I.


Je me lève à huit heures trente. J’entends mes gardes du corps discuter derrière la porte de ma suite. Ils rient fort. Je tente de me remémorer le rêve que j’ai fait cette nuit mais comme je n’y parviens pas je me prépare. Aujourd’hui je vais me détendre. Je vais faire du shopping. Je vais annuler l’interview qui devait avoir lieu cet après-midi avec l’un des plus grands quotidien américains et je vais me payer des CD.
Je ne donne presque jamais d’interview. Les interviews c’est pour les vedettes, pas pour les stars. Avec plus de vingt millions d’albums vendus en deux ans, je crois bien en être une.  Donc j’appelle Georgio qui s’empresse de me rejoindre et je lui demande de prévenir Linsey Mc Kenzie qui devait me recevoir que je ne pourrai finalement pas venir et que l’interview est annulée. Je précise annulée, pas reportée. Il me regarde avec ses petits yeux qui ne jugent pas et disparaît.
Je ris. Je ris seul. J’enfile un pantalon noir, un sous-pull blanc, ma paire de gants noirs et mes bottes qui sont une réplique exacte de celles que portent les motards de la police californienne sauf que j’ai fait ajouter aux miennes d’énormes boucles en acier parce que ça en jette plus.
Kyle, mon autre garde du corps permanent frappe à la porte. Je réponds "oui" et elle s’ouvre pour laisser entrer une jeune fille tenant dans ses bras un somptueux plateau sur lequel trônent des croissants français, des brioches, du café, du jus d’oranges sanguines et une pile de magazines et de journaux.
Elle se fige en me voyant et tente d’articuler quelque chose mais comme aucun son ne franchit le seuil de ses lèvres je lui fais signe de déposer le plateau sur une table et je disparais dans une autre pièce de la suite du palace où je suis arrivé hier soir. Je vais dans la salle de bain où je mets du liner sur mes paupières, du fond de teint sur mon visage et de la laque sur mes cheveux.
Je me regarde. Je me souris puis je me grimace et je mets mes lunettes noires totalement opaques. On ne risque pas de voir mes yeux au travers vu que moi même j’y vois que dalle!
Je traverse la pièce centrale et me dirige vers le balcon. J’ouvre la fenêtre et avance d’un pas en agitant mollement la main droite. Sous mes yeux, environ un millier de fans broyés les uns contre autres se mettent à hurler comme des aliénés. Je constate qu’ils bloquent la circulation et sont encerclés par la police qui tente de gérer la situation comme elle peut.
Je rigole et agite un peu plus fermement la main. Les fans crient mon nom comme si c’était le refrain d’une chanson.
Je retourne dans la suite où je m’empare de mon oreiller, d’un rouleau de papier-cul et d’une paire de lunettes semblable à celle que je porte.  J’entends frapper de nouveau. Georgio m’annonce qu’il a annulé l’interview et que Linsey Mc Kenzie est folle de rage. Je glousse et lui demande un marqueur rouge. Il m’en sort un de sa veste. Je me dis qu’il commence à bien me connaître. J’écris I love you! sur l’oreiller, je signe sur le rouleau de papier-cul et je retourne sur le balcon.
Les fans en ont visiblement prévenu d’autres que j’étais réveillé car la masse a tout simplement doublé de volume en dix minutes. Cette fois les flics paniquent.
Je souris et brandis l’oreiller. En bas c’est l’hystérie absolue. Je le jette le plus loin possible et observe le bordel. On dirait un match de football américain, mais en plus violent et sans les protections.
Je lance ensuite le rouleau de papier-cul et enfin la paire de lunettes. Ca s’étripe gaiement en beuglant. Je rigole et agite la main droite pour les saluer après quoi je retourne prendre mon petit déjeuner.
Je feuillette la presse. Je suis en couverture du Sun. C’est une photo prise à la sauvette où je grimace parce que je suis dehors et qu’il pleut. Sous la photo il y a une légende qui dit : "Gabriel Crow accusé de viol!"
Georgio s’empresse de m’annoncer que mes avocats sont déjà avertis et me conseillent de ne pas réagir pour le moment. Il y a des articles un peu partout. Certains se contentent d’annoncer mon passage à Londres, d’autres mentionnent la plainte pour viol déposée par la jeune Julia Bern et y vont de leur opinion, qui se résume la plupart du temps à ceci : ce putain d’enfoiré est coupable mais va s’en tirer à coups de billets verts.
