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- De l'Idée Royale
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- par Luc-Olivier d'Algange
Le droit divin
Certes, l'Idée Royale telle qu'elle
nous apparaît ne saurait se satisfaire de voir un roi à
la tête de l'état. L'idolâtrie de "l'ordre"
à laquelle une certaine bourgeoisie "bien-pensante"
aime à légitimer ses craintes, ses cupidités
et ses ressentiments nous est plus hostile que le pur désordre,
qui ne règne d'ailleurs que dans les rêves. Toujours
à l'ordre ancien succède un ordre nouveau dont
il importera de déceler la véritable nature avant
de le célébrer ou d'en médire.
Loin de pâtir des inconvénients
du désordre, ce monde sans Dieu où nous vivons
est, au contraire, tourmenté d'un excès de rigueur
en des domaines où, jadis, la liberté laissait
s'épanouir les caractères, les âmes selon
des lois plus légères et plus subtiles. Les temps
modernes, qui s'affirmèrent "humanistes" ont
livré les humains à ces puissances opaques, nivellatrices
et anéantissantes de l'Ordre, devenu idoles.
L'homme "délivré"
de Dieu est l'homme asservi aux déterminismes les plus
impitoyables. Les humanistes modernes, n'ayant eu de cesse de
rendre incompréhensible toute connaissance des Mystères
divins, ont oeuvré de la sorte à soumettre l'homme
aux lois de la nature, lesquelles, interprétées
de façon mécanique, ne connaissent ni grâce,
ni pardon.
L'Idée Royale, dont la définition
même est de dépasser toute politique et toute pragmatique,
n'est autre que cette hiérarchie dont le point le plus
haut est le Signe de la rencontre de la terre et du Ciel, - Signe
de surnaturelle espérance que symbolise la colombe du
Sacre et qui laisse à l'homme le droit et la chance de
n'être pas exclusivement aux ordres de la nécessité.
Par cela même qu'elle est de droit divin,
la royauté signifie que, -loin de se refermer sur elle-même
et d'enfermer l'homme dans le cachot de sa propre présomption
morbide, l'ordre du monde s'ouvre à une lumière
dont l'intervention suffit à suspendre tout enchainement,
toute logique et toute détermination.
Issue de ce droit qui la dépasse, la
royauté dans le domaine politique ne saurait être
que l'exercice de l'équilibre entre l'ordre et le désordre,
- Nietzche aurait dit entre l'apollinien et le dionysiaque, -
tant il est vrai que la ligne et la couleur sont également
importantes et que la bigarrure du monde n'est pas la moindre
des immanentes louanges à la gloire de Dieu.
L'homme sans Dieu, renonçant à
sa liberté surnaturelle pour tomber sous le joug de la
nature et de l'espèce humaine, son "droit" va
se limiter à la situation qu'il occupe dans le monde,
- c'est-à-dire, en tant que personne, à presque
rien, si par malheur, il est pauvre et sans pouvoir.
Il importe ici de bien comprendre qu'avant
d'être un pouvoir, la royauté est un symbole qui
ordonne tout pouvoir à une Autorité dont dépend
la possibilité même d'être libre. Don surnaturel
qui nous échoit lorsque nous apprenons à en saluer
la venue par nos oeuvres, la liberté d'être se confond
avec la plus grande légèreté. Issue des
Hauteurs, elle nous entraîne, si nous savons l'accueillir,
vers les Hauteurs.
En nous réduisant à n'être
qu'un processus de l'animalité et de la nature, les humanistes
modernes nous privent de cette plus haute liberté d'être.
En s'en tenant à l'idée que l'homme serait un animal
ayant "évolué" vers la raison, l'humaniste
moderne méconnait la radicale différence métaphysique
qui distingue l'homme du reste de la création. L'homme
n'est pas un animal auquel serait venu s'ajouter une raison ou
une âme, mais il est autre chose, et sa cause est autre,
prédestinée par cela même à échapper
à la perfection ordonnée du monde immanent.
A cet égard, la pensée qui édifia,
par exemple, la cathédrale de Reims est au vrai sens du
terme infiniment plus humaniste que ces théories récentes
qui anéantissent en nous l'Unique pour faire de nous les
unités d'une communauté humaine, d'un Démos
qui possède sur nous tous les droits politiques et moraux,
en vertu de sa quantité !
