Jean-François Biron |
Jean-François Biron, au printemps 1984
Théo Pour commencer par le commencement, quand as-tu été embauché Jean-François ?
Jean-François J'ai été embauché le 15 septembre 1944 par Raymond Mondor.
J'arrivais d'outre-mer, j'étais officier, et on m’a donné mon dossier pour aller le présenter à l'officier des vétérans à Trois-Rivières, monsieur Warren.
Théo Tu as été embauché parce que tu étais soldat ?
Jean-François Oui, j'étais officier. Quand je suis sorti du bureau de Monsieur Warren, il y avait un petit homme assis à côté de la porte, moustache, front haut, je ne m'en suis pas occupé, je suis parti dire bonjour à mes parents sur la rue Royal à Trois-Rivières. Quand je suis arrivé à la maison, ma mère m’a dit on vient de recevoir un téléphone de monsieur Warren. Retourne au bureau de poste, il y a un monsieur qui veut te voir. J'arrive là, ah c'était Mondor. Il me dit Monsieur on a besoin de vous. J’ai vu votre dossier, vous êtes photographe, on aurait besoin de vous à l'Office national du film pour visiter les industries.
Je lui ai répondu je vais y penser, je ne suis même pas encore sorti de l'armée. Mon projet était de me reposer trois mois puis de reprendre mes activités photographiques. D'autant plus que j'avais rencontré outre-mer un jeune lieutenant Archambault, de Montréal. Son père lui donnait 25 000 $ pour partir en affaires et il voulait ouvrir un studio de photographie commerciale et de mode.
Et je lui ai dit il faut d'abord faut que j'en parle à ma femme. Je suis arrivé à la maison et j’ai dit ça à ma femme, il faudrait que j'aie une automobile. Elle m’a dit tu n’as rien à perdre, si ça ne fait pas ton affaire t'aura seulement qu'à démissionner. J’ai téléphoné à Mondor et je lui ai dit suis prêt à commencer. Il m’a dit voulez-vous venir au Château Deblois tout de suite, j'aimerais ça vous rencontrer. J’ai pris l'autobus du Cap-de-la-Madeline au Château Deblois à Trois-Rivières, il m’a donné une formule et je l’ai signée. Il m’a dit comptez vous engagé à partir d'aujourd'hui.
Théo T'étais marié ?
Jean-François Ah oui j'avais deux enfants. Ce qui était arrivé, c'est qu’au mois de juin 40, on apprend tout d'un coup que ceux qui n’étaient pas mariés au premier juillet étaient considérés comme garçons, pour la guerre. Je commençais à sortir avec ma femme, alors on s'en est parlé tu comprends bien. J'ai dit je ne sais pas ce que tu en penses mais le mariage c'est trop important. Ça fait six mois qu'on se connaît, on pourrait peut-être attendre encore un petit peu. Elle m’a dit moi aussi j'aimerais mieux ça. On a laissé passer le 1 er juillet et on s'est mariés le 1er février 41 et naturellement on a eu un enfant au bout de neuf mois, Gabriel, et là j'étais dans l'armée.
Théo Je reviens à l’ONF. Est-ce que Mondor t’a dit quoi faire ? Jean-François Il m’a dit la semaine prochaine je vais vous envoyer quelqu'un, il va vous montrer comment ça fonctionne un équipement de projection. Alors Jean-François est arrivé, et il m'a montré ça, il ne connaissait pas ça, il s'est trompé, il l’a cassé....
Théo Mais lui il travaillait dans les circuits industriels à Montréal ?
Jean-François Non non il travaillait au bureau de Montréal. Il y avait 33 représentants au bureau de Montréal quand je suis rentré. Mais j'avais mes directives qui venaient d'Ottawa, de Gordon Adamson. Une fois par quinze jours, Paul Thériault et Gordon Adamson faisaient une assemblée de représentants à Montréal et j'y allais.
Je devais promouvoir la sécurité avec l'utilisation des films pour l'entraînement.
Théo Moi quand j'ai pris la succession à St-Jean, il a un type avec qui j'étais devenu ami et je lui ai demandé veux-tu me dire pourquoi je suis toujours refusé dans les usines ?
Il m’a répondu c'est simple le gars qui était avant toi obligeait les usines à voir les films, sous menace de leur faire perdre leur contrat de guerre.
Alors le gars de l'usine se disait je ne veux pas perdre mon affaire, c'est un gars du fédéral qui arrive, il arrêtait tous les gens de l'usine et ils regardaient le film. Quand la guerre a été finie, moi ils m'ont mis dehors !
