Une rencontre avec Colette Gendron expatriée, étudiante, peintre archiviste et chargée de publications |
par Marie-Pierre Tremblay
mars 2004
J’ai rencontré Colette Gendron* en août 2003. Elle venait de compléter la première année d’un séjour de quatre ans en Tunisie où son conjoint Pierre, délégué de l’ACDI, agit à titre de conseiller du ministère de l’Éducation et de la Formation pour la refonte et l’organisation des programmes de formation professionnelle. Elle-même ne peut pas obtenir de permis de travail, le chômage étant très élevé au pays, même parmi les gens instruits. Ils habitent une villa à Carthage, à une quinzaine de kilomètres au nord de Tunis.
« Pierre et moi étions dans une oasis. Nous admirions la beauté des lieux. Au loin, un berger descendait d’une montagne, entouré de ses chèvres et de ses moutons. Une montagne si aride qu’on se demandait bien ce que le troupeau pouvait y brouter. Il s’approchait peu à peu de nous. La scène était probablement la même il y a 1000 ans. Nous étions subjugués. Puis le berger, vêtu du costume traditionnel, sortit - je ne sais d’où - un téléphone cellulaire. Le charme était rompu. C’est ça, la Tunisie.
« Surprenant pour nous, normal pour les Tunisiens. En fait, ils sont des petits débrouillards, des bricoleurs, des patenteux. Par exemple, ceux qui ont des antennes paraboliques (et ils sont légion) ne paient pas un sou pour recevoir les chaînes européennes : installer une carte à puce est un jeu d’enfant pour tout Tunisien qui se respecte. Et il faut voir les petits ateliers de réparation automobile installés en plein milieu du trottoir au centre-ville de Tunis ou encore le système de cordage installé par le jardinier pour faire tenir les bougainvilliers (qui ont, il est vrai, trois mètres de hauteur…) »
Être expatriée : une dure réalité
« Nous sommes à un saut de puce de la France et de l’Italie. Mais Pierre travaille 6 jours par semaine. C’est-à-dire qu’il a congé le vendredi après-midi, consacré à la prière, et il travaille le samedi. Donc nous ne pouvons pas vraiment voyager. Et c’est là que tu commences à te rendre compte de ton statut particulier.
« T’es pas en voyage. T’es pas chez vous mais t’es pas immigrante. Tu ne te dis pas : ‘Je plante ici mes racines et je m’attache à ce nouveau pays’, mais en même temps t’es complètement détachée de ton pays d’origine. T’as pas de point d’ancrage. T’as pas de travail qui te permette d’entrer en relation avec les gens. Le bénévolat, c’est respecté, mais pas autant valorisé qu’un vrai travail. Au début, j’avais l’impression d’être là en observatrice, de ne rien pouvoir construire. Ce n’est pas toujours très confortable et c’est assez difficile à vivre. Donc, je me suis dit : ‘Ma vieille, tu dois organiser ton quotidien pour te sentir à l’aise et connaître du monde’. Ce n’est pas évident. Je pense que j’ai travaillé pendant six mois à placer mes pions pour me bâtir un réseau, commencer à rencontrer des gens, à comprendre un peu ce pays. Si tu ne fais pas ce travail-là, tu vis comme si tu regardais une belle carte postale. Sans jamais entrer dedans. »
La langue et la famille : deux obstacles de taille
« Les deux principales barrières auxquelles je me suis heurtée sont la langue et, contre toute attente, le grand attachement des Tunisiens à leur famille. En ce qui concerne la langue, tout le monde parle français, à des degrés divers. Mais la langue de la rue, c’est l’arabe. Et quand tu te promènes pendant des jours et des jours en entendant un gazouillis que tu ne comprends pas, c’est comme être enfermée dans une bulle. J’ai donc résolu de m’inscrire à l’université et j’ai suivi des cours intensifs d’arabe à raison de 4 heures par jour, 4 jours par semaine. Je voulais faire une activité qui me garde intellectuellement active. J’ai été servie. La première semaine, j’en ai bavé un coup. Il faut tout apprendre en même temps : parler, lire et écrire. Le deuxième jour, on nous a donné une feuille où était reproduit l’alphabet arabe (29 lettres dont la forme varie selon la position dans le mot ; 4 variantes par lettre). Le troisième jour, le professeur nous a lu un texte plusieurs fois et nous devions le répéter à tour de rôle. Bon, tu vois le genre. Je ne pensais pas m’en sortir vivante, mais je dois dire que cette méthode draconienne a porté fruit puisque je peux maintenant lire des petites choses, dire quelques phrases et écouter Al Jazeera - même si je ne comprends pas tout, les images aidant, ça va.
