Deuil et Séparation
Résumé de l'article
Même si elles peuvent paraître différentes, les expériences
du deuil et de la séparation se ressemblent profondément. Les deux nous
obligent à un renoncement qui touche nos besoins psychiques les plus importants.
La "sagesse populaire" propose plusieurs façons de réagir à ces
situations: se distraire, passer à autre chose, transformer la peine en
agressivité, trouver quelqu'un pour nous consoler, etc.
Jean Garneau explique comment ces expériences peuvent
devenir des occasions d'épanouissement pourvu qu'on en relève les défis
fondamentaux. En mettant en lumière les forces profondes qui sont en jeu, il
propose des pistes qui permettent de mieux vivre ces pertes et d'en tirer tout
le potentiel de vie.
Table des matières
A. Introduction
B. L'expérience de la perte
Une séparation expressive
Une fin attendue
Une perte sans adieux
C. Les ingrédients de la douleur
Une relation satisfaisante ?
Une rupture brutale
Une décision extérieure
Un manque important
D. Les défis de la séparation
Le renoncement
Le risque de vivre
E. Les blocages et leurs solutions
Vous pouvez aussi voir:
Vos questions liées à cet article et nos réponses !
A. Introduction
Nous avons tous perdu des êtres chers. Parfois c'est la mort
qui nous les enlève, plus ou moins brusquement. D'autres fois c'est par une
décision que se produit l'éloignement: une personne précieuse décide de nous
quitter ou nous choisissons de nous en éloigner.
Que ce soit la mort ou la rupture qui provoque la
séparation, nos réactions profondes se ressemblent. Nous sommes privés d'un
être auquel nous accordions une place privilégiée dans notre vie. Nous perdons
une personne qui avait un pouvoir important sur notre bonheur, sur la
satisfaction de nos besoins les plus importants.
Certaines de ces pertes sont si difficiles à accepter que
nous sommes incapables de nous en remettre vraiment, même après plusieurs
années. D'autres sont plus rapidement résolues et ne nous retiennent pas dans
le passé. Pourquoi?
J'ai l'intention, dans cet article, de mettre en lumière ce
qui fait la différence entre les deuils interminables qui nous retiennent dans
le passé et ceux qui nous permettent d'aller de l'avant en mordant à pleines
dents dans la vie. À partir d'une meilleure compréhension de ces éléments, je
crois qu'il est possible de mieux gérer nos deuils et nos séparations afin
qu'ils deviennent des tremplins pour nous épanouir.
B. L'expérience de la perte
1. Une séparation expressive
Certaines pertes sont imprévues: elles surviennent
brusquement alors qu'on ne s'y attendait pas. Elles nous prennent par surprise
en nous enlevant un être sur lequel nous comptions de façon importante pour la
satisfaction de besoins importants, en nous privant d'une personne à laquelle
nous étions profondément attachés.
Jacques a 6 ans. Il est assis sur la terre sèche, sous le
balcon, avec son chien dans les bras. C'est son compagnon de tous les instants
et son meilleur ami. Son chien le regarde d'un air inhabituel; il semble
l'implorer de faire quelque chose pour résoudre le problème. Mais Jacques sait
que son compagnon est mortellement blessé et qu'il n'y peut rien. Tout ce qu'il
est capable de faire, c'est de le tenir dans ses bras, de le flatter doucement
et de lui dire qu'il l'aime en pleurant. Et doucement l'animal s'éteint, comme
apaisé.
Parce qu'elle survient chez un enfant, parce qu'elle lui
retire un être très cher, et parce qu'elle arrive brusquement, imprévue, nous
avons tendance à croire que cette perte sera traumatisante. Nous prévoyons
qu'elle laissera le petit Jacques en deuil pour longtemps, incapable d'assumer
son impuissance devant l'absurdité d'une mort arbitraire et injuste. Mais cette
perte n'est pas de celles auxquelles on reste accroché. Comme nous le verrons
plus loin, tous les défis de la séparation y sont relevés avec succès.
2. Une fin attendue
D'autres deuils arrivent comme un aboutissement, presque un
soulagement. La mort ou la séparation est prévue et attendue; elle vient mettre
un terme à une situation qui n'était plus synonyme de satisfaction, à une
relation qui ne permettait plus de combler ses besoins. On y perd un être qui a
déjà été cher mais qui n'est plus vraiment source de satisfaction. Fin d'une
relation qui n'est plus vivante ou décès d'un être cher de qui on s'est
éloigné: cette perte est d'une toute autre nature que la précédente.
