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LE MOUVEMENT COMMUNISTE
Jean Barrot
 
Introduction
« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.
« Elles ne dont qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles dune lutte de classes qui existe, dun mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »
Le Manifeste communiste.
« A l'exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de " Défaite de la révolution ! "
« Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices prérévolutionnaires, résultats de rapports sociaux qui ne s'étaient pas encore aiguisés jusqu'à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets, dont le parti révolutionnaire n'était pas dégagé et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites.
« En un mot : ce n'est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s'est frayé la voie, au contraire, c'est seulement en faisant surgir une contrerévolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire. »
Les luttes de classes en France.
I.
Ce travail essaie de définir le mouvement par lequel le prolétariat est contraint, pour employer l'une des nombreuses formules de Marx sur ce sujet, de « libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise »  [1]. Les trois parties de cette étude envisagent successivement : le mécanisme qui à la fois rend caduc le système économique capitaliste et impose un nouveau mode de production communiste; la manière dont ce mécanisme se manifeste dans la révolution et la contre-révolution; et quelques caractéristiques de son fonctionnement à notre époque.
II.
Pour se réapproprier la théorie de son mouvement, le communisme n'a pas seulement besoin de lire les classiques, et en premier lieu Marx. Plus exactement, cette lecture ne peut porter pleinement ses fruits que si elle s'accompagne d'une analyse et d'une compréhension globale du phénomène appelé « marxisme ». On sait qu'après avoir traversé une longue période de stagnation, la progression de la théorie de Marx connut un développement important à partir des années 1880-1890. En réalité, il n'y avait que vulgarisation superficielle de la théorie communiste, dont l'essentiel restait en friche. Il suffit de lire la Communication sur l'héritage littéraire de Marx et Engels, faite par D. Riazanov en 1923  [2] , pour voir comment Bernstein, Bebel, Kautsky..., et même Mehring, avaient organisé l'oubli et l'ignorance d'analyses fondamentales de Marx et d'Engels. Et cela dans tous les domaines essentiels. On laissa de côté aussi bien les manuscrits très importants de 1857-1858  [3] , que les études de la question militaire et du rôle de la violence  [4]. Le désarmement théorique du prolétariat n'était qu'un aspect de sa liquidation pratique en tant que force de classe. Les années qui suivirent 1917 virent une réappropriation pratique et un développement du programme. La dictature du prolétariat, simple « petite phrase » selon Kautsky, tentait de devenir une réalité. Le problème de la guerre révolutionnaire reprenait son importance (d'abord pratique). Les luttes sociales reposaient la question du passage au communisme : qu'est-ce que le capitalisme, le capitalisme d'Etat, la valeur, l'économie politique, la phase de transition, etc. ? Les limites pratiques de ce mouvement s'imposaient aussi à la théorie. Mais à la lutte correspondait un effort de publication (L'idéologie allemande, etc.), considérablement freiné ensuite par la contre-révolution. Les P.C. héritèrent de la pratique sociale-démocrate et se contentèrent de vulgariser quelques classiques détachés de leur contexte théorique originel. Cette situation a déjà commencé à changer : plusieurs inédits importants ont été publiés en français depuis quelques années. Il est d'ailleurs inutile de s'en prendre aux éditeurs qui, à « gauche » comme à « droite », s'enrichissent en publiant des oeuvres révolutionnaires. La société produit sa propre subversion, et l'existence même d'une forte demande pour de tels textes révèle à notre époque son insatisfaction idéologique et théorique profonde, produit de ses limitations pratiques.
III.
S'il a parfois mal analysé les rythmes de l'évolution sociale, le communisme n'a jamais pensé triompher en un instant, ni s'imposer par la seule force de sa doctrine. Marx le montre bien dès 1844 :
« Pour surmonter l'idée de la propriété privée, le communisme en tant que pensée suffit entièrement. Pour surmonter la propriété privée réelle, il faut une action communiste réelle. L'histoire la fera surgir; et le mouvement... passera dans la réalité par un très long et très dur processus. Toutefois, nous avons dès l'abord acquis une conscience tant des limites que des fins du mouvement historique, et une conscience qui la transcende : c'est là, à coup sûr, un progrès réel  [5]. »
Marx semble même avoir anticipé sur l'histoire du mouvement communiste et prévu le triomphe de la contre-révolution lorsqu'il écrit :
« Si ces éléments matériels d'un bouleversement total, c'est-à-dire d'une part les forces productives existantes et, d'autre part, la formation d'une masse révolutionnaire qui se révolte non seulement contre telle ou telle condition de l'ancienne société, mais encore contre l'ancienne " production de la vie " elle-même, contre l' " activité totale " qui en forme la base, si ces facteurs matériels sont absents il est tout à fait indifférent pour le développement pratique que l'idée de cette révolution ait été émise déjà cent fois, comme le prouve l'histoire du communisme  [6]. »
En fait, à l'atomisation du prolétariat, réduit au rang de capital variable, fournisseur de force de travail, a correspondu la fragmentation de la théorie. Non pas au sens où les groupes les plus radicaux (gauche allemande, gauche italienne surtout  [7] ) auraient conservé chacun des morceaux de théorie révolutionnaire qu'il suffirait de réunir pour reconstituer -- ou plutôt constituer -- la totalité de la doctrine. Les courants révolutionnaires, produits immédiats ou lointains du mouvement issu des luttes qui marquèrent le premier après-guerre, ont été autant d'affirmations unilatérales du communisme. Ces mouvements, presque toujours insignifiants sur le plan numérique, ont justement pour rôle objectif (indépendamment de la fonction qu'ils croient et veulent remplir, chacun à sa manière) de renvoyer la jeune génération vers les analyses fondamentales : principalement, mais bien sûr pas uniquement, vers Marx (la formule « jeune génération » ne se réfère naturellement pas ici à une notion d'âge, mais de période historique). Les textes essentiels remettent ensuite à leur place les courants communistes de gauche existants, et permettent de les caractériser comme des produits du passé, plus précisément de la période contre-révolutionnaire amorcée par les grandes défaites de l'année 1919. Ils aident à « sonder » le passé, non à le dépasser.
