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Le défi américain de Luc Besson
Aujourd'hui, mercredi 14 Septembre 1994
Le clap du mercredi
En couverture :
LUC BESSON FRAPPE TROIS FOIS
"Léon", son nouveau film qui sort aujourd'hui, est un triple événement : c'est un film qui
ressemble à un polar américain, c'est un film qui révèle une jeune comédienne,
Natalie Portman, sans oublier Jean Reno, et c'est le meilleur film de Luc Besson. Le réalisateur fait le point.
Le défi américain de Luc Besson
"Léon", son nouveau film qui sort aujourd'hui en France, a été tourné en partie à
New York et ressemble aux meilleurs polars américains. Action, suspense, tendresse... Une vraie réussite, avec
Jean Reno, bouleversant dans le rôle-titre, et une révélation, Natalie Portman. Le cinéaste Luc
Besson, à qui l'on doit "le Grand Bleu" et "Nikita", revendique haut et fort l'identité
française de son cinéma, malgré certaines difficultés qu'il rencontre à Paris. Entretien.
- Une fois de plus, le secret concernant votre nouveau film, "Léon", a été bien
gardé. C'est une manie chez vous!
Luc Besson. - Préserver le secret jusqu'au bout, c'est ma manière de servir tout le film
en même temps au spectateur. Quand la surprise du scénario est un élément important, elle ne
doit pas être révélée. Imaginez que tout le monde connaisse le nom de l'assassin avant d'entrer
dans la salle...
- Alors, ne racontons que le début! D'où vient ce long plan-séquence où l'on passe
tout d'un coup de la forêt aux gratte-ciel de New York?
- C'est Central Park, tout simplement. J'ai eu cette idée le jour où, m'allongeant sur la pelouse, je me suis rendu
compte que d'en bas on ne voyait pas du tout les gratte-ciel. J'avais vraiment l'impression d'être à la campagne
alors que j'étais en plein New York. En me redressant, j'apercevais les buildings derrière les arbres.
C'était troublant. J'ai eu envie de transmettre cette sensation dès le début du film : où est-on?
- Et d'où vient l'histoire... De New York?
- Non. Du personnage de Léon, qui est une sorte de suite au personnage de Victor dans "Nikita".
Vous savez, Victor, le nettoyeur... C'est cela qui m'a guidé. L'envie, avec Jean Reno, de parler un peu plus de ce type,
d'en savoir un peu plus sur ce type qu'il incarnait dans "Nikita", qui nous avait bien fait rire et qui, en même
temps, nous intriguait. "Léon", c'est l'envie de Léon, masse indestructible, indétectable,
noire, à l'arrêt. Il est mort, quelque part, Léon, il n'avance pas. Il est tellement petit qu'il est très
puissant. Il est dans une ville où il peut tout se permettre alors qu'il n'est rien...
- Et Mathilda, comment est-elle arrivée dans l'histoire?
- Il fallait équilibrer cette masse noire par un contraste énorme. J'avais un granit, il me fallait du rose, quelque
chose de très pur. Une femme? Un enfant? Un animal? Un collègue? J'ai pensé à tout et j'ai
choisi Mathilda, jouée par Natalie Portman [N.D.L.R. : voir notre article ci-contre].
- Le tout sur un fond de violence qui, décidément, vous caractérise... Ce goût du noir,
c'est quoi?
- C'est parler d'une petite fleur à condition qu'on la voie pousser sur un tas de fumier. Ce qui m'intéresse, c'est de
savoir comment elle a pu pousser là, et comment elle va pouvoir vivre. Parler de la petite fleur au milieu du jardin des
Plantes, ça me passionne moins... Et ne parler que du tas de fumier, ça ne m'intéresse carrément
pas du tout. Ce qui me plaît, ce sont les contrastes.
- Donc, votre côté "noir" n'a rien de pessimiste, de désespéré?
- C'est tout le contraire, je pense que, même dans le plus profond des noirs, il y a toujours une petite fleur qui va pousser.
C'est ça, le vrai message du film. Si dans "Autant en emporte le vent" il n'y a pas la guerre de Sécession
en toile de fond, ce n'est plus le même film. Cette espèce de guerre meurtrière qui déchire les gens,
qui les empêche de se voir alors qu'ils s'aiment, qui les empêche de s'avouer leur amour alors qu'ils vont quand
même jusqu'au bout, c'est ce qui fait que l'on pleure, que l'on est heureux, que l'on sort de là bouleversé.
Ce ne serait pas le même film s'il se passait pendant une période creuse...
