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Le mouvement communiste
Deuxième partie : Le Mouvement Communiste 2



LE COMMUNISME
a. Le programme au temps de Marx

Puisque le communisme est l'appropriation collective par l'humanité de ses richesses, il est avant tout appropriation de ce que le capitalisme a transformé en facteur essentiel de la richesse le travail amassé, le capital fixe, au sens le plus large du mot. [20]  Les points où le capital fixe a été le plus concentré ne sont autres que les centres moteurs de la société moderne : les grandes industries, les transports, l'énergie, les télécommunications, etc. Ces centres, qui sont actuellement les hauts lieux de la puissance du capital, constituent en réalité son point faible et représentent les fers de lance de la révolution anticapitaliste : car c'est là que la valeur a perdu sa base objective ( cf. Première partie : « Valorisation et dévalorisation » ). C'est là que la valeur d'usage peut aussitôt liquider l'échange, puis étendre la lutte aux secteurs où le capital ne s'est pas encore assez développé pour que la contradiction entre la valeur et le procès de travail puisse éclater et le détruire immédiatement.

La première phase du communisme a comme première tache l'abolition de l'échange entre les grandes entreprises industrielles, qui peu à peu, et en fait très rapidement, fonctionnent sans la médiation de la valeur. Au sens strict, la valeur n'est pas abolie, elle dépérit plutôt, dans la mesure où la sphère de son application est progressivement détruite. Le point de départ de ce mouvement est le réseau des grandes entreprises modernes ( industrielles, de transport ... ). Les grandes entreprises sont en quelque sorte les places fortes du communisme, mais par là même elles se détruisent en tant qu'entreprises, c'est-à-dire qu'elles cessent de fonctionner en unités de production autonomes. La coordination de l'économie est d'autant moins difficile que le capital, par sa tendance à la centralisation ( cf. Troisième partie : « La domination réelle du capital » ) a organisé la société moderne autour d'un certain nombre d'empires financiers et industriels exerçant leur activité dans tous les domaines essentiels de la vie économique. La phase de transition est achevée lorsque le mouvement de destruction de la valeur, parti de ces points vitaux, a gagné l'ensemble de la vie sociale. [21]  Alors toutes les productions sont assurées pour le développement de la valeur d'usage, la satisfaction des besoins et non la valorisation. La valeur a totalement dépéri. [22]

Seule, cette évolution permet la destruction du salariat. [23]  Le rapport salarial est la condition imposée à l'homme par le capital. Dans ce rapport, l'homme n'existe en fait essentiellement pour la société que comme travailleur, fournisseur de force de travail. L'existence du salariat provient de ce, que le développement social oblige à ne considérer l'homme que sous cet aspect : il s'agit de le contraindre au travail, de le soumettre au travail mort que son travail vivant doit valoriser. Il n'existe que dans ce but, et s'il ne peut pas ou ne veut pas remplir cette fonction, il est inutile au capital, donc à la société. Le salariat est l'assujettissement au travail mort : pour ce faire, le travailleur doit être contraint au travail. Il faut faire dépendre son existence matérielle de son travail ( salarié ). Il n'est donc pas question qu'il participe aux richesses créées par la société ( donc aussi par son travail ). Il ne reçoit qu'un minimum ( non pas « vital », mais historique et don, relatif ), égal en valeur à la valeur de sa force de travail. En n'accordant que ce qui est nécessaire à la reproduction de sa force de travail, on l'oblige à la vendre.

Avec la transformation des forces productives, le rapport capitaliste entre le travail mort et le travail vivant peut disparaître, et avec lui tout le mécanisme de la valeur, ainsi que le salariat. Le salariat n'est qu'un rapport déterminé de la force de travail aux moyens de production. [24]  Si la raison d'être objective de ce rapport s'efface, il disparaît aussi. Mais il n'y a pas simultanéité totale entre le dépérissement de la valeur et celui du salariat. Dans les secteurs avancés où le principe de la valeur a été rendu caduc par l'évolution de la production capitaliste elle-même, les entreprises commencent à se communiquer leurs produits sans plus se soucier de la valeur. Mais, même dans ces usines, la force de travail ne peut perdre immédiatement son caractère de valeur. Elle ne continue cependant pas à être salariée, et traverse une évolution en deux phases.

Le communisme ne peut pas en effet traiter la force de travail comme les moyens de production. Dans le cas du travail lui-même, la première nécessité est de le généraliser. [25]

