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La sirène retentit et David Mild libéra un franc soupir de soulagement, à moins que ce ne fut un soupir d’épuisement. Lui-même n’aurait pu le dire. Il ferma le logiciel Word et cliqua deux ou trois fois dans le vide avant d’atteindre l’icône approprié pour provoquer l’extinction de l’ordinateur. Normalement il n’avait pas à l’éteindre, personne ne devait éteindre son ordinateur pour aller déjeuner et tout le monde l’abandonnait en veille. Tout le monde sauf David Mild que la simple idée de laisser son Macintosh accessible à n’importe qui rendait ivre d’angoisse. Il s’était bien obligé une fois, juste pour voir s’il en était capable, mais avait été prit d’une violente nausée et n’avait rien pu avaler. Laisser l’ordinateur en veille, c’était dans son esprit prendre le risque que quelqu’un s’empresse de mettre à la corbeille tous ses dossiers ou s’amuse à introduire un virus aussi redoutable qu’indétectable dans le disque dur. Laisser l’ordinateur en veille, c’était faire preuve d’une inconscience à peine concevable, c’était chercher les ennuis et les ennuis, David n’en voulait pas. Son supérieur lui avait pourtant répété plusieurs fois qu’il était fortement conseillé de ne pas éteindre les ordinateurs durant la pause déjeuner pour la simple et excellente raison que c’était un gain de temps non négligeable étant donné que ces machines mettaient plus d’une minute à devenir opérationnelles. "C’est un réflexe. Mais j’y penserai la prochaine fois." Répondit-il en souriant. Ca avait marché un temps, mais il sentait bien qu’il agaçait tout le monde. Il entendait parfois des collègues qui disaient en souriant méchamment : "Tiens! David à encore éteint son Mac!" Et tout ses collègues de hausser les épaules l’air de dire : "De toute façon celui-là il est né pour faire chier le monde." David n’était pas heureux à son lieu de travail. En fait il le détestait. Il détestait l’architecture du bâtiment autant que l’ignoble dessin qui ornait le distributeur de boissons chaudes. Chaque fois qu’il avait envie d’un café ou d’un chocolat chaud, il se préparait à affronter ce dessin. Il lui arrivait même de renoncer à y aller, se disant : "Bon, tu aimerais bien un petit café. C’est un fait. Mais en as-tu réellement besoin? Ne pourrais-tu pas t’en passer juste pour cette fois? Ou faut-il vraiment que tu te lève, éteigne l’ordinateur au risque d’exaspérer tes collègues, prenne le couloir qui mène jusqu’à l’ascenseur, prenne l’ascenseur, monte jusqu’à l’étage du distributeur de boissons chaudes, prenant ainsi le risque de croiser quelqu’un que tu n’aurais pas du tout envie de croiser ces temps-ci, mette des pièces dans la machine, prenant le risque qu’une de ces pièces ne soit pas acceptée et retombe bruyamment de la fente et attire l’attention de quelqu’un, finisse par obtenir ton café, retourne vers l’ascenseur, reprenne l’ascenseur, retraverse le couloir, regagne ton bureau et rallume ton ordinateur qui mettra bien une minute avant d’être opérationnel? Faut-il vraiment que tu fasses tout cela juste pour un café? Dois-tu vraiment accumuler tous ces risques pour quelques gorgées de caféine? Est-ce vraiment intelligent? Est-ce vraiment indispensable? Ne peux-tu vraiment rester à ta place et poursuivre ton travail sans attirer l’attention?" Il finissait généralement par renoncer. La raison reprenait le dessus, pensait-il, soulagé de reprendre son travail en s’épargnant pareille aventure. Aux yeux de ses proches, de sa famille et de ses collègues de bureau, David passait aisément pour un parano craintif et plus généralement, pour un type bizarre mais pas dangereux. Ce n’était ni une surprise ni une nouveauté. Il avait toujours été parfaitement conscient du désordre qu’abritait son cerveau. David avait donc des défauts, mais également certaines qualités. Il était prudent et méticuleux or c’était là deux qualités importantes pour son travail. Il ne laissait jamais rien passer et accordait beaucoup d’importance aux détails. Il travaillait dur et bien alors son supérieur faisait des efforts pour se montrer tolérant envers ses excentricités. A la cantine de l’entreprise, David mangeait seul dans son coin et ne mettait jamais plus de cinq minutes à ingurgiter son repas. Un jour, une des serveuses était venu le voir et lui avait fait remarquer