IV.
L'analyse de Marx a pour but essentiel la mise à jour du mouvement communiste. Or, pour ce faire, elle montre à la fois les lois du système lui-même et leurs contradictions. La critique de l'économie politique étudie aussi bien les conditions de l'équilibre capitaliste que la contradiction inhérente à cet équilibre. La contre-révolution théorique a disséqué l'oeuvre en ne laissant apparaître que son aspect statique, et en dissimulant la dynamique : cela n'était d'ailleurs possible que parce que la contre-révolution pratique interdisait tout dépassement réel du système capitaliste. Ainsi s'est opérée l'intégration d'une théorie mutilée dans les efforts que fait le capital pour tenter de s'organiser, de surmonter ses contradictions. Le « marxisme » est désormais partie intégrante de la tendance de l'idéologie capitaliste à devenir unitaire, à englober toutes les critiques et toutes les contestations, d'abord pour les neutraliser, et surtout pour s'approprier ce qu'elles expriment de vrai et d'important sur la société capitaliste. La profondeur même de l'analyse communiste facilitait cette opération dans la mesure où elle avait indiqué les mécanismes essentiels du capital. C'est pourquoi il n'y a pas à protester lorsque des auteurs comme Bettelheim transforment le marxisme en une théorie de la planification (du capital) : car ils ne font ainsi que conserver de Marx ce qui les intéresse, c'est-à-dire ce qui est utile au capital. C'est encore un triomphe du marxisme que de contraindre le capital à le piller sans scrupule; ce faisant, il rend un hommage involontaire à la validité de ses analyses.
Le capital a ainsi fait du marxisme une idéologie taillée à sa mesure, c'est-à-dire révélant certaines contradictions qu'il s'agit de comprendre et d'intégrer, mais cachant en même temps la perspective communiste que Marx essaie toujours -- sans doute pas toujours clairement -- de montrer à l'oeuvre dans la réalité capitaliste. Ainsi le communisme théorique est-il devenu une partie de la science sociale, et ce, surtout à partir à 1945, ce qui permet de mesurer la formidable consolidation contre-révolutionnaire que représenta la Seconde guerre mondiale, et sa nature foncièrement anticommuniste. Mais, même au moment de la pire réaction capitaliste, la théorie révolutionnaire, le marxisme, n'ont pas pu être complètement digérés par le capital, tout simplement parce que les contradictions qu'ils expriment n'ont pas été « dépassées », mais au contraire développées.
V.
Sans doute, l'intégration et la mutilation de la théorie communiste par le capital ont pris les formes les plus fantastiques dans les pays se réclamant du mouvement communiste. Les théoriciens de ces pays utilisent dans l'analyse de leur économie les mêmes concepts que ceux employés pour l'analyse des pays capitalistes, mais affirment qu'ils remplissent ici un autre rôle. Pourquoi ? parce que, selon ces auteurs, l'Etat est « l'Etat des travailleurs ».
« La production marchande socialiste ignore les antagonismes inhérents au capitalisme; de par sa nature elle ignore l'exploitation. Les rapports marchandise-monnaie sous le socialisme sont une des manifestations concrètes des rapports de production socialiste, rapports de coopération amicale et d'entraide socialiste de travailleurs affranchis de toute exploitation  [8]. »
« Sous le socialisme, le bénéfice de l'entreprise est une catégorie radicalement différente de ce qu'elle est sous le capitalisme, où le bénéfice est un phénomène spontané voilant son essence réelle de travail non rétribué du salariat exploité que le capital s'approprie. (...)