Comment ne pas voir que le symbole de la royauté
sacrée, reflet exact de la royauté intérieure,
demeurait cette chance magnifique de disposer quelque peu le
monde selon les normes du Beau, du Vrai et du Bien, dans la consonnance
fondamentale de l'Esprit.
Lorsque le Symbole en vint à être
détruit, rien ne devait plus retenir l'horreur de l'Histoire
de prendre possession de tout et de tous. Le Dragon dont naguère
Saint-Michel nous protégeait n'est autre, du reste, que
cette histoire divinisée, livrée aux guichetiers
de la mort qui profanent la mort elle-même.
Nous vivons en des temps qui outrepassent
vertigineusement les contes les plus cruels de Villiers de l'Isle-Adam.
Le retour à la "religion", voire à une
conception "monarchique" de l'état n'y changera
rien si la pensée elle-même n'est pas requise, bouleversée
et ravie par la fulgurante et embrasante sainteté de l'Esprit.
La pratique religieuse et la pratique politique,
sans une Connaissance qui les fonde sont à tout le moins
hasardeuses; et comment désormais se fier au hasard lorsque
tout est si rigoureusement déterminé par les instances
mêmes qui conjurèrent à notre perte?
L'expérience spirituelle, aussi fugace
et incertaine qu'elle puisse paraître, vaut mieux, en ces
temps de confusion et de désastre, que toutes les théologies,
de même que l'expérience, en soi, du sens de l'humaine
dignité vaut mieux que tous les militantismes.
Et comment imaginer que la Foi puisse oeuvrer
à la gloire de Dieu sans la Connaissance, alors qu'elle
n'est elle-même que le sillage de la Connaissance victorieuse,
le retentissement dans l'espace de la pensée où
la Connaissance advient? De quelle force la Foi pourrait-elle
bien retentir, si ce n'est de la Connaissance?
Les arguties contre la Connaissance, -autrement
dit contre la Gnose et contre la métaphysique,- ne sont,
à mon sens, pas moins inquiétantes que cette force
qui entraîne la Foi, cette force qui n'est plus la Connaissance
mais l'émanation d'un Démos dont les moyens et
les fins demeurent, somme toute, indiscernables.
Or, à cette indistinction même
du Dragon, créature perpétuelle du chaos, seul
s'oppose le glaive archangélique de l'Eternité.
La royauté de droit divin est cela même qui, par
l'être et l'éternité, délivre les
âmes de ce qui n'est que perpétuel. C'est en ce
sens que la royauté de droit divin, loin d'être
cette continuité chère aux conservateurs est en
vérité, et en beauté, l'inscription en ce
monde d'un Signe qui échappe à toute temporalité.
Aeternitas non est succesion tempore sine
fine sed nunc stans. L'éternité n'est pas la succession
sans fin des temps mais l'instant. De cette présence royale,
où s'immobilisent les effets et les causes, la royauté
de droit divin porte témoignage.
En dépit des rhétoriques nationalistes,
la mémoire française est cette transparence ardente
dont la langue française détient le secret. Chacun
sait que le sens des mots s'oriente selon leur origine. Ainsi,
par origine, la France est un royaume et être français,
c'est être un homme libre. Ainsi, de notre fidélité
à l'intemporelle splendeur du Sacre on ne saurait conclure
de notre part à une quelconque "défense"
des "valeurs" et de "l'identité" en
lesquelles volontiers se réfugie l'imposture bourgeoise.
Rien de ce qui subsiste ne mérite d'être défendu.
Seul nous importe ce qui est, - et dont l'être se situe,
hors des formes caduques, dans cette actualité permanente
qui est celle des Principes.
Ecrivains, les mots et les phrases que nous
écrivons nous importent moins que le sens qui les anime
car nous croyons savoir que le style est précisément
cette grâce qui, de temps à autre, nous guide et
consent à laisser notre pensée à l'oisiveté
heureuse.
Car cette oisiveté n'est autre qu'une
réverbération du paradis perdu où soudain
la mémoire française tourne et se déploie
dans ses poèmes et ses châteaux. Car les poèmes
sont les châteaux de l'Ame de même que poèmes
de pierre sont les châteaux, dont les noms à leur
tour se font poèmes.
