Faisons le bilan
- Le deuxième du siècle -
Par MOUHOUCH
Il semble aux
citoyens très ordinaires dont j'ai l'honneur de faire partie que le temps est
venu pour la nation de faire un bilan de
situation. Il aura été le deuxième du siècle. C'est le chiffre 44, devenu
le nôtre, qui nous y invite: en 1944 nous exprimâmes sans ambages nos
sentiments de révolte et d'indignation à l'égard de notre autoproclamé protecteur. Onze ans plus tard nous
e¹mes à solder toute une époque; 44 ans de colonialisme franco-espagnol, o¨
bien des choses se sont passées. Disons tout d'abord que des centaines de milliers
d'hommes et de femmes avaient fait don, de leur vie à la mÛre-patrie entre 1912
et 1934. N'ayant jamais tété d'autre sein que le sien ni nourri d'affection que
pour elle, ils ne pouvaient pas faire moins... D'aucuns parmi les nôtres, aliénés depuis des siècles à la
culture du bien-être matériel et de l'anti-héroïsme, furent plutôt heureux que
des rebelles à leur despotisme maladif fussent enfin vaincus. Se ressaisissant
bientôt et prenant conscience des véritables enjeux de l'intrusion étrangère,
ils condamnent à voix basse, puis chahutent et harcèlent enfin l'occupant, politiquement: allergiques ils sont à la
vue et au maniement des armes, pour cause de haut raffinement à les en
croire. Servis par les circonstances, dont ils ont un flair aigu, ils finiront
par entraîner derrière eux la canaille
comme ils disent, et par avoir gain de cause, pour le plus grand bien de leurs
affaires et, il faut le reconnaître, celui aussi de la nation, dont du reste
ils se proclameront les sauveurs, et les maîtres jusqu'à la fin des temps.
Permettez à votre serviteur de vous dire qu’il fut, à l'age de seize ans,
membre de la piétaille qu'ils firent marcher ce samedi 29 janvier 1944 en tête
de leurs troupes d'ouvriers en guenilles et de boutiquiers en sarouals,
observées à partir de hauts manzahs
par d'honorables docteurs en
théologie et des négociants ventrus en caftans. Croyez Mouhouch sur parole:
avec le recul il n'en conçoit pas d'amertume, ni ne s'en fait gloire.
De 1912 à 1956, il s'était donc
écoulé 44 années de misère morale, o¨ s'étaient déployés de vrais héroïsme, et
s’étaient révélées des bassesses sans nom. De soi-disant dévots s'étaient faits
les suppôts de Satan. Des ignorants s'étaient donné la preuve que le savoir
est dangereux. Des brutes ont profondément assouvi leur désir d'humilier des
êtres délicats. Des millions d'affamés se sont volontairement engagés en
14-18 puis en 39-45, pour mourir ou se faire estropier afin de sauver la métropole (!) du barbare germain
indifféremment qualifié de boche ou
de chleuh (Notez le parallèle), et
aussi afin qu’ ½arriba╗ Franco. Quarante-quatre ans durant tout adulte
dut annuellement payer sans rechigner impôts, taxes, redevances et droits de toutes
sortes exigés par le Protecteur. De
ces droits à payer, il en fut un de particulièrement humiliant: celui de la
capitation, la fameuse "daribate
lewden = l'impôt sur l'oreille!" Ainsi, celui qui ne possédait rien devait-il
en quelque sorte acquitter un droit à l'existence. Il y eut des contrôleurs civils pour expliquer
solennellement aux assujettis, dans un élan d'affection, que la France leur
faisait grâce de l'impôt sur leur deuxième esgourde, et que de toute manière
ils pouvaient, s'ils le voulaient, opter en lieu et place de la dharibate
leweden pour la corvée annuelle de quatre jours, imposée, elle, à ces rebelles
impénitents que sont les Berbères, assortie de l'obligation pour eux de saluer
militairement tout uniforme et d'obéir sans la moindre réplique aux ordres de
cabots spécialement dressés et conditionnés pour être féroces. Quarante-quatre
années durant les membres des familles dont le cheptel avait été décimé par
l'aviation française et les terres confisquées à la romaine durent vivoter en
cultivant des garrigues et en élevant quelques chèvres, ou, pour les mâles,
en répondant aux appels des sergents
recruteurs circulant de souk
hebdomadaire en souk hebdomadaire et vantant au porte-voix les qualités de la
fameuse "sobba" (soupe) servie dans la non moins fameuse
"gamila" (gamelle) de l'invincible
armée française. Quarante-quatre années durant des colons sans le sou
débarqués à Casablanca par batelées entières s'étaient joyeusement égaillés
dans nos campagnes les plus fertiles, en avaient pris possession, réduit nos
paysans à une servitude de fait et déversé sur eux leurs amertumes de bouseux méprisés en la métropole. Devenus riches, gros et gras
de la sueur de leurs ouvriers et des innombrables avantages à eux accordés par
la paternelle « Résidence de la République française au Maroc », ils
ne se privaient pas chaque été de retourner chez eux en grosses limousines
américaines pour faire mourir de dépit leurs anciens employeurs et faire béer
d'admiration leurs ex-camarades de ferme, de chantier ou d'usine. Attention,
cher lecteur, n'établissez surtout pas la
moindre similitude entre nos vaillants émigrés des années soixante à nos
jours et ces parvenus enrichis par l'ignominie d'une nation exploiteuse de
peuples, hypocritement affublée du titre pompeux de ½promotrice des droits de
l'homme, et disant de sa capitale qu'elle est la ville des lumières: celles de
Pigalle, sans doute,, et du Moulin-Rouge! Quarante-quatre années durant, les
indigènes que nous étions ne pouvaient que comprimer leur rage, se bouffer le
nez, avaler des couleuvres, et grimacer malgré eux en jouant de la musique andalouse à des képis étoilés,
ou en leur dansant l'ahwash et l'ahidous. (Tout comme aujourd'hui on
le fait pour nos sachems!)...
