L'école des jeunes dieux
Par Bernard Werber (SVM numéro 121 novembre 1994 pages 183 à 196)
Bernard Werber est l'auteur du livre Les Fourmis, de célèbre mémoire. Inventeur de mondes
grands ou petits, clos ou non, il passe sa vie à en imaginer de plus fous les uns que les autres devant son traitement
de texte. D'aucuns appellent cela des "mondes virtuels"... Dans le monde électro-mythologique qu'il nous
propose ici, de jeunes dieux, face aux écrans de leur micro-ordinateurs surpuissants, suivent péniblement un
démiurgique apprentissage. Une "théogonie" résolument nouvelle, inspirée à
l'auteur par le célèbre jeu de stratégie Civilization !
J'ai jamais aimé l'école. Mais cette année-là, j'étais décidé à
réussir. Par chance, on avait les bons outils. On bénéficiait du matériel le plus
perfectionné pour fabriquer des monde : écran plat 8 milliards de couleurs permettant de zoomer, commandes
digitales, contrôle vocal, et même déclencheur de foudre dirigé par joystick.
En tant que jeune dieu, j'en étais encore à faire des mondes brouillons. Dans les classes primaires, je
m'étais déjà exercé à faire des météorites avec de la glaise, ou
même des petites Lunes ou des satellites, mais rien que de la rocaille sans vie. Cette année-là, je rentrais
dans la classe des grands, et on allait nous confier des peuples entiers d'animaux de classe 4 à gérer.
Pour ceux qui ne connaissent pas, la classe 1, ce sont les végétaux; la classe 2, les bactéries et les
amibes; et la classe 3, les bestiaux stupides genre autruche, hippopotame, serpent à sonnette, bichon maltais, musaraigne
(rien de très excitant). La classe 4, elle, ce sont les animaux sociaux doués de conscience, type humains,
fourmis, rats (très difficiles à gérer).
Quand on travaille sur les humains, au début, on commence à travailler sur des individus isolés. Puis,
très vite, on enchaîne sur des "peuples".
Les individus isolés, c'est assez facile. On prend un humain en charge et on le suit de sa naissance à sa mort.
Les humains, notamment ceux de la Terre, sont assez touchants, avec leurs désirs illimités, leur
inquiétude permanente, leur besoin de croire en n'importe quoi. Ils nous implorent de résoudre leurs voeux, et
nous, on les aide à notre manière. On les fait gagner au loto, on leur fait rencontrer le grand amour, ou bien,
selon notre humeur, on leur provoque des accidents de voiture, des crises cardiaques, des fissures dans les murs... C'est
poilant.
Je me suis occupé de plusieurs humains, des petits, des grands, des gros, des maigres, des riches, des pauvres. Je
leur ai fait gagner des tournois de tennis et je les ai obligés à se tenir respectueux envers la dimension
supérieure - nous -, dont ils subodorent l'existence. J'ai poussé des grands-mères dans les orties, des
tyrans dans les oubliettes, et des dévots vers leur mauvais penchants. Quand on est tout pour quelqu'un, autant
s'amuser. Mais un humain seul, c'est un peu primaire comme besogne. Pas de quoi faire fonctionner nos divines cervelles.
Même en les rendant complètement serviles, superstitieux et inquiets du moindre de nos desiderata, on n'a
aucune véritable satisfaction de pouvoir. Les humains sont nos esclaves, ils ne peuvent que nous satisfaire ou nous
décevoir. Et quand ils nous déçoivent, nous avons le plaisir de les châtier. C'est si facile. Trop
facile.
En troupeaux, par contre, ils commencent à s'avérer plus passionnants. C'est bien connu, les peuples, c'est
plus puissant et, en même temps, plus délicat à gérer que les simples individualités. Rien
de plus farouche qu'un peuple. Un peuple, ça a des réactions inattendues, ça vous fomente une
révolution, ou ça vote à gauche avant que vous n'ayez eu le temps de vous y préparer.
Après, vous devez tout le temps le tenir à la bride. Un peuple, c'est comme un cheval fougueux, ça
peut vous entraîner dans le fossé ou dans des endroits sublimes.
