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L’île du Voyage
Jour après
jour de verre en verre,
Et puis de
bars de nuit en d'autres verres.
Les rêves
s'évanouissent sans bruit
Au bout d'un
comptoir ivre d'ennui,
Ivre de vin,
ne plus se mordre les mains.
[…]
En rage d'en
être encore là,
Toujours au
même endroit.
Sans attache,
mais toujours là
Ancré au même
endroit du rivage
Un grain de
sable.
[…]
Et tu enrages
d'être encore
Toujours au
même endroit de la grève.
Sans attache
mais toujours là,
Ancré au même
endroit… Que se lève
Le vent du large !
Philippe
Pascal
Le passage du continent à celui de l’île du Voyage était curieux. On me l’avait bien dit. « On » me parlait aussi beaucoup de mon retour, comme si l’on s’inquiétait que je ne revienne pas. « Tu reviendras changé » : j’espère bien ! Cela fait maintenant plusieurs années que je travaille tous les jours à changer en mieux alors si l’île du Voyage pouvait m’y aider…
J’étais arrivé sur l’île du Voyage il y a quelques mois après une tentative avortée de traversée l’année dernière. Mais cette année tout s’était bien passé. Mes affaires étaient prêtes, ma tête à peu près rangée et en ordre de marche, les directions tracées, il fallait y aller.
C’est par un vendredi soir du mois de mars que je me suis mis en route. Maintenant j’étais sur l’île, l’île du Voyage. Je ne sais pas si vous connaissez l’île du Voyage, elle n’est pas très éloignée du continent et on l’atteint sans trop de difficulté à marée basse. Il faut juste suivre les traces. On a un peu de mal à prendre ses repères car les règles de la physique sociale y sont assez différentes : les traces de pas ne disparaissent pas avec le jusant, l’île est peuplée de voix à marée basse et d’une foule grouillante à marée haute… Mais il y avait bien d’autres phénomènes curieux. Tout le monde parlait de cette île mais en fait peu y avait été, été vraiment. Beaucoup rêvaient d’y aller, mais la plupart ne faisaient ne serait-ce que le premier pas. L’île agissait comme un aimant mais était cerclée de zone où les polarités s’inversaient.
Cette île m’attirait, je devais en être amoureux. Cela faisait plusieurs années que je fréquentais des passeurs pour me familiariser avec ce que j’allais y trouver. Ils étaient aussi très utiles pour aider à la traversée.
Certains amis m’y ont accompagné mais je sais bien qu’ils partiront juste à temps pour rejoindre la mère-terre avant que le flux ne m’isole. D’autres m’ont juste fait un signe de la main avec un sourire aquoibon.
Et moi je m’installe petit à petit. J’ai une moitié du cœur qui bat très fort, des larmes qui ne sortent pas de mes yeux et une énergie formidable. J’y suis enfin sur cette île ! Cela faisait longtemps que j’allais la regarder le soir au bout de la jeté… Elle me faisait rêver et elle me faisait peur. Pourtant la vie sur la terre-mère n’était pas si mauvaise, j’y croisais des gens intéressants, des personnes que j’aimais, je voyais du pays et j’y vivais confortablement. Parfois les tornades de la dépression amoureuse me passait dessus et me laissait sur le flan mais quand le soleil commençait à percer les nuages de l’orage, je me relevais toujours rempli d’une énergie à courir des marathons.
Mais je l’avais décidé, cette fois ci j’irais habiter sur l’île du Voyage. Parfois, alors même que la marée montante ne l‘avait pas encore mise à flot, j’avais presque eu peur la nuit, mais j’étais sûr de mon coup. Une fois seul, une fois le continent éloigné par l’étendue d’eau, mon cœur allait battre à tout rompre et je pourrais charger mes affaires et partir à la découverte.
J’avais organisé un grand feu de camp pour dire au revoir à tous mes amis, j’étais silencieux et heureux.
Je sentais maintenant l’eau se rapprocher. Petit à petit les morceaux de la mère-terre disparaissaient. Englouti l’appartement, empaquetés les livres, décrochés les tableaux, confiés les disques. Éloignés les projets, délégués les chantiers. La pression montait, les choses de dernières minutes apparaissaient au détour du bois, une dernière réunion, juste une, un dernier déjeuner-tu-as-bien-le-temps-pour-moi…
Un groupe d’anglais que j’avais croisé avait annoncé la mort de Bela Lugosi. Il était vraiment temps de partir.