Quarante-quatre
années durant!... Mais voilà qu'un jour des années cinquante tout le monde se
regarda dans les yeux. Il suffit alors de deux petites années pour que tout
basculât, puis 1956, et " Vive la hourria,
vive l'istiqlal!".
Toute une époque est soldée, dans la
hâte et le cafouillage. Positive, elle a été pourtant, malgré la France, car
le sang et les larmes pèsent toujours lourd dans la balance de l'histoire.
***
Des mois passent, emplis de grandes
liesses et, il faut le dire, de profond bonheur. Puis les lampions s'éteignent
l'un après l'autre. C'est l'aube d'une nouvelle ère, celle dont nous vivons
maintenant les derniers semestres, les derniers mois peut-être, voire les
dernières semaines: 1956-1999, quarante-quatre ans encore de la vie d'une
nation, la nôtre. Neuf lustres durant lesquels ceux parmi nous qui se sont
érigés en sauveurs - à tort ou à juste raison - ne laissent pas passer un seul
jour de notre existence sans nous inviter à avoir bonne souvenance de leurs
exploits, et nous expliquer qu'"hors de leur chapelle point de
salut!". C'est du reste au tout début de l'ère de l’indépendance que les couleurs sont annoncées. D'aucuns
marquent simplement leur volonté de reconstituer pièce par pièce la zaou´a-foutoir, qui nous avait menés à la débâcle. D'autres sortent de
leur garde-robe des uniformes à la Staline ou des tenues à la Mao. Plus futés
sont enfin ceux-là qui se mettent en catimini à récupérer la machine
capitaliste abandonnée à la hâte et bradée par le colonialisme. A la faveur de
mille privilèges, ils s'en serviront à merveille, comme nous le verrons. Les
moins avisés de nos héros-patriotes, eux, se chamaillent pour le
partage de maigres récompenses. Ainsi ai-je pu, moi Mouhouch, me faire
attribuer une rente viagère de 1500 centimes, pour avoir déserté le makhzen-mobile, avec armes et bagages, et pour avoir fait le coup de feu
contre la Légion Etrangère. Bien
Payé, me suis-je dit; mais, depuis, on ma persuadé du contraire... Bref!
Bref, nous sommes libérés du joug
colonialiste. Bien des désirs de vengeances s’assouvissent dans le sang... Bien
des désordres troublent la paix des corps autant que celle des consciences,
mais nous go¹tons malgré tout aux saveurs de la liberté, Quelques années passent,
trois, quatre, ou cinq. La lutte pour l'instauration du parti unique se
poursuit; elle aboutira à l'émergence... du Parti unique, le vrai,
l'authentique, le légitime. Un verbiage démocratique en accompagne la
naissance, ou, plus exactement, la résurrection. En une véritable prouesse de
prestidigitation il se présente en champion du multipartisme. Un multipartisme
dont il écrit et joue lui-même la partition, bien conseillé sans doute en la matière par les théoriciens du
néo-colonialisme, qui l'aident à élaborer toute une philosophie de pouvoir,
dont l'éthique est le dernier des soucis.
