L'entraîneur du «Cyclophile d'Aigle» s'efforce de préserver ses protégés du dopage
Isabelle Musy
En ce dernier samedi de février, Marcel Cheseaux a convoqué ses poulains pour la reprise de l'entraînement sur route. Depuis quarante ans, ce passionné de vélo coache bénévolement les jeunes du Cyclophile d'Aigle, et en sort parfois de grands champions comme Pascal Richard, Aurélien Clerc ou Laurent Dufaux, devenu son beau-fils. Le dopage est banni du vocabulaire inculqué par ce patriarche dont l'éducation va bien au-delà du simple coup de pédale. Ses élèves font de mauvaises notes à l'école? Il les prive de vélo jusqu'à ce qu'ils redressent la barre. Il leur martèle qu'il est essentiel de s'assurer un métier avant d'envisager de devenir professionnel. «Ils doivent avoir une formation de base pour ne pas se retrouver à 23 ou 24 ans avec rien dans les mains si jamais leur carrière s'arrête.»
Ses graines de champion, il tente de les prémunir contre les bleus de la vie, mais aussi contre la tentation des pilules qui rendent plus performants. Au moins tant qu'ils sont sous sa responsabilité. Et après? Il espère que ses mises en garde serviront. Sa méthode est celle de la prohibition. Pas de ça chez lui. «C'est clair et net entre nous.»
Chaque garçon qui s'engage au Cyclophile d'Aigle signe un contrat dans lequel il est stipulé que, s'il rencontre le moindre problème de dopage, il est viré séance tenante. «Chez moi, rien n'est autorisé. Pas de poudres de protéines, ni mêmes de vitamines. S'il y a un problème de santé, une maladie ou quoi que ce soit, je leur dis de téléphoner à leur toubib, de lui demander une prise de sang ou un contrôle et je veux voir le résultat. Et, s'il le faut, j'ai un contact avec le médecin.» Le recours à l'EPO comme rééquilibrage en cas de faible taux d'hématocrite l'indigne. Et de réitérer sa devise comme quoi la patience est la vertu mère des sportifs. «Si un gamin connaît une baisse de régime, mon remède, c'est le repos. Lorsque l'on est mal foutu, on s'arrête et l'on se soigne. On reprend le vélo une fois qu'on est rétabli.»
Ne pas se décourager
Marcel Cheseaux reconnaît qu'il est «impossible de faire partie des dix meilleurs coureurs du monde sans se doper», ou que «l'on ne peut pas faire un Tour de France à l'eau minérale». Mais, il y a quelque chose de touchant à voir cet homme s'assurer que ses jeunes protégés n'emmènent que des barres de céréales dans leur poche de K-way. A propos de céréales, il raconte avoir initié Pascal Richard et Laurent Dufaux à la méthode Kousmine. «Au début de leur carrière professionnelle, ils allaient aux camps d'entraînement avec tout ce qu'il fallait pour faire la crème Budwig, au risque de passer pour des marginaux. Voilà comment je les ai instruits.»
Marcel Cheseaux est lucide. Il sait la pression inévitable qui pèse sur tout jeune coureur. Mais pour lui, elle n'intervient que plus tard, une fois qu'ils sont «éduqués». «Je les prends à 14 ans. Il faut compter huit à dix ans jusqu'à ce qu'ils soient formés pour passer professionnels. On a tout le temps de causer de ces choses-là en temps voulu. Si bien qu'une fois qu'ils démarrent, ils sont avertis, majeurs et vaccinés.» Il les met en garde lorsque, sur certaines courses internationales pour juniors, l'évidence «crève les yeux». «On voit des garçons qui pédalent comme des professionnels. Ils vont beaucoup trop vite. Je dis aux miens de patienter, de travailler et de ne pas se décourager.»
Il avoue que cela lui ferait mal au cœur si l'un des siens se retrouvait impliqué dans une affaire de dopage. «C'est arrivé avec mon beau-fils et l'affaire Festina. Je l'ai beaucoup soutenu, encouragé moralement, mais plus que ça, je ne peux pas. Ils sont prévenus et savent jusqu'où ils peuvent aller.» Pourtant, avec les jeunes, Marcel Cheseaux préfère ne pas trop aborder le sujet. Il leur conseille même de ne pas lire les journaux. Comme pour les préserver.
La mort de Marco Pantani est survenue pendant la pause hivernale de quatre semaines qui prend fin en ce dimanche 29 février. Marcel Cheseaux sait pertinemment qu'ils en ont pris connaissance, mais n'a pas l'intention d'épiloguer avec eux. «Je suis au courant pour Pantani, mais je n'ai pas spécialement suivi. C'est une fatalité, lâche Christophe Fiaux, 14 ans, le cadet du groupe. On ne peut pas revenir en arrière. Cela ne sert à rien de juger, il faut plutôt songer à ce que l'on peut faire pour que les choses changent.» Comme tout cycliste en herbe, Christophe caresse le rêve d'intégrer, un jour, une équipe professionnelle. Le dopage lui fait-il peur? «Oui et non. Je sais que ça existe dans le vélo, mais il ne faut pas que cela soit un frein. Se doper, c'est tricher. Il ne faut pas se doper, quitte à ne pas devenir professionnel. C'est mon point de vue.» Même crédulité chez Steve Grossenbacher. A 22 ans, il est en élite nationale. On le repère à son survêtement bardé de nombreux logos de sponsors, alors que les autres arborent le chandail jaune et noir du club. Il s'entraîne avec son équipe plusieurs fois par mois, mais continue de venir pédaler sous la houlette de Marcel Cheseaux. La mort du «Pirate», il en a pris connaissance sur la Côte d'Azur. Où il disputait une course. «On en a parlé avec les autres. C'est sûr que cela nous sensibilise. J'ai envie de vivre longtemps et de fonder une famille. C'est à moi de faire attention.» Et d'ajouter: «Tout cela reste un grand mystère. Je n'en suis pas encore là et je ne pense pas à toutes ces affaires. Ce qui compte pour moi, c'est de prendre du plaisir et de me surpasser.»
«C'est une bonne école de la vie»
Ici à Aigle, ces futurs coureurs sont à mille lieues des sombres histoires qui portent ombrage à l'aura du cyclisme mondial. Et Marcel Cheseaux porte un regard attendri sur ses gamins guillerets et motivés. «C'est une belle jeunesse. On ne fabrique pas une catégorie de crapules. C'est une bonne école de la vie», se targue-il avec fierté, avant de réunir ses troupes pour leur donner les consignes du jour. Le froid écourte le briefing. De toute évidence, ce faiseur de champions n'est pas adepte des grands discours. Pas de tergiversations. La cigarette au bec, il jette un coup d'œil au vélo des deux nouveaux, et c'est parti. «Allez-y! Steve, tu connais le chemin. Roulez en file et faites des relais toutes les 20 secondes. Tu leur montres la technique.»
Le peloton se met en route. Marcel Cheseaux le laisse prendre un peu d'avance. Le temps de mettre en marche son petit bus. «J'aurai 60 ans l'année prochaine. Alors les suivre à vélo ne serait plus de mon âge!» C'est avec ce même petit bus qu'il emmènera ses poulains dans les Grisons au mois de juillet, pour «faire des cols». Mais «chaque chose en son temps. Il faut y aller progressivement.» Pour cette reprise, il a prévu un programme léger. Deux heures au plat. Le temps d'aller jusqu'à Martigny et retour. De sa voiture balai, il couve ses petits des yeux, klaxonne pour rythmer les exercices de relais et prend note, dans sa tête, des quelques commentaires qu'il leur fera au retour. Un ou deux mots à peine.
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