Dans les classes de niveau 4 où je me trouvais cette année-là, on me confia en exercice un petit peuple
de quelques centaines de têtes à diriger. J'inventoriais ma masse soumise : quelques vieillards, des malades, mais
suffisamment de jeunes pour construire des maisons de branchettes et constituer des milices armées. Comme le climat
était chaud et humide et que je leur avais appris à manger des piments, j'espérais des reproductions en
grande quantité et, telle Pérette et le pot au lait de la fable de la Fontaine, je dois avouer que je
voyais déjà ma bande de gueux se répandre pour dominer le monde. Mais je n'étais pas seul.
Tous les autres jeunes dieux en apprentissage recevaient de même leur peuple à mener. Mes camarades de cours
étaient aussi mes concurrents.
Nous étions surveillés et notés par les dieux supérieurs qui avaient déjà roulé
leur bosse dans de multiples univers. C'étaient de vieilles barbiches qui vous faisaient toujours la morale. Et patati et
patata. Et quand on est dieu il faut faire ci et pas faire ça. On se tient droit, on ne blasphème pas, on ne se met
pas les doigts dans le nez, on nettoie ses outils de travail, on recharge tous les matins ses rayons de foudre, on ne fait pas de
taches en mangeant les offrandes... Le bagne quoi. Ca sert à quoi d'être vénéré par son
peuple si c'est pour être brimé par de vieux grigous moralistes!
Bon n'épiloguons pas. Nous les respections cependant. Certains étaient de vrais artistes qui avaient su faire de
leurs peuples des civilisations solides et inventives.
Durant les cours, ces professeurs nous enseignaient les vues générales : l'aspect d'un beau peuple, comment
surveiller ses morts et ses naissances, les équilibres à préserver, le renouvellement des élites,
les trucs pour récupérer des peuples récalcitrants (apparition à des vierges dans des grottes,
télépathie avec des bergères, etc.).
Ils nous apprenaient aussi les principales erreurs à éviter. Cela allait du choix de construction des villes (loin
des volcans en activité, loin des plages pour éviter les raz-de-marée et les pirates) jusqu'aux rythmes
de révolutions ou aux techniques de guerre.
Le premier "peuple-exercice" sur lequel j'ai travaillé était un peuple brouillon de type Sumérien.
Rien que des sauvages. Je les ai installés près d'une colline et là, sur mes conseils (je donnes des
conseils au chef de tribu ou au grand sorcier par l'entremise de rêves, sinon ils ne comprennent rien aux signes que je
dépose dans la nature : cailloux gravés, vols d'oiseaux, naissance de cochons à deux têtes, etc.),
je les ai orientés vers les cultures de céréales, vers le domptage des chevaux, vers la fabrication de mur
en torchis. Ce qui me semblait le b-a-ba de l'évolution sociale.
Mais ce premier monde fut un échec. Mes Sumériens avaient oubliés d'inventer la poterie qui leur aurait
permis de faire des grandes jarres ou de stocker les réserves alimentaires. Ils avaient beau faire des récoltes, celles-ci
pourrissaient en hiver dans les greniers. Les charançons et les champignons s'en régalaient. Du coup, mes
Sumériens de cobayes étaient affamés; et faibles au combat. C'est bien connu, on fait mieux la guerre
le ventre plein.
Dès les premières invasions de pirate vikings, tous mes Sumériens au ventre plat furent massacrés
par des guerriers au ventre rebondi. Je vous dis pas les carnages. Butter sur la poterie, c'est quand même rageant. Mais
c'est logique, on retient les grandes inventions : la poudre, la vapeur, la boussole... et on oublie souvent qu'avant, il y a eu de
petites inventions qui ont permis la survie. Nul ne connaît l'inventeur de la poterie mais je peux vous garantir que sans cette
découverte-là, vous n'allez pas loin. J'ai payé pour le savoir.
Pour ce peuple de Sumériens trop brouillon, j'obtins une mauvaise note à mon examne divin : 3 sur 20.
