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Le mouvement communiste
Deuxième partie : Le Mouvement Communiste 5



LE PROLÉTARIAT, RAPPORT SOCIAL

Le prolétariat est l'ensemble des hommes contraints de fournir le travail vivant dont la domination par le travail mort constitue le rapport de production appelé capital. Avec la transformation de ce rapport par le capitalisme lui-même, la base objective du prolétariat tend à être liquidée. Le prolétariat n'en continue pas moins d'être prolétariat, tandis qu'en fait la nécessité objective de cette condition disparaît peu à peu. Sans qu'il le sache ou en ait conscience, le prolétariat est donc foncièrement contradictoire. Dans tous les mouvements importants, qu'il déclenche, alors même qu'il s'affirme comme vendeur de force de travail ( en demandant par exemple des hausses de salaire ), il essaie cependant de se détruire en tant que tel. Le prolétariat semble n'être simplement que la totalité des hommes vendant leur force de travail. En réalité, ce groupe, cette classe d'hommes, est inclus dans un mouvement qui le dépasse et a sa racine dans une transformation des conditions matérielles de la production. Le prolétariat est un rapport social en mouvement. [83]  Le capital tente à la fois de le dissimuler et d'empêcher qu'il se manifeste au grand jour. Dans tous les moments de crise sociale, le prolétariat cesse de n'être que l'ensemble des vendeurs de forces de travail, et devient sa propre destruction potentielle. [84]  Ce mouvement contradictoire trouve sa solution dans la dictature du prolétariat, qui ne fait que réaliser la dissolution du prolétariat. [85]  

Le prolétariat, ce ne sont pas les ouvriers, car il faudra toujours effectuer un certain travail manuel pour assurer la vit de l'humanité ( mais dans le communisme personne ne sera plus condamné pour toute sa vie à n'être que cela ). Le prolétariat est un rapport historique bien précis. [86]  Le prolétaire est celui dont le surtravail, toujours plus exploité par le capital, sert à amasser tout le capital fixe qui permettra de faire sauter le palais de la valeur. En attendant, la valeur l'écrase. Mais ce rapport n'est pas statique. Le prolétaire n'est pas seulement celui qui produit la richesse pour le capital, et la misère pour lui-même ( relative bien entendu ). Il peut et sera contraint de sortir de cette situation en se faisant l'instrument et l'agent du mouvement communiste lorsque celui-ci atteint sa maturité. La révolution communiste est l'achèvement par le prolétariat du cycle du capital : par là, il perd sa qualité de prolétariat. La vente de la force de travail au capital fait du prolétariat un rapport social, rapport entre le surtravail et la valeur[87]  Le surtravail valorise le capital, dont la croissance finit par le rendre inutile. Le mouvement communiste exprime la transformation progressive de ce rapport, qui devient de plus en plus instable jusqu'à sa destruction par la révolution communiste. Jusque-là, dans des assauts toujours vaincus, le prolétariat aura tenté, de manière limitée, de renverser la valeur. Il aura ainsi fait preuve de sa tendance communiste, de la contradiction qu'il porte en lui et essaie de faire éclater. Il n'a pas adopté cette contradiction, il n'a pas choisi de l'assumer. Personne n'est venu lui en dicter les termes. Et pourtant il est en permanence cette subversion potentielle destruction du capital par l'intérieur, que lui seul peut accomplir parce qu'il représente précisément la force vive ( travail vivant ) du capital. [88]  Le prolétariat est porteur du projet communiste. Et lorsque ce projet, dont il n'est que l'agent d'exécution, aura suffisamment mûri et que le déséquilibre social le permettra, le prolétariat fera la révolution communiste. [89]  Il ne la «  décidera  » pas de lui-même, et n'aura pas non plus besoin qu'on la lui explique.