Kyle arrive et me demande si je suis prêt pour rencontrer les gagnants d’un concours. Je lui demande s’il les a vus et il m’explique qu’il s’agit de quatre garçons d’environ seize ans et de deux filles à peine plus âgées.
Nous prenons l’ascenseur et descendons jusqu’au troisième étage où m’attendent quelques journalistes triés sur le volet ainsi que les fans et les organisateurs du concours. Je marche très lentement, tête baissée. Ca fait toujours son effet. Je les sens pétrifiés et je ne peux réprimer un sourire de jubilation.
Ils viennent chacun leur tour me faire signer des photos et des disques. Certains me fixent, semblent chercher mon regard derrière mes lunettes noires. D’autres me parlent un peu en bafouillant. Je vous aime. Je vous aime tellement. Oh mon Dieu je n’arrive pas à croire que je vous vois!
C’est plus ou moins la même chose à chaque fois. Je réponds en riant que moi aussi je les aime et que je les remercie de leur amour. Ca leur suffit. Ils repartent tout contents avec leur CD dédicacé. Certains craquent et fondent en larmes. C’est marrant. Mais là bien sûr je me retiens de rire et prends simplement un air ému et attendri.

Je décide d’aller au Tower Records acheter des trucs. Des flics nous escortent. Quelques fans nous suivent sur des scooters, prenant des risques démesurés pour se maintenir au niveau du véhicule dans lequel je me trouve. De temps en temps je baisse la fenêtre et jette une ou deux cartes postales dédicacées pour voir s’ils vont s’arrêter mais ils n’y prêtent aucune attention. Tu parles, c’est moi qu’ils veulent.
Le patron du Tower Records est contacté par Kyle qui a l’air soucieux et me prévient qu’il y a du monde et que mon apparition risque de provoquer une émeute. Le patron craint que certains en profitent pour tout casser ou voler des articles. En fait il aimerait mieux que je ne vienne pas. Je saisis le portable.
"Gabriel Crow."
"Heu... Bonjour Monsieur! Ce serait un immense honneur de vous recevoir seulement comprenez que..."
"Rien ne m’interdit de faire un tour dans votre magasin."
Et je raccroche avant qu’il n’ait eut le temps de répondre. Je regarde Kyle et on rigole ensemble.
Les flics ont beau nous faire brûler les feux rouges, il y a des moments où on est bien obligé de ralentir et des fans surgissant de nulle part viennent frapper sur les vitres. Heureusement qu’elles sont blindées parce que ces gamins, ils frappent tellement fort qu’on dirait parfois qu’ils veulent qu’elles m’explosent à la gueule.

On arrive au Tower Records. Je quitte la voiture encerclé par Kyle, Georgio et une dizaine de policiers paniqués. On se fraye un chemin jusqu’à l’entrée. On met cinq minutes à faire cinq mètres.
L’enfer.
Les hurlements des fans paraissent s’unir pour me défoncer les tympans. Je grimace mais personne ne le remarque parce que mon visage est caché par le pan de la veste de Georgio.
A l’intérieur il n’y a pratiquement personne. Incroyable. Ils sont parvenus à foutre tout le monde dehors en même pas un quart d’heure. Il y a des employés et quelques personnes qui me sourient bêtement. Un petit gros qui porte une barbe se dirige vers moi et me tend la main.
"Je suis le directeur! Je suis très fier que vous ayez choisi Tower Records! N’hésitez surtout pas à demander des informations à nos employés qui se feront un plaisir de vous renseigner!"
Je souris et lui serre la main sans répondre pour autant. Il hoche la tête et je sens qu’il cherche mon regard derrière les lunettes noires. Si tu crois que je vais les ôter pour te faire plaisir mon gros tu te fourres le doigt dans l’œil (c’est le cas de le dire!).
A peine ai-je détourné la tête que le gros fait signe à Kyle. Ils se chuchotent des trucs en fronçant les sourcils. Je me dirige vers le rayon des cassettes vidéos et Georgio demande à un petit groupe du personnel du magasin de ne pas nous suivre. Je l’entends leur dire c’est inutile, s’il a besoin de quelque chose je vous ferai signe. Ils ont l’air déçus mais s’inclinent.
Je prends une dizaine de films parmi lesquels La Belle et le Clochard, Massacre à la tronçonneuse, Rocky III et Le Portrait de Dorian Gray. Je prends aussi une vidéo sur la carrière de Dolly Parton. Au rayon des CD je demande à Georgio d’appeler quelqu’un. Il fait un signe de la main et un jeune se précipite en souriant.