Jupiter 5, le prof principal, me fit les gros yeux. Il était très impressionnant Jupiter 5 quand il était en colère.
Ses cheveux devenaient phosphorescents, des éclairs de foudre grouillaient entre ses canines. Jupiter, c'est le genre
de prof auquel il vaut mieux éviter de mettre de la colle sur la chaise. Bonjour l'autorité.
Il finit pourtant par se calmer. Il me regarda d'un air navré, me dit que mes Sumériens ne valaient pas pipette et
que si je continuais sur ce ton-là, je risquais de finir en dieu des artichauts. C'est une insulte chez nous. On dit "dieu des artichauts"
ou "prince des crevettes", ou "roi des coraux". Ca signifie juste qu'on ne sait
pas gérer les êtres conscients en groupe et qu'on ferait mieux de rester au niveau des êtres de classe 3, ou
même de classe 2.
Dans les insultes entre dieux, il y a aussi "Va donc tu es rétro Satanas" et "Belzebuth de Montmartre".
Durant les récrés, ça vole.
Jupiter 5 m'avait bien enguirlandé et je partais le front bas et bien décidé à ne plus me laisser
submerger par les pirates. Fussent-ils des Vikings.
Certes, vous serez peut-être surpris que les pirates aient attaqués mon peuple. Mais il faut savoir que durant nos
exercices pratiques, tous les jeunes dieux oeuvrent ensemble. Nous gérons chaun simultanément nos ouailles.
Comme on dit chez nous : "Chacun ses humains et les troupeaux seront bien gardés".
C'était donc mon voisin Wotan IV (que nous surnommions entre nous "Wotan en emporte le vent" parce
qu'il avait souvent des flatulences), un jeune dieu étranger, qui m'avait fait le coup des pirates vikings.
Je me drapais dans ma dignité et dans ma toge blanche, et me préparais à lui rabattre le caquet à
la première occasion. Qu'ils y reviennent, ses Vikings, je vais faire construire à mes peuples des ports
fortifiés à la Vauban... et rira bien qui rira le dernier.
Dans ma classe, nous avions tous des noms de dieux anciens suivi d'un chiffre car, il faut quand même l'avouer, dieu,
c'est un métier de pistonné. Il n'y a que les fils à papa de notre dimension qui ont les prérogatives
pour prendre un jour les manettes d'un monde de votre dimension. La première génération de dieux a
créé les grandes lignées et, depuis, c'est nous, leurs petits enfants, qui poursuivons l'héritage.
On n'en a pas souvent de nouveaux. Certes, par moment, il y a des dieux de sectes (laissez-moi rire, rien que des dieux de
pacotilles, rouge et or, avec des sermons qui ne riment même pas et des temples construits à la va comme je te
pousse) qui tentent de monter en grade et de créer leur propre lignée de dieux. Mais laissez-moi vous dire que
la barque est vraiment pleine, les portes ne sont plus du tout ouvertes, et il faut vraiment qu'un dieu de secte ait fait ses
preuves pour qu'on le laisse monter dans notre dimension pour construire sa dynastie.
Tous les jeunes dieux sont en rivalité. Mais il arrive que nous surpassions nos chamailleries d'écolier pour nouer
des alliances stratégiques. Chacun y trouve son compte. On s'échange alors des technologies comme on
s'échange des images, on se refile des tuyaux pour solidifier nos peuples comme on se confierait des secrets de
pétards.
Ainsi, je m'entendais très bien avec Quetzalcoalt 12, un Aztèque qui m'apprit à tailler les pointes
d'obsidienne. Mais quand je n'arrivais pas à me faire de copain, il m'arrivait aussi de surveiller les écrans de
mes voisins pour repérer leur manoeuvre militaire ou leur copier des idées d'invention auxquelles je n'avais point
songé.
Peu importe les moyens, il faut réussir ses examens de divinité.
Un examen ressemble un peu à un match de tennis. On joue en tournoi. Les peuples perdants sont progressivement
éliminés du monde Tournoi. Jusqu'à ce qu'il ne reste que deux grandes forces à survivre pour la
finale.
