quelques semaines plus tôt, j’aurais été choqué, ou à tout le moins surpris, de lire de telles expressions sur l’agenda d’une ado.

Mais voilà dix jours que je suis dans la peau d’un prof et plus rien ne me surprend. Surtout pas le peu de considération que les jeunes ont à l’égard de l’autorité… «J’m’en câl… que tu décides!»

Durant un cours de sciences physiques, six filles me font clairement comprendre qu’elles ne travailleront pas séparément, malgré les consignes que je leur ai données:

- Tu rêves mon homme, parce que moi, je bouge pas d’icitte, lance sèchement Nathalie, 13 ans.

Je prends une bonne respiration, avant de répéter aux élèves que c’est moi qui décide et qu’elles doivent travailler séparément.

- J’m’en câl… que tu décides, tempête Sophie. Si t’es pas content, t’as juste à aller brailler au bureau du directeur.

- On est six filles contre toi, ajoute Annie.

- Fais qu’est-ce que tu veux, ost… Nous autres, on bougera pas d’icitte, peste Nathalie.

Intimidation

D’autres élèves manifestent leur refus de l’autorité par l’intimidation.

À la fin d’un cours de français, Simon, 13 ans, est en colère, après que j’ai inscrit un mot négatif dans son agenda.

Simon vient de se bagarrer avec un autre élève et j’ai dû séparer les deux belligérants à bout de bras. En usant de toute ma force.

«Si j’ai des problèmes à cause de toi, tu vas voir, ça va aller ben mal», menace Simon.


«Ouain, ça va aller ben mal», ajoute un de ses amis, en se frottant les mains et en me jetant un regard mesquin.

Angoisse

Des scènes comme celles-là, j’en ai observé des dizaines, chaque fois que j’ai travaillé comme suppléant à Sainte-Marthe-sur-le-Lac.

J’ai aussi vu des enseignants à deux doigts d’imploser, des jeunes des 12 ans discuter explicitement de sexe comme on parlerait de météo, des ados malades d’une «brosse», ou littéralement «gelés», en pleine salle de classe…

L’expérience a mis mes nerfs à rude épreuve. À la fin de certaines périodes, je l’avoue, à bout de nerfs et frissonnant d’angoisse, j’ai failli tout lâcher.

Désespéré, je me suis souvent demandé si j’allais avoir le courage de revenir à l’école le lendemain, par crainte de passer un nouveau calvaire avec d’autres élèves.

Comme les profs de vos enfants.

* Les noms d’élèves cités dans cet article ont été modifiés afin de protéger leur identité.


Nos spécialistes se prononcent
 
Deux spécialistes du monde de l’éducation et de la jeunesse commenteront chaque jour certaines situations auxquelles notre journaliste a été confronté durant ses deux semaines dans la peau d’un prof.
Gérald Boutin, professeur titulaire au Département d’éducation et de formation spécialisées de l’UQAM, expliquera certains comportements d’élèves observés en classe.

Auteur de nombreux ouvrages en éducation, M. Boutin dirige le Bureau de la formation pratique, qui encadre les futurs enseignants lorsqu’ils effectuent leurs stages dans les écoles.

Ses recherches portent sur la relation école-famille et l’insertion de nouveaux enseignants dans leur milieu professionnel.

Tendances des ados

Par ailleurs, Diane Pacom, professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université d’Ottawa, donnera son point de vue sur certaines habitudes vestimentaires pour le moins particulières qui ont été observées durant notre reportage.

Mme Pacom est une spécialiste des tendances chez les jeunes. Elle est membre de l’Observatoire Jeunes et Société de l’Institut national de recherche scientifique (INRS) et a écrit de nombreux ouvrages sur la sociologie des jeunes.


Il avoue être gelé (drogué)

Jeudi 11 décembre 2003
Français, secondaire II

Ce matin-là, les élèves doivent poursuivre la rédaction de leur production écrite, qu’ils devront remettre à leur prof au cours suivant.

Voilà 25 minutes que la période est commencée, mais je remarque que Maxime n’a pas encore touché à sa feuille, ni même sorti un crayon ou un livre de son sac d’école. Assis sur sa chaise, il rit tout seul.

Je m’approche de lui et, avant même que j’aie le temps de lui poser la moindre question, il me lance:

«Tu penses que je suis gelé hein ? Ah ! ah ! ah !… Ben t’as raison!»

Je suis bouche bée.

Ne sachant trop que faire et étant peu familiarisé avec le règlement de l’école à ce stade-ci, je l’invite simplement à rester assis calmement sur sa chaise.

Je retourne à mon bureau et note ce qui vient de se passer. Je n’en reviens pas.

Commentaire du spécialiste, Gérald Boutin, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM:

«L’usage de la drogue chez les élèves est une réalité qui a été longtemps cachée, dit-il. Aujourd’hui, certains établissements scolaires y font face plus que jamais. On peut déplorer une telle situation, mais que fait-on? Car malgré les tentatives de correction mises de l’avant par l’école, les moyens sont encore trop réduits. On n’a qu’à penser aux listes d’attente dans les Centres jeunesse et les CLSC par exemple…»

Suite:

Le burnout rattraperait un prof sur cinq
Sébastien Ménard - Journal de Montréal 09/02/2004 06h31 

Un prof québécois sur cinq risque de vivre, un jour ou l’autre, l’enfer du burnout.
C’est ce que soutient Luc Brunet, professeur au Département de psychologie du travail de l’Université de Montréal. «Le stress des enseignants est tellement grand qu’il leur cause souvent des maux d’estomac ou des problèmes cutanés, avant de les mener vers le burnout ou l’alcoolisme», indique le professeur Brunet.