Jean-François En 45, ils ont demandé aux gars de Montréal d'être à salaire au lieu d'être à tant de la projection. Ça payait trois dollars de la projection et certains en faisaient 30 ou 36 par jour. Ils faisaient des projections d'une demi-heure. Les gars n’ont pas voulu et ils sont tous partis.
Moi quand j'ai commencé, je gagnais 147 $ par mois. Je gagnais moins que dans l'armée où j’avais150 $ par mois. J'envoyais 75 $ à ma femme et je gardais 75 $. C'était la loi.
Quand j'ai ouvert mon studio de photographie en 1938, je me prenais 25 $ de salaire par semaine et c'était un gros salaire.
Jack Marager a dit je vais rester mais il me faut 200 $ par mois. Gordon Adamson lui a dit si tu n’es pas content avec le salaire qu'on te donne, t'as seulement qu'à t'en aller. Il est parti et trois mois après ils ont augmenté mon salaire à 200 $. Quand Jack Marager a su ça, il est revenu pour se réengager mais ils n’ont pas voulu le reprendre.
Théo Quand tu as commencé les circuits, comment organisais-tu une semaine de travail ?
Jean-François D'abord il fallait je les visite. Le samedi c'était les syndicats et le dimanche c'était les mouvements d'action catholique. Je travaillais souvent sept jours par semaine.
Théo Je me souviens qu'on passait le film pendant un mois. On connaissait le commentaire presque par cœur. Quand le son du projecteur faisait défaut, on prenait le micro et on disait le texte à la place.
J'ai une autre question, parle-moi donc de tes comptes de dépenses, comment ça fonctionnait ? On envoyait des comptes de dépenses et c'était toujours payé, excepté si tu faisais quelque chose contraire aux règlements ?
Jean-François Exactement. C'est pour ça qu'il y a des gars qui se sont fait sacrer dehors parce qu'ils ont mis des voyages à des places qui n'existaient pas. Les gens aujourd'hui ne peuvent pas s'imaginer comment c'était.
Théo Des programmes du mois, en as-tu eu beaucoup dans ton territoire ?
Jean-François Oh oui et pendant un bout de temps j'avais 375 films et 14 projecteurs. J'avais un projecteur à Louiseville, au presbytère. Le centre de main d'oeuvre de Louiseville venait le chercher, les frères venaient le chercher, les soeurs venaient le chercher, le syndicat venait le chercher, les voisins venaient le chercher. Le programme durait une semaine et j'avais un minimum de cinq visionnements par projecteur.
J'avais 129 points de circuits à Trois-Rivières avec Marcel Panneton. Lui il avait trois projecteurs, un des miens et deux qu'il s'était achetés. À Shawinigan, il y avait 25 membres du ciné-club, à Grand-Mère35 membres de ciné-clubs.
Au Cap-de-la-Madeleine, c'était le directeur de la police qui s'en occupait. C'était les polices qui allaient porter le projecteur au groupement et ils allaient le chercher après, peu importe l'heure ! Moi ça faisait mon affaire ! Mais au Cap-de-la-Madeleine, il y a un lieutenant qui a fait un procès à la ville parce qu'il a été licencié parce qu'on a découvert qu'il avait passé des films pornographiques sur les heures de travail.
Dans les maisons, ils appelaient ça le ciné-familial. Tu avais les frères, les soeurs, les voisins, les voisines et la maison s'emplissait. C'était un soir par mois, dans ce temps-là il n'y avait pas de télévision. C'était pas des programmes élitistes, sur les arts, c'était des programmes des films pour le monde ordinaire.
Théo Les gens qui ont vu ces programmes là étaient-ils tous satisfaits ?
Jean-François Il y a certains curés qui n'aimaient pas ça, par exemple, un film sur la danse. On y disait que la danse c'était une activité de l'expression humaine depuis le début des temps, l'homme s'est toujours exprimé par la danse, au début c'était une prière, puis une expression de joie, ensuite un loisir, ensuite ça été un art.
Je me rappelle qu'un curé, qui n'avait pas assisté à la présentation du film, s'était élevé contre ce film-là. Il a dit vous montrez des choses comme ça, vous envoyez nos jeunes en ville. J'ai dit : pensez-vous monsieur le curé que si je n'avais pas montré ce film là, il y aurait moins de jeunes qui iraient en ville ? On ne dit pas aux jeunes d'aller danser le boogie-boogie. J'ai dit pourquoi vous en faites pas ici ? Tout le monde a applaudi. La semaine suivante, les danses ont commencé dans la salle paroissiale.
Théo Qu'elles ont été tes plus grandes déceptions ?