Je perdis dès les huitièmes de finale mon premier match divin, mais j'en tirais les leçons.
Le second "peuple-exercice" que je gérai lors d'un examen fut un peuple au look égyptien. Des
gens très biens. Je leur envoyai Josué, qui leur fit le coup du rêve des vaches maigres et des vaches
grasses (le coup de Josué est un vieux truc du dieu Jehova mais on a le droit, en match de réutiliser des coups
connus). Les Egyptiens en déduisirent qu'il fallait construire des poteries et des jarres pour stocker les graines. Et mon
petit peuple put passer les hivers gourmands (comble du luxe : j'inventais même une fête où, durant une journée
entière, les gens s'empiffraient comme des gorets!). Ainsi, ils prolifèrent au-delà des fatidiques deux mille
premières années.
J'obtins aussi des buildings égyptiens, avec des sommets pyramidaux, des voitures égyptiennes très
colorées, tous les gadgets modernes des années deux mille, revus et corrigés par la civilisation
égyptienne. C'était très exotique. Je me permis même de lancer un trirème vers l'Ouest et
m'aperçus, non sans surprise, que "mon monde" était sphérique. On a beau être dieu,
on découvre parfois le monde à travers le regard de ses sujets. Je n'avais jamais vraiment examiné ma
planète et le fait que mes explorateurs reviennent sur leur rivage de départ me surprit et m'amusa.
Mais même avec mes buildings égyptiens et mes explorateurs du bout du monde, je commis une
erreur dans cette création. Une seule grande ville. Quelle méprise ! Un simple tremblement de terre mit à
sac tout mon travail.
Une civilisation, c'est comme un bonsaï. Il suffit d'avoir un instant d'inattention pour qu'il arrive une catastrophe. La plupart
de mes copains ont eu des tuiles de ce type : la peste bubonique, le choléra aphteux, ou tout simplement une pluie qui
tourne au déluge... et patatras. Tout est à recommencer.
"Il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, me dit mon professeur d'humanologie.
Il faut faire plusieurs cités."
Lors de mon exercice suivant, je conseillais donc à mon "peuple" - une civilisation de type slave - de bâtir
plusieurs villes. Mais là, je m'aperçus qu'il ne fallait pas non plus en faire trop : elles se retrouvaient à se
battre entre elles pour accéder aux richesses agricoles ou minières. Je rentrais dans le problème d'une
rivalité Athènes - Spartes. Mes villes fonctionnaient chacune comme un Etat à part entière,
concurrent des autres et se mettant en guerre pour un oui ou pour un non. Il faut vraiment penser à tout. Jupiter me fit
des remarques. Leçon numéro 25. Il faut faire des villes... espacées de 100 km. Comme ça,
chacune a ses terres agricoles et sa zone industrielle, et elles ne se gênent pas.
Je réussis à ma dixième tentative un peuple pas trop débile, de type Inca, qui parvint à
construire dix villes de belle taille, à découvrir le feu, la roue, le travail du bronze. Zeus 5 m'encouragea :
"Vous voyez, tous les élèves sont tentés d'inspirer à leurs architectes de construire
des cités en hauteur, sur des collines. Ils se disent que d'en haut, ils verront venir les assaillants. C'est en fait une
vision à court terme. Les villes en hauteur ne sont pas intéressantes. D'abord, cela augment le prix des aliments
dans la cité. Il faut payer les intermédiaires qui transportent les aliments. Ensuite, lors d'une attaque, les paysans
se précipitent dans la forteresse. Or, il suffit aux envahisseurs de piller les champs en bas, puis d'affamer les habitants
coincés dans leur cité en hauteur, et tout est foutu".
Zeus 5 m'expliqua aussi l'intérêt de constuire des monuments. Au début, je ne pensais, en effet,
qu'à nourrir et à protéger mon peuple. Les monuments me semblaient un gaspillage de temps et d'argent.