Georges Bernanos et la Chevalerie française
On présente souvent Bernanos comme
un écrivain qui, après une jeunesse royaliste se
serait ensuite, la maturité aidant, rallié aux
démocraties. Rien n'est plus faux. En refusant l'hypocrisie
et l'horreur de "l'ordre moral" tel que s'en voulurent
les défenseurs Franco ou Pétain, Bernanos parle
avec son coeur,- ce coeur qui jamais ne s'en remet à une
quelconque idéologie.
L'écrivain hanté par la nostalgie
et le pressentiment d'une chevalerie française eut la
générosité de croire que : "le plus
éhonté des réalistes ne saurait nier cette
force brisante d'une parole libre et sincère, sa puissance
de propagation."
Pour Bernanos, la royauté, loin de
servir,- comme certains le veulent et d'autres le craignent,-
à l'établissement d'une sécurité
bourgeoise, fut toujours la plus grande audace dans la lumière
du don absolu, qui seule peut créer une forme, un style,
un destin, dans cette lumière miséricordieuse que
les cyniques modernes s'efforcent par tous les moyens d'obscurcir.
"Un roi, écrit Georges Bernanos,
n'est pour moi que le premier serviteur du Peuple, le protecteur
naturel du Peuple contre les puissantes oligarchies,- hier les
féodaux, à présent les trusts,- il est le
droit du peuple incarné, le droit et l'honneur du peuple."
Or, le premier honneur du peuple est de n'être
pas un troupeau. Réfractaire aux dictatures, qui systématisent
les pires tendances du monde moderne, Bernanos ne demeura pas
moins réfractaire aux démocraties "hypocrites
pourvoyeuses des dictatures".
"La démocratie, écrit Bernanos,
n'est pas plus la déclaration des Droits que la dictature
cléricale du général Franco n'est l'Evangile..."
Opposer la démocratie aux dictatures est aussi absurde
que d'opposer la cause à ses effets. La dictature n'est
pas le contraire de la démocratie, elle en est l'aboutissement
logique. La "dissidence" de Bernanos à l'égard
de ses premiers amis royalistes, loin d'être un revirement
de sa pensée n'est autre que l'expression de la plus grande
fidélité à ces Principes dont il refuse
de se départir au nom du "sens de l'Histoire".
Alors que les esprits obnubilés par la primauté
du politique s'abaissent au raisonnement des imbéciles:
"les ennemis de mes ennemis sont mes amis",- Bernanos,
poète et grand caractère, s'efforce de ne point
perdre de vue l'orient de l'Idée Royale, plus précieuse
à ses yeux que toutes les opportunités et que tous
les pouvoirs.Tant que prévalent les idéologies
démocratiques, les dictatures ne sont jamais vaincues
qu'en apparence. Leur triomphe secret est dans cette optimiste
veulerie de l'homme moderne à se conformer à son
époque: "A quoi bon détruire les dictatures
écrit Georges Bernanos, si l'on continue, sous prétexte
de discipline sociale et pour faciliter la tâche des gouvernements,
à former des êtres faits pour vivre en troupeau?
Ce ne sont pas les dictateurs qui font les dictatures, ce sont
les troupeaux."
Par son acharnement anti-métaphysique
et anti-poétique, l'idéologie démocratique
favorise l'outrecuidance du Médiocre qui n'aura de cesse
d'avoir détruit autour de lui toute idée et toute
nuance qui échappent à ce qu'il peut comprendre.
Comment imaginer, hélas, que cette destruction ne finisse
point par s'en prendre aux personnes? La Terreur, et les dictatures
modernes qui s'ensuivirent choisirent toujours de persécuter
les catégories et les communautés humaines portant
témoignage d'une tradition aristocratique ou sacerdotale.
Robespierre, Hitler, Staline, dans leur volonté titanesque
de construire un monde nouveau au service du Démos conjurèrent
leurs efforts à arracher à l'humanité les
témoins des plus anciennes fidélités,- de
sorte que la domination de la Machine demeurât sans contredit.
Le génie politique de Bernanos consiste
à mettre en évidence que, loin de contredire à
cette domination, la démocratie en accompagne l'accomplissement
au nom de la plus fallacieuse des "morales". "Car,
écrit Bernanos, tous ces gens-là ne se meuvent
pas, ils sont mûs. Il serait plus exact de dire que si
les uns vont plus rapidement que les autres, c'est qu'ils se
trouvent au milieu de la rivière, là où
le courant est plus rapide, tandis que les autres glissent lentement
le long des berges."