qu’il n’était pas bon de manger à une telle allure. David l’avait regardé avec des yeux stupéfaits et lui avait répondu sur le ton de l’évidence que "quand on mange on perds du temps". Elle n’avait rien trouvé à répondre, ce qui prouvait que David avait raison. Mais bon, il n’en avait tiré aucune fierté. Il avait souvent raison, il le savait. Déjà quand il était petit, les adultes lui faisaient parfois remarquer qu’il était bizarre et il répondait : "Je suis bizarre, mais je suis intelligent." Aujourd’hui était un jour important parce que David était convoqué dans le bureau de son supérieur, ce qui n’arrivait pour ainsi dire jamais. Convoqué à dix-neuf heures. La journée s’écoula normalement. Il arriva à sept heure trente et se mit aussitôt au travail. A midi quarante-cinq il éteignit son ordinateur et alla déjeuner. Il mit cinq minutes à avaler son poulet rôti, ses pommes frites et son yaourt à la cerise après quoi il mit environ deux minutes à regagner son bureau. Il ralluma le Mac et se remit au travail jusqu’à dix-huit heures trente. La moitié de ses collègues étaient déjà partis et il n’y avait plus grand monde à l’étage. Il restait une trentaine de minutes à patienter. Ca lui laissait tout juste le temps de se détendre sur internet. Il ouvrit Netscape 5.0 et desserra sa cravate. Les bureaux voisins étaient vides et il aurait presque pu aller se chercher un café sans éteindre son ordinateur. Mais de toute façon il n’avait pas besoin d’un café alors mieux valait rester là. Il alla directement sur le forum IRC de discussion en direct, s’empressa de vérifier si Anastacia était connectée et fut soulagé de constater qu’elle était bien présente. Il lui envoya un premier message : - Salut. J’ai encore merdé. La réponse arriva presque aussitôt : - Salut. Qu’est-ce que tu lui a fait à celle-là? - J’ai commencé par lui lécher la chatte et j’envisageais de la pénétrer mais la nausée est revenue et j’ai craqué. - Explique. - Je l’ai frappé au visage. Avec le poing fermé. Elle a eu mal. Je le sais parce que du sang a coulé de son nez et de sa bouche. Du sang presque noir. C’était bizarre, je veux dire ce sang presque noir qui laissait des traînées sur son fond de teint. - Tu as recommencé n’est-ce pas? - Oui. J’ai sortis mon cutter et j’ai recommencé. - Tu avais promis. - Je sais. - Raconte. - J’ai pas envie. - Très bien. - Je suis désolé. - Ne sois pas désolé. Tu es malade. Ce n’est pas de ta faute. - C’est vrai. C’est la nausée. Elle est revenue d’un coup et dès lors je n’étais plus vraiment responsable de mes actes. - Comment était-elle? - Jeune. Peut-être dix-sept ans. Peut-être moins. Pas trop jolie mais avec un très beau corps. Une peau ferme, souple et d’une extrême douceur. Même après l’avoir retirée sa peau est resté très douce. - L’as-tu mangée? - Pas encore. Je ne l’ai même pas encore découpée. J’ai juste retiré la peau. Elle est magnifique. Si seulement tu la voyais. Si nue, si pure, si libre. - Tu sais ce que je pense de tout ça. - Je sais. Je prends toujours du Xanax mais ça ne me fait plus rien alors je crois que je vais arrêter. - Il faut que je te laisse. - D’accord. - Tu n’écoute jamais mes conseils n’est-ce pas? - Si. Je les écoute mais je n’arrive pas à les suivre. - Et si je te conseille de ne pas manger celle-là? - Moi je n’ai pas envie de la manger. Je n’avais pas envie de la tuer, de lui oter la peau et de la découper mais c’est la nausée, elle revient et je ne peux plus raisonner. - Je ne sais pas quoi te dire d’intelligent. Il faut vraiment que je te laisse. - Moi aussi. J’ai rendez-vous avec mon patron. - Bonne chance. - Merci. Il se déconnecta, avala deux Advil qu’il fit glisser avec sa salive et se redressa d’un bond en respirant profondément. Il était dix-huit heures cinquante. "C’est partit!" Se dit-il à voix basse en quittant son bureau. Il frappa énergiquement à la porte. C’était important pour David de frapper énergiquement à la porte de son supérieur, ça démontrait qu’il était plein de ressources et d’assurance et totalement dépourvu d’appréhensions. C’est en tout cas ce qu’il pensait. "Entrez David!" Cria son patron. David ouvrit la porte et se vit invité à prendre place dans le large fauteuil de cuir beige qui faisait face au bureau. Il le remercia et s’exécuta avec des gestes forts calculés, souples et fermes à la fois. Mais