Mais c'était encore une vue à court terme. Les monuments marquent les esprits. Ils créent un visuel
d'attache du peuple. Si bien que même lorsqu'une ville est envahie, elle ne collabore pas avec l'ennemi. Colosse, jardin
suspendu, arc de triomphe, tour Eiffel, Colysée, grande bibliothèque, temple démesuré : tout
ça permet de générer une sorte de fierté nationale propice à maintenir le moral du peuple.
En outre cela impressionne les voisins, qui, du coup, quittent leurs villes sans monuments pour s'installer près des lieux
prestigieux. Double avantage.
A ma douzième tentative de gestion de peuple, je parvins à développer une belle nation florissante.
Mais mes voisins ne se débrouillaient pas mal non plus. Si bien qu'au moment du tournoi de deuxième année,
mes soldats eurent une grande surprise : ils chargeaient à cheval contre des tanks. A force de soigner mon agriculture,
j'avais pris trop de retard dans mon avance technologique en armement. Mes pauvres soldats se retrouvaient à charger
à cheval conte des tanks blindés capables de tirer à distance. C'est ce qu'on appelle l'expérience
polonaise. Parce qu'il paraît que dans le premier monde référence de Jehova, durant la Deuxième
Guerre mondiale, des cavaliers polonais chargèrent avec leurs lances contre des tanks allemands!
La première expérience du premier dieu Jehova nous sert souvent de référence pour nos
travaux. On a tous étudié ses oeuvres et beaucoup parmi nous l'admirent. Son coup de la Bible
est proprement révolutionnaire. Grâce à la Bible, il a pu éviter tous les à-peu-près
liés à la communication par les rêves. C'est vrai, souvent les humains ne comprennent rien au langage
onirique. Ou, bien pire, ils oublient leur rêve au réveil. Les dix commandements gravés dans la pierre :
quelle trouvaille divine! Enfin des conseils clairs et précis pour tous les mortels...
Le premier dieu, Jehova 1, était avant tout un grand expérimentateur. Il aimait inventer des trucs nouveaux. Le
buisson flamboyant d'Abraham, la pomme qui tombe sur la tête de Newton pour lui faire découvrir la
gravité, la pression d'Archimède avec la baignoire... tous ces gadgets, c'est lui. Mais il n'a pas utilisé
que des gadgets. C'est vraiment lui qui a posé les règles du métier de dieu telles qu'elles sont encore
actuellement codifiées dans tous les univers.
Car nous aussi, nous avons nos commandements :
1 - Préserver la vie. Toutes les formes de vie. Mais qu'aucune ne prenne une trop grande importance au
détriment des autres.
2 - Ne pas trop laisser un humain jouer à dieu. Tous les docteurs Frankenstein d'opérette doivent être
étranglés par leur créature.
3 - Ne pas trop tricher. Respecter les engagements que l'on prend avec les prophètes.
4 - Ne pas trop s'immiscer. Interdiction de draguer des mortelles, interdiction de favoriser qui que ce soit pour des raisons
extra-professionnelles.
5 - N'apparaître à ses sujets qu'en cas de force, et majeure. Et surtout pas pour faire son intéressant.
6 - Ne pas trop favoriser ses croyants plus que les autres. On peut, certes, avoir des chouchous, mais il ne faut pas
exagérer.
7 - Ne pas trop se lier à un sujet. Interdiction de faire des contrats à la Faust. Le métier de dieu ne se
négocie pas.
8 - Ne pas tergiverser. On tue ou on laisse en vie, mais il ne faut pas trop exagérer sur les solutions
intermédiaires style folie, coma, hémiplégie. Les demi-mesures, c'est pour les demi-dieux.
9 - Chercher à faire un monde parfait. Il faut avoir une ambition déontologique, artistique, philosophique. Etre le
meilleur. Donner un exemple aux prochaines générations de dieux.
10 - Ne pas prendre son travail trop au sérieux. C'est peut-être le plus difficile. Rester modeste dans son
règne sans partage, garder le sens de l'humour, avoir du recul par rapport à son travail...
Chaque jour, dans mon école de jeunes dieux, je me perfectionnais. Au début, je voulais, par exemple, me
débrouiller pour que mon peuple soit le plus démocratique possible. Ce fut une erreur. Il y a une phase de
despotisme indispensable durant les mille premières années.
