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Je suis Joey Lawless. La rock star. Le mec dont vous aviez marre de voir la tronche sur tous les murs de votre ville. Le mec dont vous aviez marre d’entendre les chansons à la radio et le mec dont vous aviez également marre de voir les clips à la télévision. Je vous comprends. Moi aussi j’en peux plus de me voir partout où je tourne la tête. J’en peux plus. Je suis à bout. J’ai décidé que ce soir j’allais tout laisser tomber. Mais attention, je vais pas me retirer comme un con pour élever des truies dans une grange isolée du reste du monde. Nan, moi je vais faire ça comme il faut, à la Mishima, mais à ma manière, ce soir, devant soixante quinze mille fans déchaînés, juste après avoir chanté See my love, see me bleed. Au fait, vous saviez que j’avais accouché de cette connerie en cinq minutes? C’était une nuit où j’étais déchiré à l’alcool et à la coke. Sale mélange. Bref, j’ai vomi sur une guitare et j’ai eu l’idée de cette chanson. Le refrain m’est venu comme ça, paf!, d’un coup : "Oh! Oh! Oh! And I want you! And I want you to! Oh! Oh! Oh! And I want you to... see my love, see me bleeeed!" Sept accords bidons et sept millions de singles vendus rien qu’aux Etats-Unis et à peu près autant dans le reste du monde. C’est aussi simple que ça. Vous vomissez sur votre guitare et ça vous rapporte plus d’argent qu’un ouvrier n’en gagnera jamais dans toute sa chienne de vie. S’il y a un milieu où c’est pas la peine de chercher une justice, c’est bien dans le show business. C’est simple, y’en a pas, y’a que des pourris, des drogués et des gros naïfs qui se font niquer à tous les coups. C’est ces trois catégories de l’espèce humaine qui font le show business. Bien sûr, de temps en temps vous trouvez un type bien qui tient la rampe genre Iggy Pop ou Lou Reed, mais c’est en grande partie parce qu’ils sont vieux et qu’ils se foutent de tout. Mais les autres, les plus jeunes, tous les autres eux ils veulent sucer du fric à s’en filer des indigestions. Ils veulent voir des mers de fans puants la transpiration à leurs pieds, hurlant leur nom comme les adeptes fanatiques d’une gigantesque secte. Ils veulent être harcelés par les photographes, ils veulent voir leur tronche sur tous les magazines, y compris sur les pires torchons à scandales. Ils veulent savoir combien de fans sont tombés dans les pommes en les apercevant une seconde après avoir patienté des heures. Ils aiment bien ce genre de détails. Je le dis parce que moi aussi je suis comme ça. Je ne suis pas différent et je ne m’en excuserai même pas. Je m’en fous. Donc ce soir c’est le grand soir. Personne n’est au courant, ni le groupe, ni ma copine, ni ma famille. Personne. Il faut préserver l’effet de surprise jusqu’au bout! Je tiens tout de même à dire que je suis navré pour tous les cons de fans qui ont achetés leurs billets pour les concerts qui devaient avoir lieu après. Ils seront remboursés, mais regretteront certainement de ne pas avoir assisté à ça! Je ne pourrais assurément pas le faire tous les soirs! Ha! Donc ce soir c’est le grand soir. Ca va être géant car en plus des milliers de fans présents, le concert sera diffusé en direct sur MTV. Il y aura pas moins de neuf caméras pour recouvrir l’événement! Ca va arracher! On va avoir des explosions dantesques aux moments des refrains et on aura aussi des putes à poil qui se trémousseront aux quatre coins de la scène! Il y aura des lasers qui dessineront notre logo dans le ciel étoilé! Ca va être géant! A côté de ce qui va se passer ce soir, les concerts de U2 auront l’air d’improvisations à deux francs! Du jamais vu que ça va être! Et donc le clou du show : ma propre mort. Je sais déjà comment ça se passera. Je me laisserai tomber par terre à la fin de See my love, see me bleed (ça fait toujours son effet auprès des filles) et je murmurerai dans le micro un "I love you all" qui donnera le frisson à des centaines de millions de spectateurs et de téléspectateurs. Et c’est là que ça va devenir vraiment impressionnant. Je me redresserai lentement, essoufflé, ruisselant de sueur, les cheveux en bataille, la bouche entrouverte, les bras en croix. Ca sera le délire, c’est obligé. De l’hystérie pure. Là j’aurai vraiment la trique et je peux dire que je savourerai chaque seconde au maximum, d’autant qu’en ce qui me concerne, ce seront les dernières! Je sortirai de mon blouson en cuir lamé ultra moulant le flingue dont je visserai le canon contre ma tempe et là j’attendrai. J’attendrai d’entendre les cœurs s’arrêter de battre. Certains se demanderont sûrement si ça ne fait pas partie du show, mais il y en aura malgré tout un paquet qui sauront très bien que ça n’en fait pas partie. Et là, baaam! Bullet in tha head! Direct! Les caméras surexcitées zoomeront à fond et on pourra compter mes putain de cils. Bon, après bien sûr, la retransmission sur MTV sera certainement interrompue, mais ça sera trop tard, ils auront tous vu. Ils auront tous compris que ça rend dingue de faire ce boulot. Passé un stade on a plus le choix, on finit ou comme Michael Jackson ou comme Kurt Cobain. Raide dingue ou raide mort. C’est ça l’option, y’en a pas d’autre, pas pour nous. Et moi ça ne me dit rien du tout de me trimbaler avec un masque chirurgical sur la tronche. Ca me filerait des putains de démangeaisons. Je préfère crever dignement devant mes fidèles. Et puis comme ça on gardera de moi l’image d’un jeune mec d’une grande beauté et pas celle d’un vieux complètement largué comme Paul Mac Cartney. Moi je vais finir comme Jim Morrison, en sex symbol, en mythe. Même des générations plus tard, les gamines se doigteront en matant mes posters. C’est très exactement comme ça que je vais finir. |