- La fidélité à Jean Reno, c'est la fidélité au comédien ou au copain?
- Jean est un ami fidèle, mais ça s'arrête là, c'est personnel, c'est la vie privée. En tant que
comédien, c'est encore pire... J'ai écrit le film pour lui, mais, au départ, je ne voulais pas le
réaliser moi-même. Ce scénario, c'était uniquement comme un cadeau, parce qu'il aimait le
personnage de Victor dans "Nikita" et qu'il voulait aller plus loin. C'était à lui de trouver un metteur en
scène. Et puis voilà...
- En tant qu'auteur du scénario, vous avez écrit une vraie histoire, de vrais dialogues. C'est votre
réponse à ceux qui ne vous disaient capable que de belles images?
- Quand on appartient à une génération qui vient de la télé, des bandes dessinées,
de la musique rock, on ne raconte pas les choses de la même façon qu'il y a trente ans. On ne réagit pas de
la même façon quand on a vingt ans en 1990 que lorsqu'on a vingt ans en 1960. Il n'y a aucune critique
là-dedans, c'est une simple constatation. La façon de raconter les histoires, dans mes premiers films, correspondait
à mon âge. Pour certaines personnnes qui sont d'une autre éducation, d'une autre époque, ce
n'était pas le bonne façon. Aujourd'hui, moi-même, je n'ai plus vingt ans, j'en ai trente-cinq, j'ai donc
dû évoluer, et cela se ressent.
- "Léon" n'est pas si classique que ça pour autant!
- Non, mais le poids des années se manifeste automatiquement dans l'écriture. C'est sûrement moi qui ai
évolué et qui me rapproche de quelque chose... Cette évolution, j'en tiens compte, et j'essaie de faire
de mon mieux.
- Côté succès, vous pouvez difficilement espérer mieux que "le Grand Bleu".
Il vous reste de l'argent de ce film ou avez-vous tout dépensé?
- J'ai acheté un appartement... Mais n'oubliez pas que je ne suis pas producteur du "Grand Bleu". Ce n'est
pas moi qui me suis fait le plus d'argent. Cela dit, il m'en reste beaucoup, tout va bien (Rires). Ce qui est important, c'est que
mon producteur, la Gaumont, est une société de cinéma qui réinvestit tout dans le cinéma,
donc c'est de l'argent qui reste dans le circuit, c'est bien.
- Gaumont est également le producteur de "Léon". Et pourtant, ce film n'a pas obtenu le
label France, il est considéré comme un film européen. Que se passe-t-il?
- Moi, dans mon coeur, c'est un film français. J'ai pris un producteur français, huit semaines de tournage ont eu lieu
dans les studios d'Epinay. Le laboratoire, c'est Eclair. L'acteur principal est français, comme tous les techniciens...
Seulement voilà, on a tourné en américain.
- Et alors?
- Du coup, je n'ai pas droit à une grande partie du fonds de soutien, je n'ai pas le droit d'avoir de coproduction
télé, je n'ai pas le droit de rentrer dans le quota des chaînes, côté films français... Je
suis décrété comme film européen.
- Mais qui a décidé ça?
- L'Etat, le ministère de la Culture, le Centre national du cinéma... Je ne leur jette pas la pierre, je sais qu'ils sont
embêtés, qu'ils sont bloqués par un système européen qui veut que, à partir du
moment où votre film n'est pas tourné dans votre langue propre, on ne peut rien pour vous.
- "Léon" sort aussi aux Etats-Unis le 21 octobre, sous le titre "The Professionnal", et
est distribué dans neuf cents salles américaines, ce qui est exceptionnel pour un film... français!
- En achetant les droits de diffusion pour les Etats-Unis, suite au bon accueil réservé à "Nikita",
là-bas, dans les milieux du cinéma, et suite à la simple lecture du scénario de "Léon"
, quelques jours avant le début du tournage, la Columbia sort mon film comme un film américain...
- Cela pourrait-il vous inciter à partir travailler en Amérique?
- Ca fait cinq ans que je résiste parce que je pense que le cinéma français a une place moderne à
jouer.
- Moderne?
- Actuellement, on est à côté de la plaque. On confond cinéma et culture, audiovisuel et spectacle...
Il faut que l'on cesse de tout mélanger. Donc, pour l'instant, je reste ici. Mais si j'ai vraiment l'impression que mon point
de vue n'intéresse personne, alors...
Propos recueillis par Maurice Achard
"Comment j'ai découvert Natalie Portman"
Elle s'appelle Natalie Portman. C'est la révélation de "Léon". Dès qu'elle
apparaît à l'écran, on est séduit par sa jolie frimousse, sa coupe de cheveux à la Louise
Brooks et, surtout, par son extraordinaire aisance.