Paul a une quarantaine d'années et son père est mort cette
nuit. Il éprouve un étrange mélange de vide et de soulagement; il souffrait
tellement! Et Paul souffrait presque autant de devoir lui mentir sur la gravité
de sa maladie.
Mais c'est l'inquiétude qui domine en lui: il est soucieux
de la façon dont sa mère survivra à ce départ. C'est parce qu'elle l'a demandé
avec insistance que Paul a accepté ce mensonge, ce silence qui l'a gardé loin
de son père pendant ses dernières semaines. Maintenant, il n'est plus sûr
d'avoir eu raison d'accepter. Ce vide, ce manque qui l'habite lui fait croire
qu'il a gaspillé une dernière chance d'exprimer son amour et sa reconnaissance.
Il n'est pas vraiment satisfait de se retrouver avec sa mère et les autre
enfants, à parler de sa bonté et à se rappeler de bons souvenirs avec
nostalgie.
Contrairement à l'exemple du petit Jacques, un deuil comme
celui-ci laisse des cicatrices durables. Même si la mort est prévue à l'avance
et attendue comme un soulagement, même si la rupture n'a rien de brusque, le
deuil ne se fait pas vraiment. On se retrouve avec une expérience incomplète
qu'on ne parvient pas à "digérer". Paul ne pourra peut-être jamais
renoncer complètement à ce qu'il a accepté de sacrifier: une dernière occasion
de rejoindre son père et de lui faire connaître ses vrais sentiments. Il
restera accroché à ce manque et y perdra une partie de sa vitalité.
On observe les mêmes difficultés dans certaines ruptures qui
se font après une préparation de plusieurs années. Le détachement ne se fait
pas vraiment; une des personnes reste accrochée à cette relation qui n'est plus
vivante depuis longtemps. Elle garde un espoir de réconciliation ou un désir de
vengeance qui l'empêche de devenir disponible pour une nouvelle relation plus
satisfaisante. Pourtant, il y a longtemps que la relation n'est plus vivante et
qu'elle ne rend personne heureux.
3. Une perte sans adieux
Voyons une troisième situation: celle d'une mort subite et
imprévue qui ne laisse pas, comme le premier exemple, la possibilité de vivre
une ultime rencontre d'adieu. Il s'agit ici d'une perte brusque dans le
contexte d'une relation satisfaisante.
Frédéric vient d'apprendre que sa mère est morte cette nuit
dans son sommeil. Il est complètement sonné! Rien ne laissait prévoir cette
mort subite. Encore hier, elle était si vivante lorsqu'il l'a croisée. S'il
avait su, il aurait pris le temps de jaser un peu, de l'embrasser, de manger
avec elle... Mais non! Il n'avait pas le temps de s'arrêter.
Et maintenant, il pleure comme un bébé. Heureusement que
quelqu'un d'autre s'occupe des formalités, car il en serait bien incapable. Il
est atterré par la violence de cette mort subite! Pourtant, c'est comme elle
qu'il choisirait de mourir s'il avait le choix. Mais pour ceux qui
restent...
Cette mort imprévue provoque des réactions violentes: un
choc qui rend Frédéric incapable de réagir normalement, des crises de larmes
intenses à répétition pendant plusieurs jours, une grande vulnérabilité
psychique qui dure plusieurs semaines et une abondance de souvenirs qui
émergent brusquement, accompagnés d'un flot d'émotions intenses. On
s'attendrait à une longue période de deuil envahissant. Pourtant, l'équilibre
de Frédéric se refait rapidement. Après plusieurs jours, ses réactions intenses
du début font place à un désir de vivre renouvelé. Le deuil est devenu
l'occasion de redécouvrir combien la vie est précieuse et combien il veut y
faire de la place aux personnes qui lui importent.
Frédéric a laissé vivre ses réactions, il les a laissé
s'exprimer librement. Il les a aussi partagées avec les personnes qui étaient
assez proches. Malgré la force des émotions et l'ampleur qu'elles prenaient
dans sa vie, il a choisi de leur faire cette place. C'est cette option qui lui
a permis de faire rapidement les renoncements inévitables et de redevenir
disponible pour vivre.
C. Les ingrédients de la douleur
On se remet rapidement de certaines pertes alors qu'on reste
inconsolable des autres. Quels sont les éléments qui font la différence?