Ainsi est-il permis aux oppositions
de végéter si elles sont réelles, ou de s'affirmer ostensiblement si elles sont
de façade, pour qu’elles servent de pôles d'attraction aux nationaux
mécontents et de vitrines démocratiques pour l'observateur étranger. Et,
pendant que les plus dynamiques et les plus rêveuses de ces oppositions bercent
le imaginations au son des gha´tas
populistes, prônent inconsidérément le recours, à la violence et se font
durement réprimer, le Parti Unique exerce pompeusement le pouvoir et
développe, lui, une démagogie bien plus efficiente
et destructrice de valeurs. Il se dit défenseur du droit, mais rend inopérante
la notion de « nul n’est au-dessus de la loi » et accule la majorité
des citoyens à faire leur la philosophie primaire du "chacun pour
soi" en une course effrénée aux prébendes, aux sinécures et aux petits
privilèges, dont il règle la répartition au prorata des degrés de soumission,
de fidélité et de dévouement. Par ailleurs, il laisse la bride sur le cou aux
commis de l’Etat et aux gestionnaires du bien public pour qu'ils volent,
autant qu’ils voudront, impunément, tant qu’ils appartiendront à la caste des
« béni-oui-oui ». Il proclame presque officiellement que la
corruption fait partie du patrimoine économico-culturel de notre société sinon
de l'humanité entière, convaincu de détenir par-là un moyen s¹r de permettre
au fonctionnaire, à l'agent d’autorité et au magistrat de céder à toutes les
tentations, de se rendre vulnérable et d'avoir des raisons sérieuses de ne
jamais se départir de sa docilité: n’est-il pas doublement déshonorant d'être
honni à la fois par l'autorité en place et par l'opinion publique? Au besoin,
même le non corrompu peut payer cher sa liberté d'appréciation; la vindicte
populaire ne s'embarrasse pas de discernement. Que la justice fasse preuve de
rigueur à l'égard des humbles, des démunis, des « têtes chaudes »,...
et de bonasse inertie vis-à-vis des margoulins et des prévaricateurs; elle en
est honorée, choyée et souvent célébrée. L'arnaque, la fraude fiscale,
l'évasion de capitaux, l'atteinte à l'honneur des braves gens, voir l'homicide,
ne constituent pas crime ou délit pour tout le monde: « l'Etat pardonne à qui il veut! ».
Selon que le citoyen adhère à la
philosophie du Parti unique et qu'il affiche sa qualité de client du Pouvoir,
ou qu’il se veut par contre dégagé de toute allégeance politique, il obtient
gracieusement ou se trouve contraint d'acheter à prix d'argent ses petits
droits; ceux du vivre au quotidien, entre autres celui de circuler en voiture
sans être rançonné, celui d'obtenir de l'administration un document
abusivement exigé par l'administration elle-même, celui de se soustraire à
l'arbitraire du fisc, que sais-je encore... Chacun sait à quoi s'en tenir, le
grand clivage s'étant nettement dessiné entre les soumis et les rebelles.
Psychologiquement et moralement, c'est le règne de l'hypocrisie, de la
dissimulation, du mensonge, du non-dit, et des apparences. Les élus du système jouissent sans retenue
de leur bonheur factice, et les aigris
ont tout loisir pour ruminer indéfiniment leurs aigreurs, quand bien même le
Parti Unique promet d'aviser s’ils se repentent
humblement en embrassant le sol. Et c'est ainsi que derrière de larges sourires
affectés l'on devine de la peur, de la haine, ou tout au moins de la déception,
bien enfouie dans leurs cœurs...
Ami lecteur, ne taxez pas Mouhouch
de fabulation et ne croyez pas qu'il se plaît à noircir le tableau. A un titre
et à un niveau quelconques vous avez été la victime effondrée des foudres du
Parti Unique ou le bénéficiaire enchanté de l'une de ses largesses. Sachez au
demeurant qu’il n’a pas fait que du mal. Il a rendu, sans le vouloir, des
services notoires à la nation. A son corps défendant, il nous a épargné, par
ricochet, les rigueurs de l’extrémisme religieux ou idéologique. Il nous a
épargné, par exemple, les horribles mutilations canoniques qui s'observent sous
d'autres cieux, et qui firent la joie de bien des tyrans dans notre histoire.
Il nous a évité les cauchemars du socialisme
scientifique, et les misères d'une industrie industrialisante de
pacotille. Il a permis à la nation de manger tant bien que mal à sa faim, et
de boire à sa soif. Il y a autant de mendiants certes chez nous qu'il y en
avait sous le « Protectorat », mais reconnaissons qu'ils ne vont pas
pieds nus, qu’ils ne sont pas en haillons, que, semble-t-il, ils ont de très
bonnes rentrées, et qu'enfin ils ne
sont pas constamment refoulés sur leur
douar d'origine. C'est autant de grands et de petits crédits qu’il faut
inscrire à l’actif du bilan 1956-1999. Le passif est lourd, à n'en point
douter, mais mettons-le tout dans la balance, et tachons d'être juste à
l'égard du Parti Unique qui, quarante-quatre années durant, a orienté notre
destin et marqué nos vies. Notons surtout que ce parti unique semble vouloir se
raisonner et faire amende honorable,... sous la pression il est vrai de forces
humanitaires extérieures courageusement relayées par des organisations nationales,
avec des moyens oh combien dérisoires. Le bilan aura-t-il été positif malgré le
Parti Unique? Le débat est ouvert. J'affirme pour ma part que le Maroc aurait
pu beaucoup mieux se porter si ceux qui vivent de la politique et croient ainsi
se grandir n'en avaient pas fait un champ de bataille en une guerre sans règles de jeu.