Un million de coups
de pédales plus loin
Entre deux étapes professionnelles, à l'aube de la soixantaine, Claude Bédard a décidé de prendre quelques mois de congé pour se faire un cadeau : traverser du sud au nord les États-Unis à vélo, sur la route des snowbirds. Il nous raconte son voyage.
Claude Bédard
Le soleil et sa chaleur typique en Floride écrasent le magnifique paysage de la ville historique de St. Augustine. À la station-service, l'employé me regarde comme si je sortais d'un film de science-fiction avec mon accoutrement de cyclo-touriste.
- Et vous allez où, comme ça ?
- Montréal ?
- Ah, oui - son visage s'éclaire - les Expos de Montréal, la neige et le froid. En bicyclette jusque-là, vous n'êtes pas sérieux ? Bonne chance. Attention aux camions et surtout aux gens.
Cette phrase, généralement dite d'un ton à la fois incrédule et vaguement admiratif et accompagnée de temps à autre d'un God bless you bien senti, j'aurai l'occasion de l'entendre des dizaines de fois tout au long d'un parcours à vélo en solitaire qui me même, sur la route des snowbirds, de la région de Miami à Montréal.
Il est sûr qu'au pays de l'automobile, où beaucoup de municipalités n'ont même pas de trottoirs pour les piétons et encore moins de voies cyclables pour les vélos, je passe pour un doux dingue avec cette bicyclette surchargée de bagages, surtout avec cette chaleur accablante qu'on fuit généralement à toute vitesse entre le centre commercial frigorifié et une voiture climatisée.
Le vélo n'est pas le sport le plus pratiqué dans ce coin de pays. En fait, au cours de la première semaine de mon périple de près de 3500 kilomètres, je n'ai pas vu plus de 10 cyclistes, et la plupart étaient soit très jeunes ou très vieux. Je ne fais vraiment pas «tendance». D'ailleurs, la plupart des états que je traverserai, la Floride, la Géorgie, les Carolines du Sud et du Nord, la Virginie, le Maryland, la Pennsylvanie, le New Jersey et l'État de New York sont à des années-lunmière de notre réseau cycliste au Québec.
Plus je m'éloigne de la Floride, reconnue pour la qualité de son réseau routier, plus je dois m'habituer à des routes sans accotement et à des camions qui vous font parfois la chasse sur «leur» territoire, sans compter les centaines de chiens qui, à l'unanimité, ont en sainte horreur ces «bestioles» que sont les cyclistes.
Au départ, ce défi, même s'il n'est pas de tout repos pour un baby-boomer, n'est pas en soi un grand exploit, j'en conviens, surtout pour un bon nombre de nos adeptes québécois du vélo, qui sont drôlement en forme. Mais, à l'aube de la soixantaine, ce pèlerinage en solitaire prend un sens particulier. On dit qu'il vaut mieux vivre ses rêves que rêver sa vie. L'occasion se présentant entre deux mandats professionnels, j'ai voulu établir un contact direct avec la nature en empruntant à vélo le chemin annuel des Québécois qui reviennent de Floride après avoir fui un autre de nos hivers.
Certains font la route de Saint-Jacques-de-Composelle, gravissent des sommets, se retirent dans un monastère à Saint-Benoît-du-Lac. J'ai opté plutôt pour une route ordinaire, celle de plus en plus méconnue, depuis la prolifération des autoroutes, des voies secondaires de l'Amérique profonde.
Il paraît que nous cherchons sans cesse un sens à notre vie. En fait, on cherche plutôt une expérience permettant de se sentir vraiment vivant. Enfourcher un vélo, c'est d'abord prendre possession du paysage qui vous entoure. Contrairement à l'auto où vous êtes confiné à l'intérieur d'une cellule métallique, vous faites corps avec l'environnement, les bruits, les sons, les odeurs et le vent, ce vent réel ou relatif qui vous accompagne toujours.
Les charmes et les défauts
Chaque État américain a ses charmes et ses défauts. Impossible d'y échapper.
La côte est de la Floride, avec ses plages dorées qui défilent à l'infini et l'océan à l'horizon, est un plaisir pour l'oeil du cycliste qui roule allègrement sur la A1A, même si la vue est fréquemment obstruée par toutes ces communautés privées qui poussent comme des champignons depuis quelques dizaines d'années dans cet État.