L'intensité de la douleur fait sûrement partie des dimensions importantes dont
il faut tenir compte pour comprendre un deuil ou une séparation.
Cette intensité de la peine peut varier beaucoup d'une
relation à l'autre. Certaines ruptures sont avant tout un soulagement alors que
d'autres sont un déchirement intolérable. Voyons ce qui les distingue.
1. Une relation satisfaisante ?
La qualité de la relation qu'on perd est évidemment une
dimension importante. La perte est plus douloureuse lorsque la relation avec
l'être cher était profondément satisfaisante, particulièrement lorsqu'elle
permettait de combler plusieurs besoins ou de trouver des satisfactions
rarement accessibles.
Lorsqu'on perd une personne avec qui la relation était peu
satisfaisante ou même essentiellement frustrante, la perte peut être bien moins
douloureuse. On peut même y trouver un soulagement important. Mais il est rare
que ce soit aussi simple.
L'exemple de Paul est intéressant à cet égard: le décès de
son père est un soulagement, mais pourtant il reste inconsolable. Il ne peut
accepter de s'être privé de faire ses adieux à sa satisfaction et de vivre
ouvertement avec lui cette séparation. C'est donc les regrets qui ont le plus
d'importance même si la mort était la bienvenue. C'est la satisfaction
potentielle qui prend le pas sur la frustration réelle.
Un autre exemple fréquent: celui de la personne qui quitte
un conjoint violent et tyrannique, ou même un conjoint dont l'amour s'est
éteint. Elle n'est pas forcément soulagée et libérée. Il arrive souvent qu'elle
éprouve au contraire un manque, comme si elle avait vraiment perdu une
importante source de satisfaction. Encore ici, c'est la possibilité (même
improbable) de satisfaction qui l'emporte.
2. Une rupture brutale
Un deuxième ingrédient qui rend la perte plus douloureuse et
le deuil plus intense est le caractère soudain et imprévu de la séparation.
C'est ce qui se passe dans les exemples du petit Jacques et de Frédéric.
C'est aussi ce qu'on observe lorsqu'un conjoint annonce
brusquement à l'autre qu'il le quitte définitivement. La douleur est
particulièrement cuisante et les réactions violentes lorsque la perte est aussi
imprévue. Dans la plupart des cas, une telle séparation met fin à une relation
relativement morte et statique pour les deux partenaires, mais la douleur
éprouvée ignore cette dimension pour s'attacher au caractère soudain et imprévu
de la perte.
3. Une décision extérieure
Bien sûr, la fin de relation est généralement plus
douloureuse pour la personne qui la subit. Dans le cas d'un décès, la question
ne se pose pas, mais pour une séparation, on s'attend à ce que la personne qui
décide de se séparer soit moins touchée que celle qui subit la rupture.
C'est habituellement le cas dans l'immédiat, mais il arrive
souvent qu'au total ce soit l'inverse qui soit vrai. La personne qui décide de
rompre est souvent celle qui a le plus souffert de la relation. Elle finit par
choisir la séparation parce qu'elle ne peut accepter plus longtemps une
relation trop terne, frustrante, abrasive ou destructrice. Sa difficulté de se
séparer est moins visible au moment où elle l'annonce, mais c'est souvent parce
que la période vraiment difficile prend fin à travers cette affirmation. C'est
pendant la période où elle n'arrivait pas à se décider qu'elle a souffert de
cette rupture. Au moment d'annoncer sa décision finale, la page est souvent
déjà tournée et elle est déjà prête à s'engager dans une nouvelle vie.
4. Un manque important
La souffrance d'un deuil peut varier en intensité à partir
des dimensions ci-dessus. Mais cette intensité ne couvre pas toute la réalité
du manque. Il reste à voir en quoi consiste le manque, le vide que laisse la
personne disparue.
Principalement, on peut dire que le manque correspond à des
besoins qui ne trouvent plus de réponse. La personne disparue servait à combler
certains besoins qui se retrouvent maintenant négligés. C'est en partie ce qui
justifie l'importance qu'on accorde à la peine qui suit la séparation. Cette
tristesse, même lorsqu'elle est déchirante ou désespérée, est la représentante
des besoins qui se retrouvent sans source de satisfaction. C'est à travers
cette tristesse, en la vivant, qu'on retrouvera le goût de vivre et qu'on se
remettra à la recherche de la satisfaction. Les exemples de Frédéric et de
Jacques illustrent bien la place que doit prendre la tristesse pour conduire à
cette ouverture.