"Léon", c'est le premier film de cette petite comédienne américaine, new-yorkaise de douze
ans et demi, originaire d'un milieu sans histoires, très "middle class", que Luc Besson a découverte
après bien des recherches et à qui il a confié le rôle de Mathilda, gamine arpentant le bitume de
"Big Apple" en compagnie de Jean Reno.
Luc Besson a déniché Natalie Portman parmi des centaines de candidates, il y a tout juste un an.
"On a fait un casting qui a duré deux mois et demi, explique le réalisateur. On a commencé par
New York, où l'on a passé des annonces et fait le tour de presque toutes les écoles, de tous les cours
de danse et de théâtre. Cela n'a rien donné. On a recommencé et fait un casting plus classique,
avec l'aide d'une dizaine de personnes. Toujours par les annonces, mais dans des journaux locaux, des milliers de photos nous
sont parvenues de Los Angeles, Chicago, Miami, Boston, Dallas. Un jour, on a repéré la photo de Natalie
Portman, par l'intermédiaire de son agent. Et, là, il y eut des essais, dans une chambre d'hôtel, avec une
caméra vidéo noir et blanc. Je lui ai fait jouer des scènes du film, notamment la plus dure, celle où
Mathilda se met à pleurer quand Jean Reno lui demande son nom. Sa photogénie m'a tout de suite sauté
aux yeux. Elle réagissait parfaitement aux corrections que je lui indiquais."
"Je me suis dit : Elle, elle est vraiment douée. Je la connais depuis dix minutes et elle attaque!
"C'est en projetant les cassettes sur un écran TV couleur que Natalie s'est définitivement imposée
à moi. C'était elle! Il a fallu ensuite convaincre la famille du bien-fondé de certaines scènes et
de certaines situations. La lecture du scénario leur avait fait un choc! Nous nous sommes réunis tous les quatre,
nous avons longuement discuté et nous sommes dit clairement les choses. Je les ai convaincus que les attitudes des
personnages n'étaient pas gratuites : si elle fumait à douze ans, par exemple, c'était pour montrer que,
plus tard, l'influence de Léon pouvait l'en empêcher."
Alain Grasset
Critique
"Léon" : du grand Besson ****
Il s'appelle Léon, il porte des pantalons trop courts, un manteau usé, un bonnet serré et des petites
lunettes rondes et noires. Il ne sort jamais sans son matériel, une lourde caisse de bois qui pend au bout de son bras.
Et le voilà parti, à pas rapides dans les rues de New York, faire son travail de "nettoyeur". Car
Léon nettoie, mais à coups de flingue. C'est un sale boulot qu'il fait proprement, avec une technique impeccable,
sans se poser de questions.
Mais Léon n'a rien d'un robot-tueur. Ce n'est pas un rouage de plus dans l'énorme et violente mécanique
de New York. Il aime les plantes, il boit du lait; et quand il va au cinéma, c'est pour revoir Gene Kelly en patineur. Alors
il roule des yeux d'enfant et son sourire reste en suspens. Léon est un tueur qui s'émerveille.
Léon, c'est Jean Reno. Incroyable. Percutant. Magnifique. Aux côtés de l'éblouissante Natalie
Portman, douze ans et demi, de Gary Oldman et de l'efficace Danny Aïello en mafioso paternaliste, Reno est l'axe de ce
film brutal et tendre, d'une maîtrise totale, où affleurent ici et là, comme des herbes folles rescapées
du macadam, l'humour ou la fragilité des contes.
Filmé à grandes enjambées - à la mesure de New York - ou en plans très serrés,
"Léon" c'est du grand Besson. On y tombe tout droit dans la gueule ouverte de la ville, jusque dans la
prunelle des hommes, là où le crime respire.
Pourtant, au bout de la feraille froide et luisante des canons, Luc Besson, dans "Léon", accroche une sorte
de reflet tenace qui résiste au désespoir. Voilà bien longtemps, on le sait, qu'il y a quelque chose de
pourri au royaume des hommes; mais, chez Besson, la ville s'obstine à veiller sur ses princes, qui sont, comme par
hasard, des enfants.
Pierre Vavasseur.
"Léon", un film français de Luc Besson, avec Jean Reno, Gary Oldman, Natalie Portman et
Danny Aïello. Durée : 1h45
Cette Page Web a été conçue par
Cédric Gérot
et Patrick Mevzek
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