Je me demande si la Floride ne retourne pas au Moyen-Âge avec ces country clubs clôturés, entourés de fossés, fortifiés, avec ses guérites où le gardien vous empêche d'entrer sur ces territoires privés où même les policiers de la région n'ont pas droit de cité et où les règlements internes ne sont pas toujours conformes avec les lois publiques. Ces nouvelles «baroneries» s'étendent maintenant en Géorgie et dans les deux Caroline, et leur succès ne se dément pas.
La Géorgie souffre beaucoup, d'un point de vue touristique, de l'éloignement des autoroutes des petites villes la composant. Il devient même difficile de trouver un motel pour loger la nuit tant toutes les chaînes ont déserté ces municipalités pour s'agglomérer autour des grands axes routiers. Son tourisme local est en train de s'évanouir. Pourtant, elle est chargée d'une histoire très riche. Savannah en est le point culminant. Quelques serpents rencontrés au hasard de la route et deux alligators, qui prenaient leur bain de soleil dans un fossé, me rappellent à la prudence malgré les odeurs enivrantes de vanille et de jasmin qui m'entourent.
Les Carolines du Sud et du Nord sont reconnues pour leurs plages... et leurs terrains de golf. Myrtle Beach, avec ses 120 parcours, est la Mecque du golfeur. J'ai failli être atteint par une balle lancée par un golfeur... de ma qualité. C'est toujours une surprise pour les Québécois que nous sommes de croiser des groupes de prisonniers qui travaillent au bord de la route, entourés de gardiens avec leur fusil à pompe et l'oeil plutôt mauvais. Je ressens une drôle d'impression à leur rencontre. Gêne, culpabilité, révolte intérieure, je ne sais. Un bon nombre d'entre eux me saluent gentiment. Sommes-nous vraiment au 2le siècle ?
C'est à quelques kilomètres de là, par ailleurs, à Little Washington, comme les gens du cru l'appellent, que je serai reçu de façon impromptue à la bibliothèque publique par un groupe d'étudiants en français, avec qui je passerai quelques heures à parler du Québec, de la France et du vélo. Les petites fenêtres sur le monde existent partout.
Champs de coton et azalies en fleurs
La Virginie, avec ses champs de coton et de tabac et ses azalées en fleurs, est magnifique au printemps. Mais ce n'est pas de tout repos pour le cycliste que je suis. À moins d'être vraiment sur des petites routes secondaires, la chasse au vélo est ouverte ! Et puis, c'est le début des côtes. J'ai dû escalader chaque jour l'équivalent de 20 fois le mont Royal. C'est le pays des guerres d'indépendance et de sécession. On ne se gêne pas pour rappeler partout la débâcle subie par les armées anglaises et les importants
ravages causés, notamment par le feu, aux villes par les troupes nordistes du fameux général Sherman.
Chez les Amish
Avec le Maryland commencent les choses sérieuses. La densité démographique des régions de Washington et de Baltimore, alliée à de multiples collines abruptes, m'obligent à trouver des routes parfois plus accueillantes mais aussi parfois très fréquentées par la circulation locale. Je trouve de tout : pistes cyclables, enfin, dans la proximité d'Alexandrie, routes casse-cou près du Fort Belvoir, où réside la fameuse base ultra-secrète du National Reconnaissance Office pour les satellites espions, conçue en 1960 mais reconnue officiellement seulement dans les années 90, et des quartiers où je n'ai vraiment pas affaire et qui me créent quelques frayeurs par la tension que je provoque malgré moi sur mon passage.
La Pennsylvanie, ce sont des paysages à vous couper le souffle, notamment dans la région des monts Poconos et de la rivière Delaware, majestueuse par bouts, mystérieuse par d'autres, où j'ai fait la connaissance de mon premier gros ours (en vélo, ce n'est vraiment pas évident) et de dizaines de chevreuils peu farouches. C'est aussi dans le Lancaster, la rencontre avec les Amish, ces pacifistes venus de Suisse, d'Allemagne et d'Alsace dans les années 1730 pour trouver refuge dans ce qui était alors l'état le plus tolérant d'Amérique. Vivant à l'ancienne, sans électricité, avec des voitures tirées par des chevaux qui s'emparent allègrement de la chaussée, habillés encore à la manière de leurs ancêtres, ces gens sont en communion totale avec la nature et possèdent des fermes d'une qualité rare. Il va sans dire qu'un type à vélo attire leurs bonnes grâces et que le contact avec quelques-uns d'entre eux s'avère fort agréable, quoique un peu étrange puisqu'ils semblent très préoccupés par des questions d'argent, de profits...
