Des beaux bécyks à siège banane
Nicolas Bérubé
Martin Thibault enfourche le vélo low rider bleu à trois roues qu'il vient de retaper et commence à pédaler au milieu de la rue, un immense sourire accroché aux lèvres.
« Ce bécyk-là, il est beau, mais il n'est pas encore fini, dit-il, en faisant zigzaguer sa rutilante monture surbaissée dont les deux pots d'échappement chromés brillent sous le soleil de juin. Je vais poser une chaîne stéréo dessus. Je vais l'amener dans les shows. Il va être écoeurant. »
Dans son entrée de garage, rue Guylaine, à Laval, un autre de ses vélos low rider tient debout, en équilibre sur le bras de pédalier. Le vélo est vert. Son siège banane est neuf. Ses roues sont à peu près de la taille d'un microsillon 33 tours. Une feuille de cannabis en aluminium galvanisé est soudée au centre du moyeu de la roue avant.
« Ce bécyk-là, c'est pas un bécyk. c'est un showstopper, explique-t-il. Dans la rue, tout le monde me parle. Les gars arrêtent sur le bord de la route pour venir me demander où je l'ai acheté. Quand je leur dis que c'est moi qui les fabrique, ils veulent ma carte d'affaires. Mais moi, j'ai pas de carte d'affaires. »
Martin Thibault, 32 ans, n'a pas de carte d'affaires et il n'a pas de voiture non plus. (« Trop de trouble. C'est comme les bécyks à gaz, ça brise tout le temps ») C'est donc derrière le guidon de l'un de ses multiples low riders qu'il part à la recherche de pièces et de cadres de vieux «vélos-bananes» des années 70. Il dit pédaler au moins 20 kilomètres par jour. Son record : de Fabreville à Oka aller-retour, un petit exploit considérant que les low riders n'ont qu'une seule vitesse, que leur banc banane est à peine plus large que la paume d'une main et que les pédales accrochent parfois l'asphalte.
« Je te dirais que ça prend une bonne semaine avant de t'habituer à conduire ça, dit- il. Mais une fois que tu as compris, c'est vraiment cool. Ça prend un bon cardio, par contre, parce qu'il faut pédaler vite. »
100 $ pour les pneus !
C'est dans les marchés aux puces que Martin trouve ses modèles. Prix d'achat : 10 ou 20 $ pour un vieux vélo rouillé sans pneus, sans siège. Prix de revente : souvent plus de 2000 $ pour une rutilante bécane chromée propre comme un sou neuf.
Les ventes vont bien. Martin dit qu'il «monte» quatre ou cinq vélos par mois et qu'il ne réussit pas à répondre à la demande. «Ça fait trois ou quatre ans que les low riders sont redevenus populaires, dit-il. Mais je crois qu'on n'a encore rien vu. La vague n'est pas encore passée. »
Les low riders que retape Martin datent des années 70. Ce sont les ancêtres des BMX. Aujourd'hui, dit-il, les amateurs de vélos bananes sont autant des gens de 40 ans et plus qui veulent retrouver leurs frissons d'enfance que les jeunes, qui ne les ont pas connus, mais qui ne peuvent retenir un «wow» admiratif devant ces bécanes qui déplacent plus d'air qu'elles ne grugent de kilomètres. Les low riders pèsent facilement plus de 70 livres et ce n'est pas tant pour la performance que par pur plaisir que les gens les achètent.
La folie des low riders vient de Californie, mais elle a déjà contaminé plusieurs pays. Martin vend souvent des pièces rares sur le site Web e-Bay, ses clients habitent les États-Unis, l'Angleterre, le Japon, l'Australie. L'autre jour, le téléphone de Martin a sonné à 4h du matin : un maniaque de vélo-banane appelait d'Angleterre pour acheter des pneus Dunlop circa 1970, reliques introuvables dans la plupart des pays du globe, mais négligemment empilés dans le cabanon du petit bungalow des Thibault, dans le quartier Fabreville.
« Les pneus sont très difficiles à trouver, il faut garder l'oeil ouvert quand on visite les marchés aux puces, confie Martin. Les Dunlop, je les ai trouvés dans un vieux garage près de la frontière. Le gars me les a vendus 5 $ chacun. Les gens sont prêts à payer plus de 100 $ pour des pneus comme ceux-là. »
« Pour les pièces, je suis imbattable, poursuit-il. Je connais les gars des cours à scrap, ils me gardent les pièces qu'ils trouvent. Je vais me fendre la tête en quatre, mais je vais trouver la pièce qu'il faut. Pour moi, c'est pas un travail, c'est une passion. »
La dernière trouvaille de Martin : une roue qui luit dans l'obscurité. Avec l'aide d'un ami spécialisé dans la peinture d'automobile, Martin a mis au point une peinture glow in the dark qu'il a appliquée sur une roue de vélo. La démonstration est éloquente : enfermée dans la remise arrière des Thibault, La Presse a pu constater de visu que ladite roue est très brillante dans le noir.
« Ça nous a pris six mois avant de trouver le bon mélange de peintures, explique la voix de Martin dans l'obscurité complète de son cabanon. Cet été, je vais peinturer un vélo au complet avec. Ça va être mon vélo de nuit. »
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