Jean-François Ma grande déception ça été l'arrêt des programmes réguliers. Garneau est arrivé avec Roland Ladouceur et il m'a donné trente jours pour sortir tous mes films. J'avais 32 dépôts de films dans mon territoire, 16 sur la rive-nord et 16 sur la rive-sud. Trente jours pour sortir tous mes dépôts de films et fermer la cinémathèque centrale, alors que j'étais seul. Là on s'est éloigné de tout le monde.
Théo As-tu des faits cocasses à rapporter ?
Jean-François Oui j'ai un fait cocasse. Quand Jean-Jacques Chagnon est devenu directeur régional, il avait averti tout le monde qu'il était pour venir nous visiter. Alors il arrive à mon bureau à midi moins quart et me dit je n'ai pas beaucoup de temps, j'ai cinq minutes, je dois rencontrer quelqu'un à midi, pourrais-tu me donner un portrait de ta distribution !
Moi j'ai toujours aimé travailler comme toi, avec les tableaux. Je sors mon tableau et je lui dis c'est ça ma distribution : ça ce sont les points dr circuits mensuels, ce programme-là qui est en bas a commençé ici, ça fait depuis trois ans qu'il marche, voici les endroits où il est passé, ça me fait aux alentours de 400, 430 représentations par mois.
Il dit c'est très bien, c'est parfait, ça n'a pas été long à présenter et il s'en va !
Dans l'après-midi il est arrivé à quatre heures et demie chez Beaucage à Sherbrooke et il pensait que Beaucage lui montrerait sa distribution comme ça. Mais Beaucage, au bout d'une demi-heure de présentation à Jean-Jacques, Jean-Jacques ne comprenait rien. Il paraît qu'il lui est tombé dessus !
Beaucage m'a demandé qu'est-ce que c'est que tu lui as fait à Jean-Jacques Chagnon, il m'a tombé sur le dos, je pensais que j'étais pour être dehors le lendemain !
J'étais le premier représentant qu'il venait voir et il était au courant de rien. Ça a été un des malheurs de nos directeurs régionaux. Il y a beaucoup qui sont arrivés en poste et qui ne connaissaient rien. Avant eux c'était zéro et là ça commençait. Alors ce qui est arrivé c'est qu'on a eu des grosses erreurs et quand on s'est éloignés de notre but, c'est dans des circonstances comme ça.
Théo As-tu des souvenirs sur la route, parce que le représentant était obligé de voyager continuellement toute l'année. Y a-t-il quelque chose qui te revient ?
Jean-François Le premier hiver je me rappelle que j'avais deux sets de chaînes. Il y avait de la pluie verglaçante, on avait un stock effrayant, dans ce temps-là, j'avais le générateur, le projecteur, l'écran et le trépied, des fils et des extensions électriques, on avait la pelle, le sable et un câble pour se faire tirer en cas.
J'ai eu le privilège d'étrenner un véhicule Bombardier, les premiers. C'était à peu près large comme ça, avec quatre petites fenêtres rondes et puis on embarquait douze dans ça. Avec des chenilles, ça venait sur des patins en avant. On mettait tout le matériel dans le milieu et on était face à face, six de chaque côté et il faisait froid ! J'avais laissé ma voiture à Saint-Louis de France. Il y avait une route mais ils n'enlevaient pas la neige.
Mais en 52, quand la télévision est arrivée, j'ai été le district dans tout le Canada à faire la plus grosse chute, j'ai descendu de 90 %. Les gars me disaient : écoute François, on est pas pour transporter un gros projecteur ; j'ai juste des pitons à tourner et j'ai tout ce qu'il me faut.
Théo Depuis ta retraite l'an dernier, as-tu vu des films de l'ONF ?
Jean-François J'en ai vu un à la télévision, qu'est-ce que c'est que c'était donc, il m'a choqué, je ne m'en rappelle plus. Le seul film que j'ai aimé depuis que j'ai pris ma retraite c'est Si cette planète vous tient à cœur.
Théo Comment vois-tu l'ONF aujourd'hui en 1980 ?
Jean-François Je le vois fini ! À moins qu'ils reprennent en neuf, qu'ils reprennent en petit et à l'échelle de leur mandat de faire connaître le Canada aux Canadiens et le Canada à l'étranger avec les moyens d'aujourd'hui. Je demanderais à certains jeunes du secondaire de nommer les provinces du Canada et la majorité ne savent pas.
Théo On a parlé des difficultés, j'aimerais savoir quelles ont été tes plus grandes satisfactions ?
Jean-François Ma plus grande satisfaction c'est quand j'ai pris ma retraite (rires). Quand j'ai pris ma retraite, j'ai laissé dans mon territoire deux petites cinémathèques régionales, une sur la rive-sud au Cégep de Victoriaville et une sur la rive-nord au cégep de Trois-Rivières.