L'oeuvre de Bernanos demeure ainsi, si l'on
prend la peine de la considérer dans son ensemble,- et
non point seulement en telle ou telle partie susceptible d'être
utilisée à des fins partisanes,- comme une impérieuse
mise-en-demeure contre la veulerie optimiste des démocrates.
Selon Bernanos, la pire tyrannie n'est pas derrière nous,
elle est devant nous et nous devons lui faire face maintenant
ou jamais.
L'affichage de "bonnes intentions"
ne saurait suffire. On ne vit jamais de bonnes intentions faire
reculer un ennemi, ni surtout l'Ennemi, qui utilise à
son profit toutes les intentions,- y compris les meilleures,
dont il pave son domaine.
Tout désormais reposera sur l'héroïsme
de quelques uns, et le sens de l'Exception magnifique. Il importe
ainsi de se détacher des causes des uns et des autres,
qui nous entraînent plus ou moins vite, selon que, progressistes
ou fascistes, elles se situent au milieu de la rivière,
ou, conservatrices, glissent lentement le long des berges vers
un même renoncement à l'être où plus
rien ne sera possible.
La force d'aller à contre-courant exige
de nous cette liberté plus vaste et plus profonde qui
nous laisse reconnaître au coeur de notre folie et de notre
sagesse la divine splendeur de la Toute-Possibilité.
René Guénon et la Tradition
Primordiale
Exerçant avec une souveraine lucidité
cet art de l'Universel qu'est la métaphysique, René
Guénon sut convier notre intelligence à se déprendre
de toute partialité et de tout assujétissement
aux absurdes débats du monde moderne. Dès lors
que l'on se situe à la hauteur des Principes, le paysage
apparaît dans son ensemble et nous comprenons, par exemple,
en quoi et pourquoi des forces politiques, qui paraissent s'opposer,
conspirent en réalité au même but, fût-ce
en toute ignorance de cause.
Voici longtemps que la terrible rivalité
des fascismes et des communismes ne dissimule plus davantage
leur identité que celle-ci ne se distingue de l'identité
démocratique et bourgeoise.
La définition guénonienne du
monde moderne en tant que Règne de la Quantité
nous donne à comprendre, dans sa sereine et lumineuse
démonstration, les mêmes précises raisons
d'être des fulgurantes intuitions de Bernanos. Il existe
ainsi des moments de grâce où le langage du coeur
entre en parfaite concordance avec le langage de l'Intellect.
Cette concordance est pure musique, langue des oiseaux, comme
disent les Alchimistes, dont le secret appartient aux poètes.
L'Idée Royale, au regard de la primordialité
de la Tradition dont l'oeuvre de René Guénon porte
témoignage s'amplifie et s'approfondit pour trouver enfin
sa véritable dimension qui n'est plus d'ordre politique.
La vérité et la vertu du Symbole dépassent
toute interprétation pragmatique. Le roi n'est pas seulement
celui dont l'intérêt personnel se confond avec l'intérêt
de la nation, il est d'abord le très-obéissant
Serviteur de l'Unique souveraineté de l'Esprit, l'auguste
et principal témoin de la sainteté de l'Esprit
vers laquelle toute oeuvre politique et artistique doit s'orienter.
Dans cette perspective, l'Idée Royale
est la clef de voûte du principe d'apesanteur des sociétés
humaines dont la vocation primordiale fut toujours de s'arracher
à la matière et au temps.
La Tradition Primordiale dont nous entretient
l'oeuvre de René Guénon ne se situe pas à
l'origine de l'Histoire mais en son coeur qui est hors du temps.
La diversité des formes symboliques et religieuses n'est
autre que cette périphérie dont chaque point détermine
un rayon dont la juste méditation peut nous reporter vers
le centre pour peu que nous en pressentions l'existence.
On peut dire, à cet égard, de
l'oeuvre de René Guénon, qu'elle nous délivre
à tout jamais de ce piège,- de grande malignité,-
qui consiste à opposer les traditions les unes aux autres
et à faire ainsi l'oeuvre du Diviseur. La division précède
l'uniformité de même que le sens de l'unité
sauve, du syncrétisme et de la confusion moderniste, la
légitime beauté singulière de la forme et
du style.