Le New Jersey possède dans sa partie septentrionale une série de petits villages de style européen (dont un s'appelle justement Frenchtown), qui bordent la rivière Delaware. À voir la qualité impressionnante des demeures, on comprend qu'ils sont fréquentés, surtout les week-ends, par les rich and famous de la région de New York, qui viennent se détendre en pratiquant la marche en montagne, la pêche et aussi le vélo. Une sorte de Mont-Tremblant encore plus chic.
Enfin l'État de New York, du sud au nord, recèle le meilleur et le pire. Après les zones urbaines, on se réconcilie avec cet État à partir de Saratoga Springs, lorsqu'on longe les lacs George et Champlain avec leurs beaux paysages à la fois lacustres et montagneux, bien connus des Québécois. Là encore, je circule à travers des villes et villages témoins de l'histoire de l'indépendance des États-Unis et de notre propre histoire.
Un accueil sympathique
Partout, le contact avec les gens a été beaucoup plus sympathique que le laissaient deviner les articles de presse sur les relations canado-américaines sur fond de guerre en Irak. À l'exception d'une fois, à Rouses Point, à proximité de la frontière, où je me suis fait reprocher de demander des french fries au lieu des freedom fries, l'accueil des Américains a été exemplaire. On vous salue facilement sur la route. Il suffit qu'on engage la conversation avec le sourire pour que les langues se délient. On vous offre aisément à boire, même gratuitement, dans certains bars. Pour m'aider, des personnes sont descendues de voiture sur certaines routes, sans que je ne leur demande, sans doute devant la tête que je faisais avec mes cartes routières déployées.
Les gens vous ouvrent leur porte pour vous donner des explications sur le chemin à prendre et vous proposent de casser la croûte dès qu'ils entendent votre accent francophone et apprennent le périple à parcourir. Dans les fameux diners américains, les serveuses, qui vous versent le café en vous lançant des «darling» et «honey» à la tonne, me demandent souvent si je suis un joueur de soccer, en voyant mon costume de cycliste. Quelques-unes s'enhardissent même à vouloir tâter mes cuisses d'atmète. Il fait bon de s'illusionner parfois... on a un meilleur moral pour pédaler ensuite.
La palme d'or revient aux gens de Géorgie. Quant à ceux de New York, ils sont en queue de peloton. Plus on approche de la frontière, plus les personnes s'érigent en gardiens de leur territoire, avec le côté déplaisant qui en découle.
Un romancier français, grand amateur de vélo, Paul Fournel, a écrit que les non-sportifs devraient, au moins une fois dans leur vie, s'offrir le luxe d'être en forme. Il s'agit d'une expérience physique qui vaut la peine d'être vécue. Jour après jour, le corps qui vieillit apprend à se discipliner et, quelque part, vous récompense par un bien-être euphorique qui s'installe doucement, aidé en cela par la beauté, parfois fugitive, d'un paysage qui se déploie lentement devant vous.
Le moral carbure au soleil
Il paraît que vieillir à vélo, c'est gagner en sagesse et en endurance. En sagesse et en humilité aussi, car on apprend vite ses limites physiques, physiologiques et mentales. En endurance, car la montagne devant soi, et Dieu sait qu'il y en a, des monts Poconos aux Adirondacks, c'est d'abord une côte à gravir, puis deux, trois... et, au sommet, c'est la conquête de l'univers qui se dévoile tout à coup. Et ce sont aussi les jours trop nombreux de pluie et de vent où la distance parcourue tombe parfois à 44 kilomètres alors que j'ai déjà franchi 170 kilomètres dans une même journée. J'apprends à la dure que le moral se nourrit de vitamines-soleil.
Le corps s'habitue à l'effort. Et si la fatigue vous tombe soudainement dessus en fin de journée lorsque vous mettez enfin le pied à terre, le lendemain, tout s'efface après quelques kilomètres en moulinant doucement dans le paysage brumeux du petit matin rempli du gazouillis des oiseaux et des odeurs de sous-bois et de goudron.
D'étape en étape, le route se déroule inexorablement devant mon guidon. Et soudain, je m'aperçois que ce n'est pas l'arrivée qui compte, mais plutôt le chemin à parcourir.
En voyant, au loin, sur la piste cyclable de la Voie maritime du Saint-Laurent, les gratte-ciels de Montréal, je comprends que le rendez-vous avec moi-même achève. Je fais les derniers kilomètres de ce long périple dont certains obstacles me paraissaient quasi infranchissables au départ. De coup de pédale en coup de pédale - plus d'un million au cours de ces six dernières semaines - je ferme le livre sur toutes ces pensées, sentiments et sensations que j'ai pu éprouver, quelques kilos de graisse en moins...
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