il fut soudain prit de panique. Il se mit à haleter bruyamment. Il avait oublié. Oh mon Dieu. Il avait complètement oublié. Oublié de resserrer sa cravate. C’était une catastrophe! Tous ces efforts pour rien! D’un geste tremblant il la resserra rapidement et sourit maladroitement. "David... David Mild..." Articula son supérieur en prenant tout son temps comme s’il y avait un suspens à ménager. "David... comment allez-vous?" "Très bien!" Répondit-il un peu trop rapidement. "Parfait! Bon bon bon... Vous avez peut-être une idée de la raison pour laquelle j’ai désiré m’entretenir avec vous ce soir..." "Pas du tout." "Ah... Eh bien il s’agit de votre ordinateur." "L’ordinateur?" "Oui David, votre ordinateur." "Je ne l’éteindrai plus pour la pause déjeuner vous savez! Je ne l’éteindrai plus à partir de demain! Vous verrez!" "Ha! Ha! Il ne s’agit pas du tout de cela! Notez que j’apprécie votre engagement!" Dit-t-il en s’allumant une cigarette. Il plaisante, pensa David. C’est mauvais signe. C’est toujours mauvais signe quand il plaisante. Ca a toujours été mauvais signe et ça sera toujours mauvais signe quand il plaisante. "Vous travaillez ici depuis combien d’années déjà?" "Depuis quatre ans." "Quatre ans... comme le temps passe vite." "Oui." "David. Je crois que vous ne m’avez pas dit la vérité." "Je vous jure que ça fait quatre ans!" "Je ne parle pas de ça... je parle de votre ordinateur." "Mon ordinateur?" "Oui David, de l’ordinateur dont vous vous servez quotidiennement pour travailler... et sur lequel vous avez accès à internet. Vous voyez où je veux en venir à présent?" "Mais pas du tout." "C’est bien l’internet, n’est-ce pas?" "C’est intéressant pour puiser des informations qui pourraient nous être utile oui." "Bien sûr... Mais il y a mille façon d’aborder l’internet n’est-ce pas?" "Oh oui! Bien sûr! C’est évident!" "Vous même vous vous en servez de mille façons n’est-ce pas?" "Heu... moi?" "Bon sang, David! Vous ne voyez toujours pas où je veux en venir?" "Non." Répondit sèchement David. "Très bien... Dans ce cas..." Il soupira lourdement et saisit un dossier sur son bureau qu’il ouvrit et dans lequel il retira une dizaine de feuilles reliées par une agrafe. Il écrasa le mégot de sa cigarette dans un cendrier et se mit à lire d’une voix monotone ce qui était écrit sur la première feuille. "Je ne sais pas trop quoi faire avec le corps qui est chez moi. D’abord il est dégueulasse et parfaitement indigeste. J’ai mis des heures à le découper et pour tout dire je ne suis pas loin de regretter de l’avoir tué. Je n’aurais jamais du choisir cette fille. Enfin, comme on dit, ce qui est fait est fait et on ne peux pas revenir en arrière." Il grimaça, reposa les feuilles reliées sur le bureau et fixa David dont le visage restait parfaitement inexpressif. "Vous avez une explication?" David n’opposa aucune réaction. "Vous m’entendez? Vous avez une explication?" David voyais les lèvres de son interlocuteur émettre d’insupportables sons et il voyait les postillons jaillir de sa bouche et les muscles de son visage se crisper mais tout cela restait flou et pathétique et parfaitement cauchemardesque et il fallait que ça cesse et il fallait faire en sorte que ça cesse! Il se leva d’un bon et frappa de toutes ses forces le visage de son agresseur qui bascula sur le côté. Il fallait à tout prix l’empêcher de recommencer! "Empêche-le de recommencer!" Hurla une petite voix provenant du cerveau de David. "Tu es en danger et voici ton agresseur et il faut à tout prix que ça cesse et l’empêcher de recommencer!" David avait vaguement conscience que son poing faisait des aller-retour entre le vide et la tête de son interlocuteur-agresseur-supérieur dont le visage était à présent recouvert d’un sang presque noir. "Regarde!" Reprit la voix. "Non!" Cria David qui se mit à marteler frénétiquement le visage de ses deux poings serrés. "Non! Je ne regarderai pas! Tu es la nausée! Non! Je te connais et je te reconnais et tu es la nausée! Non! Et tu es la nausée la nausée la nausée la nausée!" Bien sûr, le supérieur de David Mild était mort depuis longtemps quand ce dernier parvint enfin à se ressaisir. Il se redressa péniblement et contempla sa sinistre réalisation. Il retourna à son bureau en traînant les pieds et constata avec effarement qu’il avait oublié d’éteindre son ordinateur. |