Mais en examinant le manque d'un autre point de vue, on y
découvre des habitudes. Parce que la personne qu'on a perdue était une source
régulière de satisfaction, elle contribuait à un équilibre que son départ ne
permet pas de conserver. Cet équilibre correspondait à un "état normal",
au niveau de satisfaction qu'on avait l'habitude d'atteindre de façon
régulière.
C'est donc aussi à une habitude que correspond l'attachement
qu'on avait pour la personne. Cet attachement est en quelque sorte le lien de
dépendance que nous établissons avec l'instrument qui nous procure facilement
une satisfaction importante. Le départ d'une personne précieuse nous fait
souvent ressentir clairement cette dimension: l'attachement que nous avions
pour elle et les multiples habitudes qui servaient à le créer en nous apportant
des satisfactions faciles. C'est la dimension routinière et quotidienne de la
satisfaction: c'est elle qui nous fait regretter, comme Frédéric, de n'avoir
pas donné plus de place à ce qui était précieux. C'est aussi cet aspect qui
nous amène, à l'occasion d'un décès, à redécouvrir l'importance de certains
aspects de notre vie, à remettre nos priorités aux bons endroits.
D. Les défis de la séparation
Chaque deuil nous confronte donc à une question
fondamentale: celle de la satisfaction de nos besoins psychiques les plus
importants. Bien sûr, il a aussi des effets sur d'autres besoins et d'autres
dimensions de notre vie, mais ce sont les besoins psychiques et interpersonnels
qui sont au coeur de la difficulté.
Qu'il arrive par le décès d'un être cher ou par une décision
de se séparer, le deuil nous oblige à nous mesurer à deux défis essentiels:
renoncer à une réalité qui n'est plus et accepter les risques inhérents à la
vie. Si on y parvient, le deuil devient un tremplin vers une vie nouvelle;
autrement, il est l'occasion de perdre une partie de sa vitalité, de mourir un
peu.
1. Le renoncement
Ce renoncement est différent selon qu'il s'agit de la mort
d'un être cher ou d'une séparation. La mort ne laisse aucun espoir de retour à
la situation antérieure: on n'espère pas que la personne va ressusciter pour
nous permettre de retrouver notre confort et notre bien-être. Ceci nous permet
de parvenir plus facilement au renoncement qui est nécessaire pour compléter le
deuil.
Lors d'une séparation, on peut plus facilement espérer que
l'autre change sa décision, qu'il modifie son comportement ou même sa
personnalité pour annuler cette perte. Il est plus facile d'espérer renouer un
jour avec cette personne et retrouver avec elle la satisfaction perdue. Même si
la relation est depuis toujours conflictuelle et peu satisfaisante, les motifs
qui nous faisaient espérer une solution demeurent valables.
Le renoncement est donc plus difficile à réussir dans le cas
d'une séparation, mais il n'est pas moins nécessaire pour autant. L'espoir
n'est alors rien de plus qu'une illusion pour éviter de faire face à la perte
réelle qu'on subit, ou même qu'on provoque en choisissant de se séparer. Cet
espoir est illusoire même lorsque l'autre est d'accord pour essayer de changer
son comportement ou sa décision. Il sert avant tout à se cacher la réalité.
a) Renoncer à quoi ?
Une source de satisfaction
La mort nous facilite la tâche en nous forçant à admettre
que la personne qui servait à notre satisfaction n'est plus là et que la
satisfaction d'un ou plusieurs besoins importants est perdue avec elle. Nous
perdons une source importante (un moyen privilégié) de satisfaction et nous ne
pouvons facilement le nier. C'est d'abord à ce moyen d'obtenir la satisfaction
que nous devons renoncer: pas au besoin mais au moyen d'y répondre.
Un espoir
Lorsque la relation était peu satisfaisante, la perte réelle
est moins importante, mais la perte subjective n'est pas nécessairement
diminuée. Souvent, la relation peu satisfaisante ou conflictuelle ne procurait
qu'un espoir toujours déçu de satisfaction éventuelle, mais il est tout aussi
difficile de renoncer à cet espoir illusoire qu'à une satisfaction réelle.
En fait, lorsqu'on s'entête à chercher la satisfaction dans
une relation toujours frustrante, c'est parce qu'on a de la difficulté à faire
ce renoncement. On continue à essayer, contre toute évidence, au lieu
d'accepter l'échec et de s'ouvrir aux autres sources de satisfaction que nous
offre la vie. Le plus souvent, c'est par peur qu'on préfère cette frustration
connue à l'incertitude de la recherche de satisfaction, qu'on choisit de
continuer à se plaindre plutôt que de rompre.