Oeuvre française, l'oeuvre de René
Guénon serait ainsi, de par les actes et les constitutions
d'une chevalerie française, l'exaucement de l'intelligence
et la délivrance de ce feu royal qui glorifie de ses chatoyements
l'unificence des traditions dans le creuset de la France Aurélienne.
L'ésotérisme de René
Guénon, sa gnose, dont certains feignent de s'inquiéter,
si, de fait, elle abolit le particularisme qui absurdement préconçoit
un "salut" différent selon les religions, ne
fut jamais que la recherche éminemment traditionnelle
de la vérité intérieure des religions, qui
n'est autre que la sophia perennis.
Loin de rejoindre les amalgames formalistes
de l'oecuménisme moderne,- contre lequel les intégristes
auraient raison de nous alarmer s'ils ne le faisaient avec des
arguments aussi pauvres et une morale aussi misérable,-
cette recherche ésotérique n'est pas sans analogie
avec les réflexions de Saint-Augustin sur la "religion
vraie" laquelle, je cite: "n'a jamais cessé
d'exister depuis l'origine du genre humain". De même
pour le Cardinal Nicolas de Cuse : "Il y a donc une seule
religion et un seul culte pour tous les êtres doués
d'entendement et cette religion est pré-supposée
à travers la variété des rites." Chacun
se souvient également de la phrase fameuse de Joseph de
Maistre: "La vraie religion a bien plus de dix-huit siècles,
elle naquit le jour où naquirent les jours."
Semblablement, la vérité de
l'Idée Royale échappe à tout particularisme.
Sa splendeur même, dans la mémoire française,
est le miroir d'une vérité qui dépasse toute
mémoire et tout pays et, par cela même, donne à
cette mémoire et à ce pays une légitimité
et une mission qui ne se réduisent pas au coup de force
ou à l'ambition personnelle ou collective.
En établissant la distinction primordiale
entre l'Autorité et le pouvoir, l'oeuvre de René
Guénon nous établit au coeur de ce dessein limpide
qui nous éveille au retour vers le centre, vers l'Unité,
qui est cette Norme métaphysique, véritablement
sacrée et royale qui seule peut nous délivrer de
l'esprit de secte et de division que le moderne a favorisé
au-delà de toute mesure : "L'esprit, écrit
René Guénon, est unité, la matière
est multiplicité et division et plus on s'éloigne
de la spiritualité, plus les antagonismes s'accentuent
et s'amplifient."
Qu'elle parlât au nom du "progrès"
ou de la "tradition", la bourgeoisie fut toujours,
avant toute chose, soucieuse de ses intérêts. Le
progrès n'est jamais pour elle que celui de ses affaires
et jamais la tradition, selon son propos, n'eut d'autre but que
de conserver ses biens. Usant de la vieille stratégie
qui consiste à diviser pour régner, la bourgeoisie
inventa des appartenances et des identités afin de tirer
profit de leurs antagonismes.
Or, on ne saurait concevoir oeuvre plus étrangères
aux sinistres stratégies de la bourgeoisie, et donc promesse
plus royale, que l'oeuvre de René Guénon dont le
centre de gravité est radicalement ailleurs. La culture
elle-même,- telle que la bourgeoisie s'en délecte,
une culture d'objets, susceptible d'être analysée,
expliquée et vendue,- est dans l'oeuvre de René
Guénon tout simplement hors de propos, comme désormais
elle est devenue hors de propos pour tout auteur digne de ce
nom. Comment nommer un écrivain qui ne voit dans son oeuvre
qu'un travail? Comment oeuvrer avec le langage si l'on méconnait
ses vertus de divine spéculation. Notre génie n'est
autre que notre confiance et notre transparence.
L'oeuvre de René Guénon, qui
dépasse magnifiquement la politique et la littérature
tout en les éclairant, peut se lire comme une oeuvre de
purification. Afin de recevoir et d'être reçu, et
d'être au vrai sens le récipiendaire de l'Ordre
de l'Esprit-Saint, l'âme doit conquérir, par l'ardent
désir de ne rien posséder, la diaphanéité
de l'aube première, véritable primordialité
de la Tradition.
Reims, le Sacre des Rois
Nul mieux que Henry Montaigu ne sut montrer,
dans son livre sur la cathédrale de Reims que : "la
gloire de Dieu, et tel est l'esprit de la cathédrale,
c'est de construire dans l'éternité et non pour
l'éternité."