«C’est aussi stressant qu’un job de chirurgien, mais c’est plus difficile au niveau émotif, parce que ce n’est pas valorisé par la société.»

L’enfant-roi

Cette dévalorisation sociale ne fait d’ailleurs qu’accentuer certains problèmes vécus par les enseignants dans la salle de classe, précise Luc Brunet.

«Les valeurs des jeunes ont changé, dit-il. Aujourd’hui, on fait place à l’enfant-roi, qui veut avoir toute l’attention, mais qui ne reconnaît pas l’autorité du professeur. «Dans ces circonstances-là, c’est très difficile de faire de la discipline, indique-t-il. C’est un des facteurs les plus stressants de la profession enseignante. « Et ça ne va pas en s’améliorant », dit-il.

Problèmes de motivation

Autre source de stress: les problèmes de motivation de certains élèves.

«Les jeunes qui sont actuellement inscrits à l’école sont issus de ce que j’appelle la génération Nintendo, dit Luc Brunet. Ils veulent du challenge, en mettant le moins d’efforts possible.

«Ils valorisent plus la possibilité de faire de l’argent facilement que d’apprendre quelque chose de nouveau, dit-il, et c’est pourquoi ils ne portent aucun intérêt à ce que leur prof enseigne.»

Le manque de ressources adaptées pour les jeunes aux prises avec des troubles d’apprentissage, qui sont de plus en plus intégrés dans les classes régulières, génère également beaucoup de stress.

«On tente de scolariser des jeunes qui ne sont tout simplement pas scolarisables. C’est très exigeant», plaide M. Brunet.

Antidépresseurs à la rescousse

Bon nombre d’enseignants québécois sont obligés de se faire prescrire des antidépresseurs pour arriver à travailler devant une classe.
C’est le cas de Noémie *, 29 ans, une enseignante de la Nouvelle école secondaire de Sainte-Marthe-sur-le-Lac.

Moral affecté

Depuis quelques semaines, Noémie est constamment sous médication.

«J’ai fait un genre de dépression», a-t-elle confié au représentant du Journal de Montréal, qui avait infiltré son école en tant que suppléant.

«Je prends des médicaments depuis le début de la semaine, dit-elle, c’est pour ça que j’ai toujours l’air de bonne humeur.»

«Les élèves drainaient déjà toute mon énergie, lance-t-elle, et maintenant, c’est au tour des parents. Ils ne sont pas de notre bord. «Quand il y en a trois ou quatre qui t’appellent pour te donner de la marde, dans une journée, parce que tu as tenté d’éduquer leur enfant, ça affecte le moral. «Je ne suis pas la seule à prendre des pilules, dit-elle. Tu serais surpris du nombre de profs qui sont dans ma situation.»

Beaucoup plus que 20 %

Les experts en relations industrielles joints par le Journal ne disposent pas de données concernant la prise d’antidépresseurs par les profs québécois.

Cependant, note Luc Brunet, de l’Université de Montréal, on peut imaginer que cette proportion dépasse largement les 20 %, puisque c’est le nombre d’enseignants qui risquent, à un moment ou un autre, de vivre un burnout.

* Le nom de l’enseignante a volontairement été modifié afin de protéger son identité.


Au moins un professeur pleure ou craque chaque semaine

«Y a beaucoup de profs qui pleurent ou qui craquent parce qu’ils n’en peuvent plus. Je dirais au moins un différent chaque semaine.»
Dans le corridor du deuxième étage, entre deux périodes de cours, Patrick *, enseignant à la Nouvelle école secon- daire de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, fait cette bouleversante confidence à notre journaliste.

«C’est vrai qu’il y a beaucoup de jeunes profs à notre école — la moyenne d’âge est 33 ans — mais ça ne peut pas être la seule explication à ce problème», dit-il.

«Moi, j’ai craqué une fois avec mes élèves. C’était il y a trois ans. J’étais incapable d’avoir le contrôle du groupe. J’ai crié tellement fort que les autres profs sont venus dans ma classe voir ce qui se passait», raconte-t-il.

«Cette année, je dois avouer que je trouve ça très difficile, mais j’ai pas encore craqué.»

Elle éclate en sanglots

Ce n’est pas le cas pour tous les profs.

Myriam, qui n’a pas encore beaucoup d’expérience dans le domaine, avoue avoir éclaté en sanglots au moins une fois depuis le début de l’année.

«Je suis très émotive, explique-t-elle. Quand c’est arrivé, disons que j’avais essuyé un gros manque de respect. Les élèves m’avaient ridiculisée. Je suis sortie de la classe et j’ai pleuré.»

Une situation qui ne surprend pas Luc Brunet, professeur au Département de psychologie du travail de l’Université de Montréal.

«Le manque de respect de la part des élèves et les problèmes de discipline, c’est ce qu’il y a de plus stressant pour un enseignant», dit-il.

Parti à l’hôpital

Caroline, elle, n’a jamais craqué. Mais elle a vu certains de ses collègues «sauter». Littéralement.

«Depuis que je suis enseignante, j’en ai vu au moins trois partir en burnout. Hier encore, un prof est parti à l’hôpital parce qu’il était épuisé.»

* Le nom des enseignants a volontairement été modifié afin de protéger leur identité.
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