Une garantie de satisfaction
Une relation établie nous procure un "taux de
satisfaction" relativement stable et prévisible. Nous savons par
expérience à quels besoins elle permet habituellement de répondre. Nous pouvons
facilement prédire dans quelle mesure une situation particulière nous conduira
à la satisfaction. C'est un peu comme une assurance: la réponse est toujours
disponible et elle est obtenue à travers des gestes habituels qui ne comportent
plus vraiment de risque.
Bien sûr, ces garanties ne sont que partielles et les
satisfactions qu'elles nous procurent sont relativement incomplètes, mais elles
exigent si peu d'effort qu'on peut s'en satisfaire longtemps. Et lorsqu'on perd
ces satisfactions automatiques, une forme de paresse psychique nous amène à
leur attribuer une qualité qu'elles n'avaient pas vraiment. On tombe alors dans
le regret nostalgique et on oublie les limites de la relation qui n'est plus;
on rêve à ce qui aurait pu être, à ce qu'on aspirait à vivre. C'est pour la
même raison qu'on a souvent tendance à attribuer aux morts des qualités qu'on
ne leur reconnaissait pas de leur vivant.
C'est donc aussi à une forme de sécurité qu'il nous faut
renoncer. La relation établie depuis longtemps est un univers prévisible où on
connaît presque complètement à l'avance les réponses de l'autre ou les
conséquences de nos gestes. On peut donc y contrôler précisément les risques
qu'on prend. Dans une nouvelle relation, au contraire, on ignore en grande
partie quel genre de réponse on recevra. L'incertitude remplace la
sécurité.
b) Pourquoi renoncer ?
La première et la plus importante raison, c'est le contact
direct avec notre besoin que ce renoncement rend possible. En acceptant
vraiment de se laisser atteindre par le fait qu'on a perdu une source de
satisfaction importante, relativement facile et rassurante, on retrouve
directement le manque que cette perte occasionne. En éprouvant ce manque, sous
la forme d'une grande tristesse la plupart du temps, on reprend contact avec le
besoin dans toute son intensité. Si le petit Jacques parvient à se libérer rapidement
du deuil de son chien, c'est parce qu'il a la possibilité et le courage de
vivre pleinement cette perte. Cette ultime rencontre lui permet de garder
intacts les besoins qu'il comblait avec son chien.
C'est la force de ce besoin ressenti qui nous amènera à
vouloir remplacer la source (réelle ou illusoire) de satisfaction que nous
avons perdue. Autrement dit, c'est la tristesse du deuil qui permet de revenir
à la recherche de la satisfaction et du plaisir. C'est aussi cette tristesse
vécue avec toute son intensité et son ampleur qui permet de redevenir capable
d'accepter et de vivre le plaisir lorsqu'il est disponible.
On peut donc dire, en résumé, que la peine, les pleurs et la
douleur sont les pas qui permettent de parvenir à renoncer à ce qui n'est plus.
Mais c'est ce renoncement qui ouvre la porte à la recherche du plaisir et de la
satisfaction, deux forces essentielles au choix de vivre. L'exemple de
Frédéric, qui vit librement sa peine avec toute son intensité, montre bien la
place que la douleur doit prendre dans le renoncement. S'il avait choisi de
bloquer cette expérience, il n'aurait pas pu redevenir aussi rapidement capable
de s'investir dans la vie.
2. Le risque de vivre
L'autre défi essentiel que nous propose toute forme de
séparation, c'est celui de nous engager dans de nouvelles relations et d'y
prendre les risques fondamentaux qui font partie de la vie. Je pense surtout
aux risques de changer, d'apprendre et de s'ouvrir. Si nous reculons devant ce
triple défi, nous sommes contraint de rester accroché au passé et d'y perdre
une partie de notre vitalité.
a) Le risque du changement
En plus de renoncer à un moyen habituel et facile d'être
satisfait sans trop d'imprévus, il nous faut accepter de changer. Pour sortir
du deuil, c'est notre façon d'être et nos habitudes qu'il nous faut quitter
pour faire place à la vie.
Nous le savons déjà: la vie est changement et mouvement.
