Dans le petit port adriatique où Marco Pantani doit être inhumé, la tristesse cédait le pas à la rancœur
Eric Jozsef, Cesenatico
Le gros casque bleu de protection enfoncé sur la tête, le maillot jaune fluo recouvrant une partie des cuissards noirs, l'octogénaire Dante déambule dans l'église San Giacomo l'Apostolo de Cesenatico.
Avant même que le cercueil de Marco Pantani ne soit ramené de Rimini pour y être déposé dans la nef transformée en chapelle ardente (en attendant les funérailles qui se dérouleront cet après-midi), ce commerçant en retraite de Forimpopoli a enfourché hier son vélo au petit matin pour parcourir trente kilomètres dans la campagne romagnole et venir rendre hommage au «pirate» décédé samedi dans une chambre d'un hôtel sans âme. «Ils l'ont laissé mourir», s'indigne-t-il face à une médiocre peinture baroque surmontée d'un piteux squelette en plâtre.
Après la tristesse, la stupeur et le recueillement des premières heures, les admirateurs du grimpeur et ses concitoyens lancent l'anathème. Pêle-mêle contre la fédération cycliste, les médias, les procureurs accusés d'avoir ouvert plusieurs enquêtes pour dopage à l'encontre du pirate...
«Il a été persécuté», s'agite Dante. «Le dopage? Mais tout le monde se dope. Le peloton ne marche pas au pain et à l'eau! Seulement Marco a été le seul à payer.»
Devant le «Magico Club Pantani» à trois cents mètres de là, de l'autre côté du canal qui traverse le centre du tranquille petit port de l'Adriatique, les «supertifosi» de l'ancien vainqueur du Tour de France et du Tour d'Italie sont encore plus remontés. «Je navigue entre la peine et la colère» lâche l'un deux, une grosse boucle d'argent à l'oreille comme son champion décédé: «Pratiquement depuis la création du club en 1994, j'ai suivi Pantani partout, sur le Giro comme sur le Tour de France. Mais après la trahison du 5 juin 1999 à Madonna di Campiglio, rien n'a plus été pareil.»
«Il était trop fort et cela en gênait certains»
C'est à cette date que la carrière du «pirate» prend un tournant fatal. A quelques heures du départ de l'avant dernière étape du Tour d'Italie qu'il contrôle avec plus de cinq minutes d'avance, Marco Pantani est contraint de se retirer de la course. Son hématocrite dépasse largement le seuil autorisé des 50 laissant supposer la prise d'EPO. «Attention, ce n'est pas le fait de savoir qu'il avait un hématocrite a plus de 50 qui m'a choqué. Cela ne m'intéresse pas» poursuit l'adhérent du Magico Club. «A ce niveau de la compétition tout le monde prend des médicaments. Non, ce qui me révolte c'est que Pantani est le seul à avoir été pincé de cette manière. Il a été cueilli à son hôtel à l'aube par huit carabiniers. Un traitement pire que pour un grand criminel.» Pour tous ses supporters, Pantani a été ce jour-là lâché par le milieu du cyclisme. «Parce qu'il était trop fort et que cela en gênait certains» assène comme une évidence, l'une de ses admiratrices qui ajoute, cynique, «en plus il savait qu'en tant que leader du classement, il allait être contrôlé. S'il avait voulu, il aurait pu prendre des produits pour faire tomber son hématocrite.»
«Il était devenu une cible, un bouc émissaire»
«Je ne parlerai pas de complot mais c'est sûr qu'il était devenu une cible, un bouc émissaire» lâche le maire de Cesenatico Damiano Zoffoli, affairé à organiser les plus médiatiques funérailles de la petite ville de 22 000 habitants. «Je le répète, ses victoires, il les a méritées», martèle-t-il. «Marco a démontré qu'il était supérieur aux autres... avec des conditions de départ équivalentes.»
«On ne peut pas faire deux cents kilomètres tous les jours sans rien»
A la sortie de Cesenatico, au milieu des champs, la villa flambant neuve de la famille Pantani est également l'objet d'un petit pèlerinage. Pour les cyclistes amateurs de la région, c'est désormais un détour obligé. «J'ai connu Pantani lorsqu'il était adolescent, au milieu des années 80» se rappelle Rino Galassi «à l'époque j'étais commissaire de course. Pantani gagnait alors assez rarement. Ce n'est que plus tard qu'il a explosé.» Sans pouvoir trouver d'explications, ce passionné de la petite reine estime lui aussi que le «pirate» a été «particulièrement touché»: «Coppi, Bobet, Anquetil que j'ai connu... ils se sont tous dopés. On ne peut pas faire deux cents kilomètres tous les jours sans rien.» Et d'ajouter résigné: «Aujourd'hui, on se dope à tous les niveaux, à partir des juniors. Le dopage a atteint un niveau extrême. Il y a vraiment de quoi être préoccupé.»
Roberto Conti, ancien équipier et ami de Pantani, évoque une personne fragile et introvertie.
Propos recueillis par Guillaume Prébois
Le Temps : Comment avez-vous appris son décès ?
Roberto Conti : Je regardais un match de football à la télévision samedi soir et, tout à coup, ils ont donné la nouvelle. Je suis devenu fou de rage, j'ai commencé à donner des coups de pied sur tout ce qu'il y avait à ma portée, y compris les jouets de mon fils.