Il s'agit surtout de mettre au travail les non-travailleurs, et aussi de convertir presque tous les travailleurs improductifs dans les secteurs productifs, et d'utiliser l'importante masse des chômeurs. Ce processus de généralisation du travail est essentiel au premier stade du communisme : puisque ce dernier est appropriation collective des forces productives et des richesses, il inclut nécessairement la pleine utilisation par l'humanité de sa capacité de travail, et met un terme au gaspillage, et au sous-emploi permanents de forces de travail par le capitalisme. [26]  Or, précisément parce qu'elle correspond à un travail vivant, en mouvement, qui implique un effort productif, la force de travail ne peut être mise à l'oeuvre comme les moyens de production. Le travail mort accomplit son travail sans problème : mais la force de travail ne peut au départ remplir sa fonction que si elle y est contrainte. L'habitude de l'asservissement séculaire a fait du travail une obligation pénible, qui pèse à l'individu comme un fardeau qu'il essaie toujours d'éviter : seul le temps de non-travail apparaît comme libération et développement des virtualités humaines. On a parfois été conduit à penser que la solution résidait dans la suppression pure et simple du travail, et non dans la transformation des conditions qui donnent au travail ce caractère de contrainte. Dans la société de transition, il sera par conséquent nécessaire d'organiser l'obligation de tous au travail, selon la règle : qui ne travaille pas, ne mange pas. Cette nécessité s'imposera d'elle-même d'autant plus que le nombre ( et l'origine sociale ) des nouveaux travailleurs poseront de sérieux problèmes. Une telle généralisation du travail, dans la société de transition, ne sera possible que par le maintien, sous une forme modifiée toutefois, de la valeur. Comme on va le voir, le processus par lequel s'établira un tel système ne pourra que conduire à sa destruction, et permettra le passage à la phase supérieure.

Au départ le communisme n'est pas pleinement développé il n'a fait que supprimer les entraves à son développement, c'est-à-dire d'abord au développement des forces productives, pendant toute une période, condition nécessaire pour atteindre le communisme. [27]  Le prolétariat organise rationnellement la société sous sa direction afin de réaliser la croissance économique permettant de dépasser ce cap. [28]

Mais il n'a pas encore fait de l'humanité l'agent productif social de la production. Il subsiste même encore des zones importantes de développement précapitaliste. La généralisation du travail ne vise pas à l'établissement d'une quelconque communauté de travail où l'homme ne serait encore considéré que du seul point de vue du travail. Elle a pour but de supprimer à terme le caractère capitaliste du travail. [29]

Le travail ne reçoit plus de salaire. Il est sanctionné par 11, bon, sorte de carte de ravitaillement, qui correspond bien entendu à une consommation toute différente de celle qu'accordait le capital, et n'a que peu de rapports avec les cartes de rationnement instituées par exemple pendant les guerres. [30]  Le bon correspond encore à la valeur du travail. Mais il va dans le sens de la destruction de la valeur, parce qu'il est bon pour une consommation donnée. Il ne mesure pas ce qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail. Il mesure ce que le niveau atteint par les forces productives permet d'accorder ( ce qui suppose nécessairement un plan de contingentement de la consommation, et pas à l'échelle d'un seul pays ). [31]

La valeur subsiste sous une forme nouvelle. Une quantité de travail s'échange contre une quantité de produits : « A chacun selon son travail. » Mais l'inverse serait impossible. Us bons correspondant à des quantités déterminées de produits ne peuvent être épargnés : ils ne sont pas accumulables. Si on ne les utilise pas, si on ne les consomme pas, ils sont irrémédiablement perdus. Ce seul fait montre toute la différence avec le salaire. Le bon n'a pas un caractère de valeur qui lui permettrait de se procurer des biens autres que des biens de consommation : des moyens de production par exemple, ou des forces de travail. Il y a entre le travail et le bon ( c'est-à-dire les produits ), donc entre l'homme et la société, la production, un rapport de valeur, mais différent de celui qu'exprime le salaire. Il y a bien équivalence, puisque des quantités déterminées de travail et de produits s'échangent l'une contre l'autre. Mais il n'y a plus polarité, car l'échange est à sens unique : la force de travail continue d'être rémunérée, mais elle n'est plus une marchandise. On n'a plus affaire à deux pôles interchangeables, mais à un mouvement unique qui représente en fait le début de la liquidation de l'échange à ce niveau. [32]  Grossièrement, on pourrait dire que loi de la valeur ne joue plus qu'« à moitié ». C'est en ce sens qu'elle dépérit. [33]

La mesure de la quantité de produits reçus par le travailleur n'est plus déterminée par la valeur, par le temps de travail moyen nécessaire à la production de sa force de travail ( c'est-à-dire des biens de consommation qu'il reçoit ), mais décidée par la société : « Ce n'est donc pas un échange, mais une assignation autoritaire de produits [34] ». La loi de la valeur ne joue donc plus comme dans le capitalisme. Il n'y a plus d'autonomie de la valeur, qui est à la fois partiellement détruite et dominée. Cependant, la force de travail continue d'être rétribuée, par la valeur : non pas au sens où le bon donnerait ce qui est nécessaire à la reproduire ( comme le faisait le salaire ) ; mais parce que le bon établit une correspondance de mesure, donc d'échange, entre le travail fourni et la consommation ( la participation à la consommation ). Ainsi le système communiste de la phase inférieure est à la fois différent du communisme achevé et du capitalisme : on continue à mesurer, mais seulement par rapport au fond de consommation.

