Tiré de Pour la Science Spécial Les techniques du 21eme siècle (no 217 novembre 1995 - page 176)

Les limites de la technique par Robert Lucky (vice-président des Laboratoires Bell)

La technique n'apportera pas la santé, la richesse et le confort à chacun d'entre nous.

Qui de nous n'a déjà vu ces expositions, ces foires ou ces parcs qui montrent un futur technique éclatant, où des gens souriants se rassemblent autour de téléviseurs géants, dans des maisons solaires qui ne nécessitent aucun entretien? Souvent la science et la technique promettent une vie simple et joyeuse. Pourtant, observons les foules du métro et les embouteillages des villes. Où est l'avenir radieux que l'on nous promettait? Autour de nous, chacun est usé par les corvées. Les populations des pays industrialisés semblent divisées en deux catégories : ceux qui n'ont pas le temps et ceux qui n'ont rien d'autre que du temps. Si le but des techniques était de résoudre les problèmes des individus, l'échec est manifeste. En revanche, en trois décennies, nous avons accompli bien plus que tout ce qu'on pouvait imaginer naguère de plus fou : nous avons marché sur la Lune, nous avons envoyé des sondes spatiales qui nous ont rapporté des photographies des confins du Système solaire, nous avons placé des télescopes en orbite autour de la Terre, nous avons couvert la Terre de fibres optiques et créé un réseau planétaire de communications numériques rapides, nous avons intégré des millions de transistors sur des puces minuscules si peu coûteuses que de nombreuses familles peuvent avoir un ordinateur plus puissant que les énormes machines d'après-guerre, nous avons découvert l'ADN et les éléments fondamentaux constitutifs de la nature. Non, la science et la technique n'ont pas échoué. Elles sont simplement insuffisantes.
Nous avons cette croyance simpliste que nous pouvons inventer le futur. Elle est fausse. Apparemment les considérables progrès scientifiques des 30 dernières années n'ont pas touché nos concitoyens. Les problèmes quotidiens comme ceux de la condition humaine semblent résister aux solutions techniques rapides.
Si nous retournions en 1965 et si nous organisions une Exposition universelle, que montrerions-nous? Bien sûr, nous présenterions les acquis scientifiques, mais nous les replacerions dans un contexte social : nous choquerions nos visiteurs crédules en prédisant la fin de la guerre froide, la désintégration de l'Union soviétique et la prolifération de petites guerres et de conflits raciaux et ethniques. Nous prédirions une épidémie due à un virus qui attaque le système immunitaire. Nous évoquerions la pollution des grandes villes et les préoccupations écologiques croissantes. Devrions-nous annoncer que la malnutrition, l'analphabétisme et les différences sociales ne diminueront pas? Que les drogues, le terrorisme et le fanatisme religieux se généralisent dans le monde entier? Que seule une petite proportion des familles seront composées de deux parents dont le père seulement travaille?
Il y a quelques années, on m'a invité à une émission de télévision où j'ai retrouvé des spécialistes de l'éducation, de la médecine, de la finance, du crime et de l'environnement. J'étais le "technologue". Je possède quelque part un enregistrement de cette émission, mais j'ai bien l'intention de ne jamais le regarder. L'éducateur nous a raconté que l'analphabétisme progressait et que les niveaux scolaires déclinaient. Le biologiste a dit que les progrès dans la lutte contre les maladies graves étaient au point mort. L'expert financier prévoyait que les marchés mondiaux s'effondreraient. Le criminologiste a donné des statistiques sur la montée du crime, et l'écologiste a prédit une pollution universelle et incontrôlable. Tous voyaient l'avenir en noir. Lorsque l'animateur s'est tourné vers moi, je lui ai répondu en substance que la technique était positive, qu'elle faciliterait le travail et améliorerait les loisirs. Je me souviens de la façon dont les autres invités me toisaient : "Comment pouvez-vous etre si naïf?", semblaient-ils demander. L'animateur était affligé : il voulait des prophéties de ruine. Je maintenais avec obstination que la vie future serait facilitée par la technique.
Aujourd'hui encore, je rougis de ma sottise, mais je crois encore que les prévisions optimistes possèdent une part de vérité : les découvertes scientifiques et les techniques élèvent le niveau de vie moyen, mais leurs effets sont modulés par les interactions politiques et sociales. A elles seules, elles ne peuvent pas embellir la vie de tout le monde, mais elles créent une force comme le temps ou l'entropie, qui pointe dans une direction constante : celle de l'amélioration de la qualité de la vie. Je pense quelquefois à l'histoire des techniques et aux contributions de ces dernières au confort humain. Lorsque je visite les vieux châteaux, j'entends l'écho des trompettes et j'imagine la gloire et l'apparat qui animèrent un jour ces ruines. Mais alors je frissonne dans l'humidité et le froid, et je remarque l'absence de sanitaires. La vie aujourd'hui est indiscutablement meilleure, et il n'y a aucune raison de penser qu'elle cessera de s'améliorer dans le futur. Au total, le progrès existe, mais les sciences et les techniques interagissent avec le tissu social qui détermine leur utilisation immédiate et leurs effets ultimes.



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