La France, phare éteint

PREMIERE numéro 232 page 47

Diplômé de l'Idhec, l'ancêtre de la Femis, Jean-Jacques Annaud dénonce, à l'occasion des remous qui agitent l'école, l'enseignement du cinéma en France.

"L'enseignement du cinéma en France présuppose que le public est une vaste masse d'ahuris. Lorsque le public réserve un accueil chaleureux à un film, quel qu'il soit, c'est donc un film pour ahuris. A l'inverse, toute oeuvre qui ne rencontre pas le public est donc élégante. Au bout du compte notre culture a totalement disparu des écrans du monde.
J'ai donné des conférences dans des universités aux Etats-Unis, en Russie, en Argentine et en Chine. Généralement, les gens m'ont remercié. En France, j'ai passé deux jours à la Femis et j'ai lu, dans un rapport récent, qu'un étudiant s'était plaint de ma venue. J'ai également été horrifié par une conférence que j'ai donnée à la Sorbonne. Là, on m'a reproché le succès de mes films... Je ne le fais pas exprès. Je fais des films qui me plaisent. Je préfère qu'ils marchent, non pas pour photographier les files d'attente mais parce que ça me permet d'en faire d'autres. C'est ça ma liberté.
Je pense que la France va se réveiller KO parce que c'est un pays orgueilleux qui n'a pas du tout compris que sa puissance et son pouvoir de fascination étaient passés de mode. Le cinéma en France est assisté, et ça ne peut pas durer. Beaucoup de gens le pensent mais ne le disent pas parce qu'ils n'ont pas intérêt à ce qu'on leur retire leur gagne-pain. A un moment, il faudra bien demander aux gens s'ils sont d'accord pour cotiser à des films qui ne leur plaisent pas. On va me détester pour ça, mais il faut bien le dire! Ou alors, il faut être Daniel Toscan du Plantier. Il faut dire : "Le cinéma français est le deuxième du monde." Il ne faut pas dire : "Il fait 0,2% des recettes mondiales." Peut-être que c'est vrai qu'il est le no 2, à condition évidemment d'exclure la Russie, la Chine, l'Egypte, l'Inde... Alors on peut dire qu'il fait 1% des recettes aux Etats-Unis : c'est vrai, à condition d'y inclure Stargate et toutes les coproductions du Studio Canal Plus. Et là, cocorico."

Du cinéma pour les supermarchés

"Un cinéaste, ébloui parce que son film avait été montré dans un festival, me disait : "J'ai fait un triomphe à Adelaïde." Combien de gens l'ont vu? Deux cents. C'est ça qui va contribuer au rayonnement culturel? Non. Quels sont les films français qui sont disponibles sur le câble aujourd'hui? Combien de films français sont disponibles en vidéo dans le monde? C'est là où il faut être. On me dit : "C'est de la culture de supermarché." Mais les gens vont au supermarché aujourd'hui. Il en reste quelques-uns qui veulent fabriquer du miel à la louche et n'être distribués que dans les petites épiceries. Comme il n'y en a plus, ils ne sont plus distribués. Ou bien on meurt, ou bien on change. Parce que le monde change.
Ce qui a fait la grandeur du cinéma français, c'est son incroyable flexibilité et son habileté à changer. La Nouvelle Vague, ce sont des gens qui ont changé. Mais si on fait la Nouvelle Vague cinquante ans après, c'est qu'on ne change pas. Il n'y a rien de plus académique. A partir du moment où ca devient la norme, il faut la quitter.
Je trouve très bien qu'aujourd'hui les étudiants en cinéma aient envie de nous chasser. Mais pas pour faire ce que nous, nous avons voulu chasser! Ils ne se rendent pas compte mais leurs profs sont de petits maîtres d'un genre totalement démodé. C'est triste mais, à l'étranger, l'image de l'intellectuel français est à peu près aussi prestigieuse que celle du dragueur italien. Aujourd'hui, la France est comme un phare dont la lampe est éteinte.

Interview Gérard Delorme


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