Parallèlement, le mécanisme de création de « temps disponible » joue aussi bien au niveau des travailleurs que de la production elle-même, et permet de réduire considérablement la journée de travail. On aboutit à une transformation quantitative et qualitative complète de la consommation. Pour faire perdre à la consommation son caractère de rétribution, il faut que les forces productives permettent à chacun de recevoir selon ses besoins. Un tel changement ne se décide pas, mais s'effectue progressivement, avec la transformation des besoins. [35]  De même, le travail ne pourra perdre définitive ment son caractère contraignant qu'après avoir changé de nature, et modifié son rapport au temps de non-travail : l'activité productive transformée sera alors devenue un besoin. Seule, une évolution dont il est impossible de prévoir le, délais peut réaliser ce processus. [36]

La destruction du salariat coïncide avec la liquidation définitive de l'échange. La transition vers le communisme assure la mise en oeuvre d'un double processus, qui concerne d'une part les grandes entreprises, et d'autre part le travail. Toute la difficulté de la période de transition est d'opérer la liaison entre ces deux mouvements. On fait correspondre entre elles les grandes entreprises sans la médiation de la valeur. Les bases de cette transformation sont déjà posées par le capital, le communisme se contente de la mettre en pratique. C'est ce point que la révolution accomplit avant tout, et qui permet la destruction du salariat, qui n'en est que la conséquence. Comme pour la contradiction du capital, le levier essentiel est le travail objectivé qui tend à perdre son caractère de « vampire » assujettissant le travail vivant au travail mort : l'essentiel porte sur ce qui est déterminant en dernière instance, la transformation économique fondamentale.

La période de transition est l'organisation de ce double processus, aux niveaux des moyens de production essentiels et du travail généralisé. [37]  Le dépérissement de la valeur qui se manifeste et s'opère dans ce mouvement en fonde l'unité indissociable. La société de transition ne pourrait pas se contenter d'organiser d'une autre façon l'" économie ", sans s'attaquer aux rapports qu'entretiennent les travailleurs avec les moyens de production. Elle ne pourrait pas non plus entamer la destruction du salariat sans mettre en oeuvre la base objective d'un tel dépassement. C'est pour cette raison que l'analyse de la transition vers le communisme tient compte des deux éléments qui la constituent. Pour la comprendre, il faut avoir mis en lumière le rôle du mouvement d'autonomisation de la valeur d'usage, qui « fixe » une partie du capital et pose les bases du dépérissement de la valeur ( cf. Première partie : « Le double mouvement d'autonomisation » ).

L'abolition du salariat n'est possible qu'à partir de là. Mais elle se présente différemment à notre époque, car le développement du capital a modifié les données du problème essentiel, c'est-à-dire l'articulation entre le traitement révolutionnaire de la force de travail et celui des moyens de production. Le lien entre la destruction communiste de l'échange au niveau des biens de consommation et au niveau des biens de production ne peut s'établir maintenant comme autrefois.

[20]  Cf. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 419 sur le capital fixe « richesse impérissable » aussi Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 154.

[21]  Cela ne supprime pas la nécessité d'une comptabilité sociale cf. Livre III, en Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1457.

[22]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 450, et Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 128.

[23]  Comparer à ce que put réaliser la révolution russe : cf. Lénine, « Sur le rôle de l'or aujourd'hui et après la victoire complète du socialisme » ( novembre 1921 ), Oeuvres ( éd. en 3 volumes ), t. 3, Moscou, pp. 769 suiv.

[24]  Naville, De l'aliénation à la jouissance, Anthropos, 1970, chapitre XIII, « Travail et surtravail ».

[25]  L'émancipation du travail est aussi sa généralisation, et la révolution libère les forces productives freinées par le capital : cf. Marx, La guerre civile en France, 1871, Ed. nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Ed. Sociales, 1968., p. 216.

[26]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 370-371 ; Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 916.

[27]  Le programme défini en 1948 dans le Manifeste n'est pas à Proprement parler celui du communisme, mais de la création des conditions du communisme, que le capital n'a pas alors encore suffisamment développées : Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., pp. 181-183.

[28]  Marx, La guerre civile en France, 1871, Ed. nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Ed. Sociales, 1968., pp. 215-216.

[29]  Là encore, on peut comparer avec ce qui a été effectué en Russie : cf. les textes de Lénine en annexe au Testament de Varga,

[30]  Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 862-863.

[31]  Bordiga, « Dialogue avec Staline », Programme communiste, no. 8, p. 25.

[32]  Invariance, no. 2, pp. 162 suiv.

[33]  L'aspect sans doute le plus important de la critique du programme de Gotha par Marx est le lien entre dépérissement de la valeur ( Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., pp. 1416-1421 ) et dépérissement de l'Etat ( id., pp. 1428-1430 ).

[34]  Invariance, no. 2, p. 179.

[35]  Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., p. 595 ( voir la question des besoins à la fin de ce paragraphe ).

[36]  Cf. la critique du programme de Gotha, dans Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 1420.

[37]  La critique du programme de Gotha prévoit le maintien provisoire, sous une forme modifiée, de l'échange pour les biens de consommation uniquement, avec le système des bons : Marx est tout à fait clair sur ce point ( Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 1419 ). Toute société qui maintient, même de façon prétendue provisoire, l'échange entre industries et branches d'industrie, n'opère pas de transition vers le communisme, mais, dans le meilleur des cas, vers le capitalisme développé.



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