Qui de nous n'a déjà vu ces expositions, ces foires ou ces parcs qui montrent
un futur technique éclatant, où des gens souriants se rassemblent autour
de téléviseurs géants, dans des maisons solaires qui ne nécessitent aucun
entretien? Souvent la science et la technique promettent une vie simple
et joyeuse. Pourtant, observons les foules du métro et les embouteillages
des villes. Où est l'avenir radieux que l'on nous promettait? Autour de
nous, chacun est usé par les corvées. Les populations des pays industrialisés
semblent divisées en deux catégories : ceux qui n'ont pas le temps et ceux
qui n'ont rien d'autre que du temps. Si le but des techniques était de résoudre
les problèmes des individus, l'échec est manifeste.
En revanche, en trois décennies, nous avons accompli bien plus que tout
ce qu'on pouvait imaginer naguère de plus fou : nous avons marché sur la
Lune, nous avons envoyé des sondes spatiales qui nous ont rapporté des
photographies des confins du Système solaire, nous avons placé des télescopes
en orbite autour de la Terre, nous avons couvert la Terre de fibres optiques
et créé un réseau planétaire de communications numériques rapides, nous
avons intégré des millions de transistors sur des puces minuscules si peu
coûteuses que de nombreuses familles peuvent avoir un ordinateur
plus puissant que les énormes machines d'après-guerre, nous avons découvert
l'ADN et les éléments fondamentaux constitutifs de la nature. Non, la science
et la technique n'ont pas échoué. Elles sont simplement
insuffisantes.
Nous avons cette croyance simpliste que nous pouvons inventer le futur.
Elle est fausse. Apparemment les considérables progrès scientifiques des
30 dernières années n'ont pas touché nos concitoyens. Les problèmes
quotidiens comme ceux de la condition humaine semblent résister aux
solutions techniques rapides.
Si nous retournions en 1965 et si nous organisions une Exposition universelle,
que montrerions-nous? Bien sûr, nous présenterions les acquis
scientifiques, mais nous les replacerions dans un contexte social :
nous choquerions nos visiteurs crédules en prédisant la fin de la guerre
froide, la désintégration de l'Union soviétique et la prolifération
de petites guerres et de conflits raciaux et ethniques. Nous prédirions
une épidémie due à un virus qui attaque le système immunitaire. Nous
évoquerions la pollution des grandes villes et les préoccupations
écologiques croissantes. Devrions-nous annoncer que la malnutrition,
l'analphabétisme et les différences sociales ne diminueront pas? Que les
drogues, le terrorisme et le fanatisme religieux se généralisent dans le
monde entier? Que seule une petite proportion des familles seront composées
de deux parents dont le père seulement travaille?
Il y a quelques années, on m'a invité à une émission de télévision où
j'ai retrouvé des spécialistes de l'éducation, de la médecine, de la
finance, du crime et de l'environnement. J'étais le "technologue". Je
possède quelque part un enregistrement de cette émission, mais j'ai bien
l'intention de ne jamais le regarder. L'éducateur nous a raconté que
l'analphabétisme progressait et que les niveaux scolaires déclinaient.
Le biologiste a dit que les progrès dans la lutte contre les maladies
graves étaient au point mort. L'expert financier prévoyait que les marchés
mondiaux s'effondreraient. Le criminologiste a donné des statistiques sur
la montée du crime, et l'écologiste a prédit une pollution universelle
et incontrôlable. Tous voyaient l'avenir en noir.
Lorsque l'animateur s'est tourné vers moi, je lui ai répondu en substance
que la technique était positive, qu'elle faciliterait le travail et
améliorerait les loisirs. Je me souviens de la façon dont les autres
invités me toisaient : "Comment pouvez-vous etre si naïf?", semblaient-ils
demander. L'animateur était affligé : il voulait des prophéties de ruine.
Je maintenais avec obstination que la vie future serait facilitée par
la technique.
Aujourd'hui encore, je rougis de ma sottise, mais je crois encore que les
prévisions optimistes possèdent une part de vérité : les découvertes
scientifiques et les techniques élèvent le niveau de vie moyen, mais leurs
effets sont modulés par les interactions politiques et sociales. A elles
seules, elles ne peuvent pas embellir la vie de tout le monde, mais elles
créent une force comme le temps ou l'entropie, qui pointe dans une direction
constante : celle de l'amélioration de la qualité de la vie.
Je pense quelquefois à l'histoire des techniques et aux contributions de
ces dernières au confort humain. Lorsque je visite les vieux châteaux,
j'entends l'écho des trompettes et j'imagine la gloire et l'apparat qui
animèrent un jour ces ruines. Mais alors je frissonne dans l'humidité et
le froid, et je remarque l'absence de sanitaires. La vie aujourd'hui
est indiscutablement meilleure, et il n'y a aucune raison de penser qu'elle
cessera de s'améliorer dans le futur. Au total, le progrès existe, mais
les sciences et les techniques interagissent avec le tissu social qui
détermine leur utilisation immédiate et leurs effets ultimes.
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