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Les créatures du sixième jour
Jean-Michel Frodon
Le monde jeudi 15 septembre 1994
NOTE PRELIMINAIRE : Voilà l'avis de Luc Besson lui-même sur cette critique :
"Jean-Michel Frodon a exprimé en quelques lignes ce que j'ai mis quatre-vingt dix minutes à dire. C'est la
première fois qu'un critique de cinéma m'aide à analyser mon travail. Merci à lui."
Sur un propos ambitieux - la Genèse, rien de moins - le cinéaste du Grand Bleu
construit en artiste, en vrai créateur, un récit apocalyptique. De la mort naît la vie. Les bas fonds
remplacent les hauts fonds.
Luc Besson commence ses films en les signant : tous s'ouvrent par la même séquence,
un travelling avant et plongeant sur une surface lisse. Ce fut le pavé de Subway, la mer du Grand
Bleu, à nouveau le pavé de Nikita, et c'est cette fois, à nouveau la mer. Besson,
c'est paradoxal pour un cinéaste dont le nom est associé aux grands fonds, est un filmeur de la surface, des
apparences. Il est aussi un expert en balistique : ses prologues visent à donner aux films une impulsion de
départ qui ne ralentira plus, propulsant le récit durant toute sa durée, comme une fusée.
La mer, donc, à nouveau. Mais la poussée initiale qui fait décoller Léon
ne se dirige pas vers le large, elle débouche sur le terre, et sur la ville, sur New-York. Et puis dans une conversation
entre deux hommes, au fond d'un petit restaurant italien. Il serait plus exacte de dire qu'elle entre en collision : éclats de
très gros plans, fragments de conversation tellement attendue qu'aussitôt identifiée : un mafioso est en
train de passer un contrat avec un tueur. Le tueur on le reconnaît avant même que la caméra ait bien voulu
reculer suffisamment pour qu'on découvre son visage en entier. C'est Jean Réno, acteur-complice du
cinéaste depuis le Dernier combat - qui fut pour l'un et l'autre, en
1982, leur première passe d'armes cinématographique. Et ce tueur est, en anglais et avec plus de calme, le
"nettoyeur", exécuteur des basses oeuvres, qui venait à la fin de Nikita
faire disparaître les cadavres encombrants et les décombres d'un scénario en rade. C'est lui, Léon.
Pas un professionnel qualifié du meurtre. Une machine à occire, impeccablement réglée,
ultra-efficace, quasi-mutique, ergonomique. Ironique comme seules le sont les machines dans leur impavide exécution
de ce pour quoi elles sont faites. Spectaculaire et réglée comme une horloge suisse : une séquence
d'anéantissement systématique d'un gang d'affreux, convoqués aux seules fins de se faire massacrer,
ne laisse aucun doute sur la question. Ou plutôt non, Léon est - nous revoilà dans Atlantis,
- un requin tueur, prédateur de ce "fonds marin" particulier, la métropole. Il possède la force,
l'équipement, la ruse et le savoir-faire pour tuer, il ne sait faire que cela, il incarne une espèce animale à
lui tout seul.
Solitude, introversion, fascination de la technique (celle du cinéma, du crime, de la plongée, c'est tout un), on
se retrouve sur le terrain bien identifié, balisé par Luc Besson dans ses
précédents films. Fausse piste. Léon sera l'histoire
de l'abandon de ce terrain-là. Le récit d'un retour sur terre, parmi les vivants - donc, parmi les mortels. Pour faire
ce chemin-là, il faut un trouble, une perturbation. Troublante et perturbante, Mathilde l'est assurément. Lolita
paumée, fille de dealer ringard, elle habite l'appartement mitoyen du réduit où végète
Léon lorsqu'il ne tue pas. Un jour, la famille de Mathilde est réduite en charpie sanguignolante, par une
espèce de divinité de la violence délirante nommée Stansfield, et qu'interprète Gary
Oldman, dont le jeu halluciné évoque les transformations de Jean-Louis Barrault en Opale-Mr Hyde, à
l'époque du Dr Cordelier.
Après le bain de sang, Mathilde s'introduit chez Léon, s'installe, s'impose. Et, tranquillement, dérègle
l'équilibre organique du squale. Elle en fait un homme. Et, pour le cinéma, un personnage.
Quoiqu'on pense des précédents films de Luc Besson, il faut lui
reconnaître qu'il a toujours considéré cette question avec soin.
Besson
vit et filme dans un monde où rien n'est donné, où rien n'existe déjà, sinon un désordre
meurtrier et incompréhensible, qu'il déteste et fuit (quitte à se réfugier dans le néant). En
ce sens, son cinéma est aux antipodes de toute une approche de la mise en scène comme découverte,
comme mise en lumière et en perspective de la réalité. Besson
ne regarde pas, il construit. Du moins a-t-il toujours eu la probité de considérer que cela n'allait pas de soi, qu'il
fallait accomplir un "travail" - y compris au sens obstétrique du mot. Jamais un protagoniste, même
secondaire, n'est venu sur son écran sans que le réalisateur ait organisé pour lui un véritable
rituel d'apparition, auquel concourent la préparation par le scénario (arrivée annoncée ou effet
de surprise), le cadrage, la musique, le montage.