L'expérience "César" nous le prouve. Avant Jules César, les Romains vivaient sous un
régime démocratique très libéral qui ramenait tous leurs voisins à de sombres brutes.
Jules César tenta de devenir empereur et se fit assassiner aux Ides de Mars. Dès lors, les Romains, se
dotèrent d'empereurs encore plus tyranniques que les rois.
La démocratie est un luxe de peuple avancé. Il faut choisir l'instant idéal pour faire sa révolution
démocratique. C'est comme un soufflé : trop tôt ou trop tard, et tout s'effondre, c'est la catastrophe.
Autre découverte que j'appris aux cours de divinité : on ne peut pas se maintenir par la guerre. Autant c'est vrai
au début, on a intérêt à ce que son peuple soit bien armé derrière
d'épaisses murailles et ne fasse aucune concession aux envahisseurs, autant dès la millième année-standard,
on doit réviser cette politique.
En effet, si l'on place toute son énergie dans la guerre - qu'elle soit de défense ou d'offensive -, on
s'aperçoit qu'on ne peut plus développer correctement l'agriculture, la culture, l'industrie, le commerce,
l'éducation, et donc la recherche. Si bien que l'on finit de toute manière par être détruit par des
peuples possédant des armes aux technologies plus avancées. De même, dans la guerre, on ne peut
installer des gouvernements efficaces. La guerre est un premier moyen de construction, mais uniquement un moyen.
Il faut à tout prix faire au plus tôt la paix avec ses voisins. Certes, on y perd des territoires, on y perd du prestige,
on y perd du nationalisme. Mais on y gagne en s'enrichissant avec les cultures étrangères. On y gagne parfois
aussi en développant le commerce et les échanges culturels et scientifiques. Oui, simplement en jouant, je
m'aperçus que la guerre n'était pas une solution. D'ailleurs, dans le premier monde de référence
de Jehova, toutes les civilisation guerrières ont disparu : Egyptiens, Romains, Grecs, Carthaginois.
Ce fut une grande leçon : l'avenir n'appartient pas aux royaumes conquérants. Ils ne dépendent, bien
souvent, que d'un seul meneur, et dès que ce meneur est mort, l'élan fléchit.
Combien de civilisations aux croissances exponentielles se sont ainsi effondrées juste parce que les enfants du tyran
ne s'entendaient pas entre eux. Ce sont là des dieux négligents qui érigent un chef de guerre comme
moteur d'évolution sans penser à sa succession.
Mon vingtième "peuple-exercice", je l'orientai donc délibérement vers les recherches scientifiques.
C'était un peuple de type Anglais, que je bichonnais comme une mère poule. Je surveillais leur alimentation,
leur gouvernement, leurs mouvements sociaux avec application. Pour ce peuple, je bâtis juste trois villes, peu
peuplées, et dans lesquelles plus d'un tiers de la population oeuvrait pour les sciences. Expérience
intéressante. En mille ans, ils avaient découvert le moteur à essence, les armes à feu,
l'astronomie. Ils avaient des universités, des bibliothèques et des centres de recherche de tout premier plan.
En l'an 1500 de leur temps-standard, ils se retrouvèrent avec des tanks à rayon laser, des avions à
réaction, des télévisions... alors que leurs voisins, soutenus par mes camarades dieux concurrents,
n'en étaient qu'à la découverte du chemin de fer.
Cependant, ce monde disparut. J'avais oublié un tout petit détail : leur apprendre la médecine moderne.
Ils n'avaient découvert ni les vaccins, ni les antibiotiques. Et dès le premier débarquement de barbares
sur les plages qu'ils parvinrent à repousser avec aisance, il y eut transmission de microbes. C'était une sorte de
syphillis galopante qui se transmettait par simple éternuement; mais cela suffit à tout ficher par terre. En moins
de quatre-vingt ans, mon peuple de type Anglais se retrouva exsangue. Toutes les technologies ne servirent à rien.
Lorsqu'ils réussirent enfin à trouver l'antidote, ils étaient si peu nombreux qu'ils furent facilement
décimés par une invasion de Zoulous armés de lances et de flèches!