Pour revenir à une vie satisfaisante, il est essentiel de nous remettre en
mouvement. La possibilité de trouver de nouvelles sources de satisfaction en
dépend directement. Mais ce mouvement exige que nous acceptions de changer, de
sortir du terrain connu et familier, de devenir différent.
Refuser de changer, c'est essayer de revenir en arrière pour
retrouver des satisfactions et des manques connus. C'est aussi appuyer sa
sécurité sur l'immobilité au lieu de l'agilité. Dans un univers stable, cette
stratégie pourrait être efficace, mais elle est bien mal adaptée dans un
contexte mouvant.
b) Le risque d'apprendre
Relever le défi de la vie, c'est aussi accepter de partir à
la recherche de nouvelles sources de satisfaction. C'est essayer de nouveaux
moyens sans savoir quels résultats ils donneront. C'est prendre le risque de se
tromper souvent, de faire des erreurs et d'être déçu ou blessé. La découverte
n'est possible qu'au prix de tous ces risques.
Le risque d'apprendre est proche parent du risque de
changer, mais il s'en distingue par son caractère plus activement engagé. Pour
apprendre, il faut être en recherche active; il ne suffit pas de consentir à
vivre sans ses habitudes familières et ses repères habituels, il faut créer des
situations, faire des expériences. C'est dans cette démarche que nous avons à
faire face au risque d'être blessé ou déçu.
c) Le risque de s'ouvrir
Mais les deux risques précédents ne peuvent donner de
résultats sans un troisième risque encore plus exigeant: le risque de se
laisser atteindre. Sans cette ouverture et cette vulnérabilité volontaires, il
serait impossible d'être touché par de nouveaux interlocuteurs et d'y trouver
de nouvelles formes de satisfaction. On serait voué à regretter les anciennes
satisfactions et à comparer sans cesse les nouvelles personnes à celles qu'on
n'a plus.
Ce choix est le plus crucial et le plus difficile. La
personne qui a laissé vivre sa peine et qui l'a laissé s'exprimer librement est
mieux placée pour y parvenir. En s'ouvrant à sa douleur, elle a créé les
conditions pour être ensuite ouverte aux satisfactions qu'offre la vie. Mais la
personne qui a retenu ses larmes et combattu sa tristesse éprouve une
difficulté insurmontable lorsque vient le temps de s'ouvrir à une nouvelle
personne. En se refermant volontairement pour éviter la douleur du deuil, elle
s'est coupée de sa capacité de ressentir et, par conséquent, de sa capacité de
satisfaction et de plaisir.
C'est pour cette raison qu'il est important de laisser à la
période de tristesse ou de dépression tout le temps et tout l'espace qu'il lui
faut. Plus le manque est éprouvé et exprimé complètement, plus il devient
facile ensuite d'ouvrir les yeux sur ce qui est capable de le combler et de
trouver de nouvelles sources de satisfaction.
On voit souvent des personnes qui, après une rupture,
choisissent au contraire de renoncer à s'impliquer dans toute nouvelle relation
amoureuse. De peur de vivre pleinement la souffrance de la rupture, mais encore
plus par crainte de risquer une nouvelle déception, ces personnes décident de
rétrécir volontairement leur vie en éliminant les satisfactions qui découlent
d'une relation intime durable. Cette décision ne parvient qu'à réduire les
risques de déception en évitant la recherche de satisfaction; elle ne permet
aucunement d'éliminer le besoin lui-même. Comment s'étonner qu'après un certain
temps, ces personnes se retrouvent déprimées ou sans vitalité?
E. Les blocages et leurs solutions
Nous avons identifié plusieurs forces qui sont en jeu dans
un deuil ou une rupture. Il reste maintenant à examiner les difficultés qu'on
rencontre lorsqu'on tente de vivre aussi harmonieusement que possible une
séparation ou un deuil. Quels sont les blocages les plus typiques et comment
faire pour les résoudre? Voilà les deux prochaines questions auxquelles il
faudra répondre.
Avant de proposer mes pistes de réponse, je veux inviter le
lecteur à faire sa propre réflexion et à contribuer à la préparation de la
suite.
Je vous laisse donc, pour le moment, avec la question
ci-dessous. Vos réflexions me permettront de développer la suite en l'adaptant
à vos préoccupations.
Compte tenu des éléments de réflexion présentés dans ce
texte et en vous appuyant sur votre expérience de vie, quel est votre point de
vue sur ces deux dimensions:
les blocages qui empêchent de faire son deuil d'une
relation
les façons d'agir pour ne pas rester accroché après la fin
de la relation.