Fabriquer un personnage, une créature qui prend vie et autonomie par rapport aux instruments narratifs qui servent
à sa fabrication - et ainsi renvoie à quelque chose de plus grand ou de plus réel que lui - est un labeur
difficile. Nikita y était entièrement consacré, et s'y
cassait les dents : Anne Parrillaud était seulement l'instrument de deux
manipulateurs différents, Tchéky Karyo et Jean-Hughes Anglade, cherchant
à la programmer selon deux fonctions divergentes (agent secret-robot ou femme au foyer standard). Après que
Réno eut nettoyé les dégâts, il ne restait à Nikita
qu'à disparaître dans le vide. Léon creuse une
hypothèse différente, et autrement satisfaisante, à partir d'un curieux point de départ : la mise en
contact de deux cadavres.
Récupérée par le service secret, l'épave Nikita était réputée morte, mais
c'était deux vivants qui, tour à tour et de manière conflictuelle, travaillaient à en faire un
être vivant. Cette fois, la vie va véritblement apparaître (Luc Besson
se veut de la race des cinéastes démiurges), par la rencontre entre deux morts, c'est dit très clairement
dans le film. Léon était mort lorsqu'il est arrivé à New-York pour devenir machine tueuse; pour expliquer
ses absences, Mathilde déclare à la directrice de l'école qu'elle est morte. Et l'assassinat de son petit
frère, seul être humain auquel elle tenait, comme par un fil, à la vie, a effectivement achevé de la
retrancher du monde des vivants.
Le monde des vivants est atroce, il est méchamment cinglé, c'est celui de Gary
Oldman. A l'écart de ce monde-là et contre lui, mais ensemble, Léon, le grand mort, puissant,
précis et méticuleux et Mathilde, la petite morte gracile et palpitante, vont fabriquer une étincelle de vie.
Par le jeu, la séduction, l'apprentissage du langage : dans la fabrication en commun d'une socialité. Ce que font
aussi Jean Réno, impressionnant de présence "matérielle",
lourde et pourtant souple et délicate, et la jeune Natalie Portman, vive et mouvante,
mais nullement évanescente, au contraire très présente elle aussi. Mathilde-l'âme et Léon-le
corps, une image du mythe du souffle fertilisant la glaise? Il y a de ça, forcément, chez un cinéaste qui
se veut le Créateur. En tous cas, et moins pompeusement dit, il y a un très beau trafic entre ces deux
pôles, chacun échangeant avec l'autre sa part d'enfance et son lot de douloureuse sagesse ancienne.
APOCALYPSE DEMAIN
Comme tout émule du bon docteur Frankenstein, Luc Besson reste un
irréductible misanthrope. Il n'aime pas les autres créatures, celles dont il n'est pas l'auteur : des fous, des brutes,
des traîtres et des cyniques. Au terme de ce récit du Sixième Jour à sa façon, après
avoir, attentivement, avec une tendresse réelle et sans niaiserie, accompagné la naissance de "sa"
créature dans la chronique de ce couple improbable. Il faut bien qu'elle ait affaire aux autres. Rencontre forcément
brutale, où se télescopent les deux lignes de récit, celle de Léon-Mathilde et celle de Stansfield,
jusqu'alors suivies en montage parallèle. Et quand se déclenche l'assaut des forces du mal et de la destruction,
c'est effectivement "tout le monde !" que Gary Oldman hurlant
dans un talkie-walkie envoie à l'attaque. La virtuosité pyrotechnique du réalisateur reprend alors tous ses
droits, pour une apocalypse du meilleur effet - d'autant meilleur qu'elle n'a rien de gratuit.
Cette apocalypse-là n'est pas la fin du monde :
Léon est
un film misanthrope, mais pas désespéré. Il affirme qu'il y a de la vie quand même, et du futur.
C'est un film infiniment ambitieux dans son propos (la Genèse, rien de moins), mais plutôt modeste dans son
exécution : respect des lois du film du genre dans les scènes d'action, priorité aux comédiens
et aux rapports humains sur les effets visuels dans le reste, qui est la majeure partie. Modeste sera le chute - et joliment
auto-ironique si on songe la fin du Grand Bleu, - par la simple mise en
terre d'une plante verte. Cette élégante conclusion provisoire est un heureux présage pour la suite des
travaux d'un cinéaste qui finira bien par trouver, ici-bas, quelqu'un avec qui parler, quelqu'un de déjà
existant à filmer. Après Léon, et dans la langue qu'il
plaira à Luc Besson, on verrait volontiers Mathilde.
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Cédric Gérot
et Patrick Mevzek
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