Vanitas, vanitatis, tout n'est que vanité.
Lors du grand tournoi de troisième cycle solaire, je me suis retrouvé à lutter dans un même
monde et un même temps de référence que tous mes camarades de classe. On nous avait
attribué des noms et des peuples. En tant que Zeus 5, je ne devais m'occuper que de développer la
civilisation grecque.
C'était pas de la tarte. Les Grecs ne pensent qu'à manger et à faire la fête, c'est bien connu.
Dans la cour de récréation, entre jeunes dieux, nous discourons souvent. Dans les dieux que je
fréquente, il y avait bien évidemment Wotan, avec lequel j'étais finalement devenu ami, Quetzalcoalt 4
avec son serpent à plume, Osiris 11 avec sa tête de faucon (une vrai tête de con, plaisante-t-on souvent
dans la cour de récréation), Jesus 6 dit "le fayot" parce qu'il traîne toujours dans les pattes
à Jehova 3 en faisant son intéressant. Ca, c'est ma bande. Mais il y a aussi le groupe dit des "Orientaux",
et celui des "Africains".
Grand Manitou 3 était le meneur. C'était toujours lui qui avait des initiatives pour notre bande. Lao Tseu 11, lui,
c'était plutôt le genre blagues cochonnes à longueur de journée. Lao Tseu 11, il respectait rien.
"C'est l'histoire d'un ange saoul qui croise un pélican...", voilà le genre de début
de blague de Lao Tseu.
J'aimais bien Grand Manitou 3, mais je me méfiais un peu de lui. C'était le genre de dieu qui se prenait
vachement au sérieux. A l'entendre, il n'y avait que lui qui savait faire construire des temples avec colonnes
corinthiennes. Je me marre. Les colonnes du Parthénon, ça a quand même un peu plus de gueule, non?
Evidemment, dans la cour de récréation, loin de nos mondes, chacun essayait de se faire mousser.
"Et moi, j'ai inventé la machine à vapeur", "Et moi, j'ai inventé la
pilule pour les femmes". "Moi, j'ai mis au point les appareils à photo jetables !",
clamais-je en guise de boutade, pour leur rappeler qu'il ne fallait pas trop prendre ça au pied de la lettre.
Etre dieu, ça monte vite à la tête, on ne voit pas ses chevilles enfler!
Krishna 8, par exemple, c'était le genre de type limite. Il avait quand même franchement profité de ses
attributions de dieu pour se faire vénérer au-delà du raisonnable. Et puis, il était roublard, il
rigolait jamais.
Bon, mais comme le dit Jehova, "Ne commençons pas à dire du mal les uns des autres, sinon
ça finit en guerre de religion".
Sans me vanter, moi, mes Grecs, je comptais quand même bien les lancer à la conquête de l'espace avant
les autres. Je voyais déjà une fusée - Argos 1 - envoyer ses premiers cosmonautes grecs
sur la Lune. Je pensais y arriver bien avant les Romains et les Mayas.
Vishnou 2 m'avait fait une drôle de blague. Il m'avait tapé dans le dos en disant : "C'est marrant le
boulot de dieu, mais qui te dit que, quelque part au-dessus de nous, il n'y a pas des dieux d'une dimension supérieure
qui jouent avec nous comme nous jouons avec les hommes !"
Je ne sais pas pourquoi, mais cette idée m'a complètement bouleversé. Etre le jouet d'entités
supérieures ! C'est insupportable. Ne plus avoir de libre arbitre. N'être qu'un pantin entre les mains
d'étrangers. Peut-être même des enfants ! Berk. J'ai vomi. J'ai fait des cauchemars toute la nuit. Le
lendemain, j'étais dégrisé. J'ai répondu à Vishnou 2 : "C'est impossible. Au-dessus
des dieux, il n'y a rien."
Il a éclaté de rire;
Ca ne m'étonnerait pas que ceux qui respectent Vishnou 2 et ceux qui me respectent, moi Zeus 5, se fassent
bientôt la guerre...
FIN
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