« Outre la langue, l’attachement des Tunisiens à leur famille est un véritable obstacle à l’intégration des étrangers. Le réseau familial est très très important. Les jeunes ne prennent pas d’appartement à 18-20 ans - même une secrétaire bien payée ne peut se louer un 2 1/2 meublé Ikea. Ils demeurent chez leurs parents ou, s’ils viennent de la campagne, habitent chez un oncle, un cousin ou encore un ami de la famille. Il y a donc des liens économiques : le logement est cher et les salaires relativement bas. Des liens religieux aussi : les fêtes musulmanes se célèbrent en famille. Et enfin des liens de type plus « sociaux » : il n’y a pas de réseau d’aide sociale, pas d’assurance-chômage, pas d’assurance-maladie. C’est donc la famille qui prend en charge ceux qui n’ont pas de travail, ou ceux qui sont malades, ou encore les vieux parents. Car il n’est pas question de se séparer des vieux. C’est pour eux que de petits appartements (chambre et cuisinette) sont jouxtés à la plupart des maisons.
« Donc, les Tunisiens en ont plein les bras avec leur famille et ils ne sont pas très enclins à t’accueillir. Il y en a, mais ils ne sont pas très nombreux. Et quand tu dis que tu es Canadien, ça ne fait pas très exotique non plus. Ce qui les fait rêver, c’est l’Inde, l’Australie. Pour eux, le Canada est un pays moderne où leurs enfants vont étudier, trouvent de bons emplois bien rémunérés et peuvent vivre une vie agréable. Donc, cet obstacle-là semble vraiment insurmontable... mais je n’ai pas renoncé. »
« (...) elle enchante le cœur par ses œuvres tendres et sensibles, toujours bien rythmées ». Ronz Nedim, La Presse, Tunis.
« Après avoir cousu des dizaines de mètres de rideaux et avoir acheté tous les cossins pour la maison, j’ai installé mon atelier. Ma dernière exposition à Montréal - à la Galerie Niko - avait bien marché et j’ai donc dit à qui voulait l’entendre que je voulais exposer mes tableaux en Tunisie. J’ai donc fait des démarches pour savoir comment fonctionnait le réseau des galeries et j’ai cherché à rencontrer des artistes avec lesquels je pourrais avoir certaines affinités pour éventuellement partager les dépenses. Puis je me suis remise à la peinture et j’ai produit abondamment. Un jour, une amie canadienne qui habite Tunis depuis des années s’amène à la maison et voit mon travail. Quelques semaines plus tard, elle m’appelle pour me dire que l’ambassade du Canada organise une Semaine canadienne avec des musiciens, des écrivains, des peintres, et me demande si « j’accepterais » (imagine !) d’y participer.
« Le vernissage a eu lieu à l’Espace Caliga le 5 novembre 2003 (très réussi, ça m’a vraiment fait chaud au cœur) et l’exposition s’est poursuivie jusqu’au 27 novembre. Comme c’est mon anniversaire en novembre, Pierre m’a offert d’aller passer trois semaines à Paris. Je comprends combien peut avoir l'air « baveux », vu de Montréal, l'idée de se désennuyer de la Tunisie en allant passer une semaine à Paris... mais c'est comme cela : l'hiver ici n'est pas tropical, il est méditerranéen et ce n'est pas du tout la même chose, mais alors pas du tout... Donc en rentrant, j’ai eu la surprise d’apprendre que j’avais vendu assez de toiles pour recouvrer tous mes frais et obtenu une couverture de presse plutôt flatteuse. Ça m’a encouragé à continuer, mais là, je me suis remise au dessin, au vrai, au figuratif. J’ai hâte de voir où cela va me mener. »
Les chambres secrètes du musée de Carthage
« Après avoir terminé mes cours d’arabe, j’ai rencontré le directeur du musée archéologique de Carthage et je lui ai offert mes services en tant que bénévole. Je suis arrivée pile car son adjointe est responsable de plein de choses y compris d’une publication (en français) qui fait état des fouilles effectuées durant l’année. Donc j’ai hérité en partie de cette publication. Ce qui m’a amené à assister à plusieurs rencontres entre archéologues. C’est fascinant. Ils font des présentations, discutent entre eux, se donnent divers conseils sur l’identification d’une pièce ou sur sa datation. C’est comme une enquête policière. Quand il s’agit de poterie, ils se laissent guider par les formes, les couleurs, les anses. Mais il y a nombre de problèmes qui ne sont pas résolus. Tout le monde est passé à Carthage : les Phéniciens, les Romains, les Vandales... Il y a de nombreuses villes superposées sous la ville actuelle, la ville active. Et les pelles mécaniques sont plus rapides que les archéologues qui travaillent à la petite cuillère. Donc il y a souvent des conflits entre les besoins d’expansion de la cité et la volonté de préserver les trésors du passé.