– Avez-vous été surpris par cette mort tragique ?
– Je n'aurais jamais imaginé qu'il aille jusqu'à ce point. Dans mon cœur, j'espérais qu'il s'arrêterait avant.
– Est-ce vrai que ses amis l'avaient abandonné ?
– C'est complètement faux. Personnellement, j'avais cherché à l'aider, à être proche de lui, mais il s'éloignait instinctivement, il s'isolait. Il refusait l'aide d'autrui. Un jour, il m'a carrément dit: «Roberto, sois gentil, laisse-moi tranquille, je me sens mieux seul.»
– Qu'est-ce qui l'a conduit à la mort ? Les amitiés dangereuses ? La drogue ? Le dopage ?
– Chacun choisit les amis qu'il veut dans la vie. Je crois que le problème est ailleurs. Le mal le plus grave de notre société est l'absence totale de valeurs. Pour y remédier il faudrait agir sur le cerveau des gens et c'est impossible. C'est un problème culturel.
– Quel genre de personne était-il vraiment ?
– Une personne intravertie. Il ne parlait que lorsqu'il en avait envie. Ses problèmes, il les gardait pour lui. Il aimait le divertissement, l'ivresse de la vitesse en voiture, en moto, les discothèques. Lorsque j'essayais de partager avec lui mes valeurs familiales, je lisais dans son regard l'incompréhension pour un monde qui n'était pas le sien. Mais il savait être têtu. En mars 1998, il était un peu démoralisé. Un jour il s'approche et me dit: «Roberto, je ne peux pas terminer ma carrière sans gagner un grand Tour, tu comprends?» Il l'a gagné quelques mois après. Toutefois, cette même détermination l'empêchait de demander de l'aide et devenait son pire ennemi.
– On le disait pourtant fragile, sensible...
– Dans certains cas. Durant un Tour d'Italie, nous sommes allés rendre visite à des enfants dans un orphelinat. Marco en était ressorti moralement détruit: «Tu te rends compte Roberto, m'avait-il dit, on est en 2000 et il y a encore des enfants qui souffrent autant.»
– Quelle fut son erreur principale ?
– Il n'a pas su accepter sereinement sa suspension au Giro 1999. S'il s'était fait aider, il serait peut-être encore vivant. Il aurait encore gagné des courses.
– Irez-vous à son enterrement ?
– Non, je n'en ai pas le courage. Je veux me souvenir de lui sur un vélo, motivé, combatif, Marco Pantani en somme.
Riccardo Forconi,équipier du «pirate» de 1998 à 2000, explique les raisons de sa chute psychologique.
Propos recueillis à Milan par Guillaume Prébois
Le Temps : Quel souvenir gardez-vous du coureur Marco Pantani ?
Riccardo Forconi: Marco était un coureur atypique. Physiquement, ce n'était pas une machine. Il s'entraînait sans compteur de battements cardiaques, il privilégiait les sensations et l'instinct à la froide programmation. Il était capable de trouver la forme en deux semaines d'entraînement seulement. Je me souviens qu'en 2000, au lendemain de sa victoire d'étape à Courchevel, nous discutions ensemble en nous rendant au départ d'une autre étape de montagne difficile. Je lui ai demandé où il pensait attaquer. Il ne m'a pas répondu. Il s'est contenté d'esquisser un sourire. Il est parti en échappée dès le premier col, a eu une fringale et a pris douze minutes à l'arrivée. Marco était comme ça. Imprévisible.
– Qu'est qui a changé en lui au lendemain de son expulsion du Giro 1999 pour hématocrite supérieur à la limite autorisée ?
– Il a radicalement modifié ses rapports avec le public. Il craignait d'être abandonné par tous. Lui-même exigeait beaucoup de ses supporters et n'accordait sa confiance qu'après une longue période d'observation. Il était donc convaincu que tout le monde lui tournerait le dos et le vivait de façon dramatique. Quelques-uns l'ont trahi, mais beaucoup, en réalité, sont restés fidèles.
– Quelles sont les causes de sa chute psychologique ?
– Il s'est mal entouré. Il a écouté des faux amis qui lui ont conseillé de se séparer des vrais amis. Trop de personnes cherchaient à utiliser son nom et sa notoriété pour favoriser leurs propres intérêts. J'ai moi-même été écarté par Marco parce que le directeur sportif de ses débuts professionnels, Davide Boifava, lui avait dit de renouveler ses équipiers pour oublier le choc du 5 juin 1999 à Madonna di Campiglio. A cela, il faut ajouter les douleurs affectives de son histoire d'amour compliquée avec Christine Johansson, une danseuse danoise qu'il avait rencontrée en discothèque il y a six ans. Il ne trouva jamais l'harmonie parfaite, ils n'ont cessé de se séparer et de se rabibocher, mais il l'aimait et la rupture définitive avec Christine, il y a six mois, l'a plongé dans une tristesse infinie.
– La justice a-t-elle sa part de responsabilité comme l'a prétendu Eddy Merckx ?
– Elle s'est acharnée sur lui. Sept Parquets l'ont poursuivi! Beaucoup de coureurs se sont retrouvés dans la même situation que Marco mais vous en connaissez un autre qui a fait l'objet d'une telle attention de la magistrature ?
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