Le Sacre n'a d'autre fonction que de nous
faire entrer, avec le roi, dans cette éternité
qui n'est point autrepart mais ici-même, d'où elle
rayonne de toutes parts. L'image même de la couronne royale
évoque ce rayonnement sacré.
L'art, une fois encore, échappe aux
notions de la culture moderne. "La cathédrale, écrit
Henry Montaigu, n'est pas et ne sera jamais un musée.
L'invisibilité fondamentale de son message la protège
des reconstitutions, des insultes et des nostalgies, comme des
paroles de deuil, des oraisons funèbres, et d'être
traitée comme une maison morte. A la dérisoire
imagerie d'épinal des actes et des mouvements, aux contestations
lugubres des sciences dévoyées, elle oppose le
terme héraldique d'une pérennité paraséculaire,
le symbole hors d'atteinte d'un lieu de promission. Elle est
ce que nous sommes et non ce que nous fûmes : le tronc
de l'arbre, la source d'une conscience d'être supérieure
aux capricieux changements des marges visibles de l'Histoire..."
Le sacre qui fonde la royauté n'est
en aucune façon un acte historique ou politique mais,
très-exactement un acte poétique agissant dans
son ordre, hors d'atteinte du temps et de ses vicissitudes. Le
Sacre est avant tout une fête, un événement
surnaturel dont l'absence, mieux que tout caractérise
le monde moderne.
"La fête, écrit Henry Montaigu,
est un espace de paix, de louange et réconciliation,-
l'hymne à la Rose miraculeusement situé dans le
champs visuel de cet éon de gloire dont inlassablement
la prière sacerdotale appelle la venue dans la discontinuité
des temps..."
A ce monde pesant, car matérialisé,
qu'est le monde moderne, la cathédrale du Sacre oppose
l'Idée archangélique, ailée, messagère
dont vit en ce monde toute poésie et toute amoureuse beauté
: "Si la Merveille s'élève haut, écrit
Henry Montaigu, c'est par la grâce d'une loi simple mais
essentielle que, comme le corps est le temple de l'Esprit, le
lourd n'est que l'assise du léger."
Si le Sacre est, pour le pays, le dessein
d'un éveil à une vie nouvelle, plus légère,
il importe encore d'éveiller en nous cette légèreté
nouvelle et vivante. Toujours la précellence doit revenir
à l'aventure intérieure : "Toute croyance
est vaine qui ne s'incarne pas en actes de vie. En face de croyants
dont la pensée est irrémédiablement bourgeoise,
stérilisée à jamais par les valeurs profanes,
on voit tous les jours des négateurs qui servent l'aventure
sans le savoir, parce que la poésie est en eux, demeurée
intacte. C'est à des contradictions que l'on reconnait
les ressources profondes d'un peuple. La France a été
perdue on ne sait combien de fois par les politiques. Elle a
toujours été sauvée par la poésie
: la poésie des porteurs de mystère. Et le seul
bien qui lui reste aujourd'hui c'est sa langue. Qui l'a faite?
Ce ne sont pas les politiques : il ont au contraire tout entrepris
pour la dégrader."
Les académies, les musées, les
intégrismes sont impuissants à ralentir cette dégradation.
La langue française et le style, pas davantage que les
formes religieuses ou artistiques, n'ont à être
défendues,- mais bien à être revivifiées.
D'ailleurs, la vérité de la
langue française n'est pas dans sa grammaire, dans son
vocabulaire, mais dans son regard, de même que la vérité
de la religion, par quoi elle rejoint l'éternelle sagesse,
n'est pas dans ses rites mais dans la Foi et dans la Sapience
qui les anime. "Jeanne, écrit Henry Montaigu, achève
le Moyen-Age dont elle exprime, charnelle et céleste,
visible et transparente, cette symbiose du Ciel et de la terre,
que la cathédrale de son côté réalise
dans cet espace de pierres emblématiques où l'histoire
sacrée se décrypte en nombres et en mesures, en
rythmes et en couleurs."
Mais les nombres, les mesures, les rythmes,
les couleurs n'ont point de réalité en eux-mêmes.
Ils naissent, comme une vie nouvelle, de la rencontre nuptiale
de la terre et du Ciel. Ainsi en est-il de notre langue, notre
seul bien dont la transparence,- déjà réalisée
dans l'éternité,- est au-delà de toute victoire
humaine.
L-O. d'A.
© La Place Royale
1994, 1997