"Oui?"
"Je ne trouve pas l’album de Nine Inch Nails."
"Pardon?" Il bafouille affolé.
"Le dernier album studio du groupe d'industriel nommé Nine Inch Nails. Je, ne, le, trouve, pas. Vous comprenez ce que je dis?"
"Oh! C’est que je ne m’occupe pas de ce rayon là moi! Attendez! Je vais me renseigner!" Et il s’éloigne au pas de course.
Je regarde Georgio qui se marre. Je lui fait signe de se rapprocher et lui murmure à l’oreille qu’il vont envoyer quelqu’un l’acheter au Virgin Megastore le plus proche. Il éclate de rire et s’apprête à me répondre quelque chose quand le jeune revient le souffle coupé, brandissant un CD comme s’il avait trouvé de l’or.
"Il ne sort que demain! Mais on a été livré ce matin! Le voilà!"
Je prends le CD et le remercie d’une voix à peine audible. Comme il reste là à sourire, tentant de reprendre son souffle, Georgio lui dit qu’il peut s’en aller et le remercie à son tour.
Kyle nous rejoint et m’explique qu’il s’est entretenu avec le directeur du magasin qui souhaiterait que je ne m’éternise pas vu que dehors ça commence à chauffer grave et qu’il a peur que des fans pètent les vitres.
"Pas de problème." Je réponds à Kyle.
"Il aimerait aussi que vous acceptiez de poser avec lui et ses gosses qui sont là pour une photo."
"Mais avec grand plaisir!"
Kyle hausse les épaules l’air navré.
Je prends d’autres CD puis je donne le tout à Georgio qui se dirige vers les caisses pour régler. Bien sûr le petit gros arrive aussitôt l’air scandalisé et engueule la caissière en s’exclamant qu’il est absolument hors de question de me faire payer quoi que ce soit et que tout le plaisir est pour lui et qu’il est très honoré de m’offrir ces cassettes vidéos et ces CD.
Georgio et Kyle lui servent le couplet "c’est extrêmement sympathique de votre part" et moi je me contente de faire signe aux deux mioches qui sont avec le gros de me rejoindre.
"Voici Bruce qui a neuf ans et Patricia qui a seize ans!"
"Hello!" Je fais au petit blond qui me dévore des yeux.
"Z’êtes mon chanteur préféré de tous les temps!"
"C’est si gentil!" Je m’exclame en souriant si fort que je m’en fais mal aux joues.
Alors qu’un des employé nous fait signe qu’il est prêt pour nous prendre en photo la gamine commence à trembler et pour finir se met à chialer comme une hystérique. Elle marmonne un truc comme "oh mon Dieu! je vous aime tant! oh mon Dieu!"
Je me penche vers elle et lui prends la main (je m’en fous j’ai mes gants).
"Moi aussi je t’aime Patricia." Elle renifle bruyamment. C’est répugnant. "Viens contre moi." Elle se blottit contre moi, le papa se ramène avec le petit blond et le type nous mitraille avec son appareil photo.
"Merci infiniment!" Il me dit alors que je leur tourne déjà le dos et me dirige vers la sortie. Mais Georgio et Kyle me rattrapent.
"Impossible de sortir par ici." Affirme Kyle. «Les flics nous le déconseillent."
"Ah ben si les flics nous le déconseillent." Je soupire, un peu frustré de ne pas pouvoir assister au spectacle des fans s’étripant pour m’apercevoir une seconde ou deux.


Nous arrivons dans les studios de la chaîne Channel 7 vers vingt heures, soit avec une demi-heure de retard. L’ambiance est assez tendue. On m’explique que l’animatrice de l’émission meuble comme elle peut car c'est du direct. L’émission en question, c’est le Christie Amilton Show, exceptionnellement rebaptisé pour l’édition de ce soir le "Gabriel Crow Special with Christie Amilton".
Dans la loge, je me change et enfile un pantalon de vinyle noir ainsi qu’un sous-pull rouge vif à col montant. Je retire mes gants. Une fille fait quelques retouches à mon maquillage et me propose d’ajouter un très léger coup de liner sur les paupières inférieures. Je lui réponds poliment que je ne souhaite pas ressembler à Alice Cooper et on en reste là.
J’arrive en souriant sur le plateau. Christie Amilton se lève et applaudit mon arrivée.
Il y a un mini public composé de cinquante ou soixante personnes qui se lèvent aussitôt et m’applaudissent à leur tour. Je fais un signe de la main et accentue légèrement mon sourire. 