Dans la phase inférieure du communisme, le prolétariat se dissout en même temps qu'il dissout la société fondée sur le capital. Le communisme achevé ne rémunère plus le travail. ( Peut-être même le communisme inférieur conserve-t-il une forme de rémunération, avec les bons. Comme on l'a vu ( dans le paragraphe «  Le communisme  », la manière dont la révolution communiste se présente de nos jours transforme et peut-être supprime le système des bons. En ce dernier cas, il n'y aurait pas plus de rémunération dans le stade inférieur que dans le stade supérieur. Mais on n'examinera pas ici ce problème ) Toutes les sociétés depuis la dissolution de la communauté primitive ont forcé l'homme à travailler, et pour ce faire elles ne lui ont donné que le minimum ( historique ). Le capitalisme, à sa façon, a prolongé et développé cet état de fait. Quel que soit le niveau du minimum accordé, il n'est jamais qu'une consommation, jamais une participation à la richesse créée. Il fait dépendre la jouissance matérielle et spirituelle de l'homme de son effort productif. [90]  En même temps, le capitalisme crée les conditions d'un autre système. Dans le communisme achevé, le membre de la communauté ne touche pas une rémunération correspondant au travail fourni. Il se sert des richesses créées, dans la mesure où la production massive des biens de consommation autorise à ne plus établir de lien de dépendance entre la fourniture de travail et les richesses consommées. Le communisme est la fin de toute rémunération[91]  

La question posée au prolétariat, imposée à lui par le capital, et qu'il résout en faisant la révolution communiste, n'est donc pas un problème d'individu, ni même simplement de groupes. Il ne s'agit pas des ouvriers contre les patrons. [92]  Prolétaires et capitalistes n'importent qu'en tant qu'ils sont les agents de rapports de production déterminés. Ces rapports reposent sur un certain état des conditions matérielles de la production, et subsistent après que cet état ait été transformé. Il n'y a pas opposition de deux classes en lutte pour le pouvoir, pour la redistribution des richesses, ni même pour une autre organisation de leur production. Il y a opposition de deux classes devenues l'une et l'autre objectivement inutiles dont l'une tente de supprimer son inutilité, l'autre de la perpétuer. La révolution communiste ne fait que présenter au grand jour, et de façon enfin nette, bien que non nécessairement consciente pour le plus grand nombre, la lutte entre l'appareil productif et la valeur, animée depuis longtemps par les prolétaires et les capitalistes.

Par sa nature même, le capital est oscillation, contraction permanente et périodique de la production. Il tend toujours à inclure et à exclure, à se concilier une partie de la société, y compris une partie des salariés, productifs et improductifs, tout en rejetant de la production une autre partie de la société, à laquelle il refuse même parfois tout moyen d'existence. Le capital cherche d'ailleurs à utiliser de différentes façons les exclus de la production et/ou de la vie sociale «  normale  » dans une époque et un pays donnés ( actuellement les travailleurs immigrés ne sont pas exclus de la production, mais vivent en marge de la vie sociale «  normale  » ). Ce double mouvement d'inclusion et d'exclusion était déjà analysé au siècle dernier.

L'erreur serait de voir deux définitions opposées du prolétariat. La première, «  économique  », le caractériserait comme l'ensemble des salariés productifs. La seconde, «  politique  », comme l'ensemble de ceux qui n'ont pas de réserves. En réalité, peu importe le vocabulaire choisi. Dans ce texte, on a réservé pour plus de précision le terme prolétariat, ou prolétariat au sens strict, pour désigner les salariés productifs : il est indispensable de faire cette différence, car autrement l'analyse du capital comme valeur se valorisant est impossible ( puisqu'on ne distingue plus où se trouve la source de plus-value ). Toute la dynamique du capitalisme perdrait son sens. D'autre part, on a préféré parler de nouvelles couches moyennes, et non de nouvelles classes moyennes. En effet, elles sont salariées et appartiennent donc à la même classe que les salariés productifs ( les capitalistes salariés sont évidemment à part ). Parler de couches ( au pluriel ) se justifie par l'hétérogénéité de cet ensemble, qui regroupe tous les employés de la circulation du capital, donc un ensemble de professions et de conditions très diverses. Une partie d'entre elles a bien entendu autre chose que ses chaînes à perdre. Toutefois la majorité fait partie des sans-réserves. [93]  A l'intérieur des nouvelles couches moyennes, une partie s'intègre au prolétariat et fera la révolution comme lui. C'est par rapport à l'autre fraction des nouvelles couches moyennes que se pose la nécessité de la neutraliser ( cf. «  La révolution communiste  » ).