« Je fais aussi autre chose au musée. Il y a là deux immenses pièces - pas des petits placards, de vraies grandes pièces - remplies du plancher au plafond de documents qui datent d’aussi loin que 1880. La Tunisie était alors un protectorat français et les Père Blancs s’y étaient installés. Ce sont eux qui ont initié les grandes fouilles archéologiques - bien qu’ils aient été précédés de petites équipes isolées. Donc il faut inventorier et classer les archives qu’ils ont laissées, et aussi celles de toutes les équipes françaises, anglaises, allemandes, canadiennes et autres qui sont venues travailler ultérieurement à Carthage. Il y a là-dedans des croquis, des rapports, des photos, des plans... Pierre se bidonne : ‘Toi qui aime cela organiser, ordonner, classifier, tu as là le défi de ta vie !’ J’ai reçu carte blanche et je songe à la manière dont je vais m’y prendre. L’idéal serait de créer en même temps une banque de données mais le musée manque cruellement de personnel qualifié et de ressources matérielles. Je suis donc à me creuser le coco pour trouver par quel bout prendre le problème et pour suggérer des façons de faire. Je trouve le challenge extrêmement intéressant.
« Mais ce n’est pas à cela que je songe tous les matins en montant au musée par le chemin qui longe la mer. Je me laisse plutôt envahir par la magie des lieux car à Carthage, on côtoie partout l’Histoire. »
Tunis Accueil
« Au printemps, par hasard, je suis tombée sur une « talle » de Françaises qui faisaient partie de Tunis Accueil, une sorte d’association qui offre des tas de services aux expatriés. C’est aussi un lieu d’entraide. Si tu t’ennuies, si tu cherches un médecin ou une bonne école pour tes enfants, Tunis Accueil essaie de t’aider. Comme j’avais envie de « gigoter », j’ai manifesté le désir de me rendre utile et j’ai été nommée sur-le-champ secrétaire générale. Le titre ne veut rien dire, personne ne voulait le poste ! Concrètement, je participe aux réunions d’organisation des activités (visites, conférences, fêtes, rallye, etc) mais surtout je suis en charge de la production du bulletin trimestriel. C’est bien, je ne perds pas la main. Le premier numéro est sorti en septembre, le deuxième en janvier. Mais il a fallu peaufiner la mise en page et courir après le monde qui devait remettre des textes. Air bien connu ! »
Et le reste
Et puis la conversation s’est poursuivie longuement. Colette m’a raconté la senteur des jasmins et des citronniers de son jardin, la beauté des orangeraies et les arrivages des primeurs, le prix du pain, la couleur de la lumière, ses week-ends dans le Sud et ses soupers romantiques à La Goulette, le goût du poisson frais de la Méditerranée, celui des tajines et des pêches blanches et plates, les 50°C de l’été (on a l’impression d’ouvrir la porte du four lorsqu’on quitte les pièces climatisées !!!) et les 5°C humides de l’hiver, la journée de travail qui se termine à 13 heures pendant le mois du Ramadan, le rythme lent de la vie, le code vestimentaire, le gouvernement, la censure, les grands hôtels, la situation des femmes, son habileté croissante à marchander, ses comptoirs de cuisine en marbre, son admiration pour le grand réformateur que fut Bourguiba, bref, une conversation à bâtons rompus entre deux amies heureuses de se revoir après une année de séparation.
Le 7 décembre dernier, je recevais ces quelques lignes : « Une de mes copines tunisiennes m’a invitée avec d’autres filles qui travaillent au musée dans sa belle maison de Sidi Bou Saïd (sur une colline avec vue sur mer) où nous avons placoté toute une après-midi jusqu'à en perdre le souffle ». Et le 28 janvier : « Le jardinier est parti acheter des plants de fleurs. Il faut se dépêcher de les planter si on veut avoir des fleurs au printemps. Tout ça me donne le goût de rester. Voilà tout le grand dilemme des expatriés : quand on commence à se sentir chez soi, on a un petit serrement de cœur en pensant qu’on devra partir ! »
Colette a donc réussi à « entrer » dans la belle carte postale.
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* Colette Gendron est entrée à l’ONF en 1988 à titre de superviseure des Services graphiques. Elle a par la suite occupé le poste de chef de l’Information et de la publicité du Programme français. Elle a quitté l’ONF en 1996.