Gars de bicycle
Alain Huot aime la ville. Il aime la grisaille, le béton, l'oxyde de carbone, les immeubles à angles droits et les ruelles sales. Quand il veut vivre une expérience en pleine nature, il va s'asseoir quelques minutes au square Saint-Louis et ça lui passe. Pour lui, le Grand Nord commence au boulevard Rosemont.
Dans une journée typique, Alain travaille pour TVA International, Domtar, la Banque Nationale, la Banque Royale, la CIBC, la Banque Scotia, Power Corporation, TV5 et la Bourse de Montréal.
« Quand j'en aurai assez de pédaler, je vais mettre le nom de toutes ces organisations dans mon C.V., explique-t-il. Les employeurs vont être épatés. »
Alain Huot (alias 787) est messager à vélo au centre-ville de Montréal, et ces jours-ci, ses collègues font un détour pour aller le saluer. Alain vient de publier Journée de courrier, le premier livre écrit par un messager à vélo à Montréal. « Le lancement s'est fait vendredi soir aux Foufounes électriques. Il y avait pas mal de monde, ça a reviré en party. J'ai encore la tête qui tourne... » raconte-t-il trois jours après l'événement.
La fiction avant tout
Les messagers à vélo occupent une place à part dans l'écosystème de la vie du centre-ville. Les travailleurs des tours à bureaux voient les messagers comme des matamores de la route, des guerriers urbains qui vivent au jour le jour et qui ne respectent aucune loi. Les messagers à vélo, eux, voient souvent les employés du centre-ville comme des travailleurs précieux qui ont des vies rangées et ennuyeuses. Journée de courrier évoque à plusieurs reprises cette dichotomie, sans toutefois tomber dans le piège du cliché et du stéréotype.
Journée de courrier est divisé en 99 chapitres qui sont autant de « livraisons » qu'Alain fait dans la ville. Ces livraisons sont des prétextes, elles permettent à l'auteur de parler de l'histoire de certains édifices, de l'humeur des secrétaires qu'il côtoie et de relater certains aspects de la vie de courrier à Montréal. Le résultat est un amalgame d'expériences vécues, de faits déformés et d'histoire inventées, qui se situe à mi-chemin entre un recueil de légendes urbaines et un carnet de voyage.
« Certaines secrétaires sont des chiens de garde féroces, écrit-il. Elles sont imbues du prestige du bureau qu'elles représentent. Elles peuvent être méprisantes, mais les courriers peuvent gagner leur respect en leur montrant qu'ils ont eux aussi un caractère d'acier. (...) Si les secrétaires faisaient la grève, l'économie s'effondrerait en quelques heures.
« Les gens que l'on croise dans les tunnels de l'UQAM ont des regards réfléchis et des mines affairées, observe-t-il. Ils ont l'air moins abrutis que les piétons des tunnels à magasins.
L'île de Laval ressemble à l'île d'Orléans. Les deux îles se sont développées de la même manière : des villages à intervalles réguliers sur le pourtour de l'île, des terres arables au milieu. La grande différence, c'est que le milieu de l'île de Laval a été transformé en parking.
« Il ne faut pas prendre tout ce qui est écrit dans mon livre au pied de la lettre, explique l'auteur, attablé dans un café de la place d'Armes, où il a pris l'habitude d'écrire, entre deux livraisons à vélo. Je me suis inspiré de certains faits vécus, mais j'ai laissé une grande place à l'imaginaire. Il y a beaucoup de stock là-dedans qui sort de ma tête, ce n'est pas un documentaire sur les courriers à vélo... »
Mais il y a fort à parier que certaines de ses observations se retrouvent dans l'esprit de tous les messagers de la ville. Ainsi, Alain Huot peste-t-il contre les automobilistes, « qui voient la vie à travers les vitres de leur char et l'écran de leur télé », et contre le sel répandu durant l'hiver. (« La Ville répand du calcium dans la rue. Les grains craquent sous les roues. Ce soir, c'est certain, les patins de mes freins vont encore être fondus. »)
« Quand tu fais du courrier, il y a beaucoup de choses qui viennent à te tomber sur les nerfs, dit-il. Ce que j'haïs le plus, c'est quand les gens des bureaux me demandent s'il faut beau dehors. Ça devient fatigant pas mal vite. Après ça, j'haïs les chars. Ils agissent comme si la ville était à eux... »
Courrier et prof
Alain écrit dans un cahier à spirales. Il écrit quand il est en stand-by, quand il doit tuer le temps en attendant que son répartiteur l'envoie chercher un autre colis. « J'ai surtout écrit dans des cafés, dit-il. Mais pour avoir le droit d'être assis là, il fallait toujours que j'achète quelque chose. Il m'a coûté cher de café, ce livre-là... »
Cela fait trois ans (quatre hivers) qu'Alain fait du courrier. « J'étais en train de compléter un doctorat en linguistique à McGill, ça n'allait nulle part, Alors c'était ça ou le BS, dit-il. J'ai pris mon vélo et j'ai commencé à faire du courrier. Depuis, c'est devenu une passion. »
Il s'est également trouvé un emploi dans son domaine - il enseigne les méthodes quantitatives au cégep Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse. Alain fait le trajet Hochelaga - Sainte-Thérèse quatre jours par semaine, en vélo, beau temps, mauvais temps. Et il continue à faire du courrier, un jour par semaine durant l'hiver. En mai, quand les cours finissent, Alain devient messager à temps plein. « Je me suis rendu compte que faire du courrier était devenu un besoin, dit- il. Je tire autant de satisfaction à bien faire ma job de courrier qu'à bien faire ma job de prof. C'est certain que mes collègues profs trouvent ça étrange comme beat de vie. Mais je crois que ce qui les étonne le plus, c'est que je voyage à vélo pour venir travailler. »
« Moi, justement, j'aime ça faire de la distance. D'ailleurs, mon dispatch (répartiteur) le sait. Des fois, il m'envoie dans l'Ouest, puis ensuite complètement dans l'Est. Je suis bien quand je passe la journée dehors sur mon vélo. »
Son livre est sur les étagères des librairies, mais ces jours-ci, Alain traîne encore son cahier à spirales avec lui. Dans ses temps libres, il écrit une histoire qui se déroule en Europe de lEst, et qui met en scène le dictateur roumain Nicolae Ceausescu.
L'action se passe en ville et le fond du ciel est gris.
page mise en ligne le 28 mars 2003 par SVP