Les classes ne se définissent jamais seulement par leur situation économique, mais surtout par le rôle qu'elles jouent dans la dynamique sociale. [94]  Les classes ne se définissent que dans la lutte de classes. [95]  Le mouvement de la société contemporaine, c'est-à-dire du capital et de sa contre-révolution, a justement ceci d'important qu'il a développé l'ensemble des sans-réserves contraints à terme d'abattre les rapports sociaux existants. [96]  

En dehors de toute discussion «  sociologique  » ou «  philosophique  », le communisme théorique s'intéresse aux deux points qui sont les seuls décisifs en pratique dans cette question du prolétariat. Le problème ne peut être compris qu'à partir : 1. du mécanisme du fonctionnement du capitalisme, et 2. du mécanisme de son renversement. Le premier point définit la plus-value, et le travail productif. Le second définit le mouvement de subversion auxquels sont contraints tous ceux qui n'ont que leurs chaînes à perdre, et qui -- malgré eux -- entament la révolution communiste. Toute tentative de définir le prolétariat en négligeant l'un ou l'autre de ces deux points aboutit, pour le communisme théorique, à une impasse. Ne voir que le mécanisme du capital, c'est l'éterniser, en proposant généralement un substitut au niveau des formes politiques ( Etat ouvrier, autogestion généralisée, etc. ). Ne voir que les sans-réserves, sans comprendre ce qu'est au fond le capital, c'est se condamner en revanche à ignorer la tâche que rempliront précisément les sans-réserves ( c'est-à-dire le mécanisme de la révolution communiste ), et le rôle qu'y jouera le prolétariat au sens étroit ( les productifs ) par sa place dans la production ( cette démarche ne peut donc aboutir qu'à proposer elle aussi des substituts aux tâches réelles de la révolution communiste ). En ce sens, le prolétariat n'a pas diminué, mais a été au contraire développé : il intègre à des degrés divers le prolétariat au sens strict ( = productif ), les nouvelles couches moyennes et les non-salariables des pays sous-développé, ( voir l'exemple palestinien dans la Troisième partie, à la fin de «  La régénération du capital  » ).

[83]  Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., pp. 319-320.

[84]  Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, dans Marx, Engels, Textes ( 1842-1847 ), Spartacus, 1970., pp. 62-63.

[85]  La dictature du prolétariat n'a ni pour but ni pour moyen d'en faire le maître de la société : c'est au contraire la contre-révolution, le capital qui développe le prolétariat ( cf. Troisième partie ). «  Si le prolétariat remporte la victoire, cela né signifie pas du tout qu'il soit devenu le côté absolu de la société, car il ne l'emporte qu'en s'abolissant lui-même et en abolissant son contraire.  » ( Marx, Engels, La Sainte Famille, Trad. Par E. Cogniot, Ed. Sociales, 1969., p. 47. )

[86]  Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1474.

[87]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique ( Ebauche de 1857-1858 ), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 434-435 -- voir aussi le fétichisme dans Troisième partie : «  La domination réelle du capital.  »

[88]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique ( Ebauche de 1857-1858 ), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 220.

[89]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique ( Ebauche de 1857-1858 ), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 426-427.

[90]  Marx, Un chapitre inédit du Capital, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., p. 277.

[91]  Cf. la critique du programme de Gotha, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 1420.

[92]  «  Il est faux de prétendre, comme le font certains socialistes, que nous pourrions avoir besoin du capital, et non des capitalistes.  » ( Marx, Fondements de la critique de l'économie politique ( Ebauche de 1857-1858 ), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 478. )

[93]  Sur cette notion voir les articles de Bordiga ( 1949 ) réunis dans Invariance, no. 7, pp. 141-152. Marx analysait déjà les exclus de la production et de la société : Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., pp. 90 et 202 ; sur les assistés et le prolétariat mis «  hors la loi  », cf. Marx, Les luttes de classe en France ( 1848-1850 ), Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. Sociales, 1948., p. 70 ; sur les gardes mobiles, id., p. 146 ; aussi Marx, Engels, La Nouvelle Gazette Rhénane, t. I, 1er Juin-5 Septembre 1848, Trad. introduction et notes par L. Netter, Ed. Sociales, 1963., p. 39, et, Marx, Engels, La Nouvelle Gazette Rhénane, t. II, 7 Septembre 1848-4 février 1849, Trad. introduction et notes par L. Netter, Ed. Sociales, 1969., pp. 96 et 284-285.

[94]  Invariance, no. 3, pp. 10-13.

[95]  Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., p. 93.

[96]  «  Aucune organisation sociale  » ne peut leur donner un moyen de contrôle sur les «  conditions d'existence de la société  » ( Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., p. 95 ).



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