"Vous n’avez pas eu trop de mal à venir jusqu’ici?" Elle me demande en riant.
"Eh bien pour être tout à fait franc avec vous ça n’a pas été facile!" Je glousse et elle éclate d’un rire forcé parfaitement insupportable.
"On m’a informé que plus de neuf mille fans font le pied de grue aux portes du bâtiment!"
"Oui, c’est bien possible!"
"Parfait! Alors je suppose que vous connaissez un peu le principe de cette émission! Je ne m’interdis aucune question! J’espère que ça ne vous dérangera pas!"
"Allez-y Christie, nous verrons bien!"
"Vous avez donc vendu 22 millions d’exemplaires de votre album Dramarama et êtes resté onze semaines à la première place des charts américains avec le titre You take your pleasure with my pain qui vient de dépasser les 14 millions de single vendus dans le monde."
"Vous semblez bien mieux informée que moi!"
"C’est mon métier!" Elle ricane toute flattée. "Je voudrais savoir comment vous gérez ce succès stupéfiant."
"Je le gère comme je peux. Je n’ai pas le choix. Et puis ce succès je l’ai voulu, même si je n’imaginais pas qu’il atteigne de tels sommets."
"La célébrité vous fait-elle peur?"
"Non, ce sont les fans qui me font peur, parfois."
"Comment ça?"
"Ils sont incontrôlables et il leur arrive de prendre des risques hallucinants. Je m'inquiète pour eux."
"Bien sûr, je comprends. Mais quand je parlais de la célébrité je pensais notamment aux médias qui vous harcèlent, aux paparazzi."
"Je n’ai rien à dire à leur sujet. Vraiment."
"Je comprends mais la presse à beaucoup parlé ces derniers jours de la plainte déposée par la jeune Julia Bern."
"Je me doutais que vous ne pourriez pas vous retenir très longtemps de me parler de cette triste affaire."
"Les téléspectateurs souhaitent me voir vous parler de cette affaire!"
"Je m’en doute. Eh bien je n’en sais pas grand-chose, sinon que mes avocats étudient le dossier."
"Allons, elle prétend que vous l’avez violée!"
"Et moi je prétends que vous prenez de la cocaïne avant d’animer votre émission. On peux prétendre tout et n’importe quoi. Seules les preuves comptent et je doute fort que cette personne en possède. Je crois que Julia Bern est une fille influençable qui est actuellement manipulée par des individus qui souhaitent me faire tomber. Voilà ce que je crois, et ça me fait beaucoup de peine parce que je sais qu'elle doit être très malheureuse."
"Seriez-vous prêt à une confrontation avec Julia Bern?"
"Ha! Ha! Vous êtes bien une journaliste! Hum, il ne faut tout de même pas exagérer. Je n’ai pas que ça à faire et puis ça n’avancerait à rien. Il est inutile d’échauffer les esprits plus qu’ils ne le sont déjà, pour rien je vous l’assure."
"Vous affirmez donc que vous n’avez pas violé cette fille."
"Je n’ai pas à vous l’affirmer, je vous le dit. Je n’ai jamais vu cette Julia Bern et je n’ai donc jamais posé la main sur elle et je suis donc convaincu que cette histoire pathétique sera oubliée d’ici un mois ou deux."
"Passons à autre chose. Vous entretenez un look on ne peut androgyne, pour ne pas dire franchement efféminé. Comprenez-vous que cela puisse troubler certaines personnes qui se posent des questions?"
"Allons donc! Et quelles sont ces questions qu’elles se posent?"
"Eh bien par exemple pourquoi vous avez subi autant d’opérations de chirurgie esthétique!"
"Je vais vous dire, le corps de chaque individu est l’une des très rares choses qui lui appartienne vraiment. Se couper les cheveux, se faire tatouer et modifier son apparence physique ne concerne absolument personne sinon soi-même. Chacun devrait avoir le droit de faire ce qui lui plait de son corps sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit."
"Vous ne répondez pas vraiment à ma question."
"Qui était?"
"Comprenez-vous que ça puisse troubler certaines personnes qui se posent des questions?"
"Qu’elles se posent toutes les questions qu’il leur plaira. C’est ma réponse."
"Je vois."
Un type derrière une caméra lui fait de grands signes pour lui signifier qu’il est temps de rendre l’antenne. Elle conclut un peu énervée et me remercie du bout de ses lèvres pétées de collagène.