« Sous le socialisme, au contraire (...), le bénéfice montre la contribution de chaque collectif à l'essor général de la production, son apport indispensable au bien-être de la nation et au développement harmonieux et libre de la personnalité de chacun des membres de la société des producteurs associés  [9]. »
L'idéologie arrivée à ce stade se contente d'affirmer la paix sociale, l'harmonie existante. Une telle célébration naïve rappelle les économistes bourgeois vulgaires les plus caricaturaux : Bastiat lui aussi avouait se livrer à une apologie. Il n'y a plus ici ni nouveauté, ni subtilité. On ne prétend plus à une théorie révolutionnaire particulière. On affirme seulement que tout fonctionne pour le bien général, la satisfaction des besoins dans l'intérêt de tous. Et en même temps l'on exhorte au travail. Toutes les catégories essentielles du capitalisme sont présentes et reconnues : valeur, marchandise, entreprise, profit, vente et achat de la force de travail à l'échelle de toute la société, salariat  [10] , etc. Loin d'être rejetée, la loi de la valeur est même « l'instrument » de lutte contre les (autres) pays capitalistes  [11]. Toute espèce de déguisement idéologique disparaît d'ailleurs chez les auteurs les plus modernes, pour lesquels Marx est une référence utile, non plus pour se parer d'une phraséologie révolutionnaire, mais simplement parce qu'il analyse sérieusement les problèmes du « calcul économique » (« capitaliste » ou « socialiste », la question n'est pas là). On en vient à utiliser directement ce que Marx a écrit sur le capitalisme, les rapports prix/valeur par exemple, afin de l'employer dans la gestion de l'économie de ces pays (sur ce plan, comme sur les autres, la Chine est encore un pays arriéré)  [12]. En tout cas, contraints par la pratique à analyser les problèmes de leur économie, elle-même contrainte de respecter plus fidèlement les lois capitalistes, les planificateurs de ces pays donnent une leçon aux « gauchistes », toujours en retard d'une période historique, qui se refusent à voir dans les pays « socialistes » d'autres manifestations du capital, ou encore nient qu'on puisse leur appliquer les concepts classiques essentiels (valeur). A l'Est comme à l'Ouest, l'économie politique prospère en se décomposant : elle se confond avec l'idéologie et prêche la paix et l'harmonie sociales universelles, tout en s'identifiant en même temps aux techniques de gestion économique  [13].
VI.
Le marxisme est la théorie de la dynamique par laquelle le capitalisme engendre le communisme. En lui, le mouvement communiste trouve son expression rigoureuse, « scientifique » : non pas au sens de critères épistémologiques empruntés à une quelconque définition de la " science " (opposée par exemple à l' « idéologie » ou à l' « utopie »), mais au sens de la totalité et de l'unité des concepts essentiels expliquant la nature et la fonction du mouvement communiste et du communisme lui-même (comme mode de production régissant une organisation sociale déterminée). Dans la mesure où ce mouvement est incarné, représenté, porté et mis en avant par une classe, le marxisme est l'expression théorique de cette classe, plus précisément du mouvement de cette classe : le prolétariat. La théorie communiste n'a de sens que comme théorie du prolétariat, comme formulation de son programme. Par là, ce programme s'affirme, non comme un ensemble de mesures à appliquer au moment de « la révolution », mais comme la formulation (théorique) et la prise en charge (pratique) par l'humanité d'un mouvement social et économique objectif. Le programme d'une révolution sociale n'est que le prolongement et la résultante des contradictions que cette révolution vient résoudre. Toutes les tentatives pour instaurer une coupure théorique entre la classe et sa théorie ne font qu'exprimer la contre-révolution, c'est-à-dire la négation de cette classe par le capital -- et par conséquent la défaite de sa théorie.
De même toutes les tentatives de faire l'éloge du prolétariat sont contre-révolutionnaires (voir troisième partie, les trois premiers paragraphes). La théorie du prolétariat n'est que la théorie de la destruction du prolétariat.
Le marxisme, ainsi défini, a été formulé à la fin de la première montée pratique du mouvement, au terme de la première moitié du XIXe siècle. Les conditions en étaient réunies par le capital lui-même, qui était suffisamment développé pour dévoiler son mécanisme essentiel. A cette époque, le prolétariat s'opposait encore directement au capital : celui-ci réalisait par l'écrasement pur et simple, la contrainte économique et politique stricte, ce qu'il opère de nos jours, à la fois par la force et pacifiquement, en englobant le prolétariat et ses revendications. Le capitalisme ne rejette plus le prolétariat : il tente de l'intégrer. Selon la formule d'A. Comte, le capital faisait alors du prolétariat un « barbare » contraint de camper hors des murs de la cité moderne : il l'y accueille maintenant, et organise par sa propre logique ses aspirations et ses luttes revendicatives (parlementarisme, syndicalisme, etc.).
En contrepartie, le programme ne pouvait pas apparaître théoriquement dans toute la synthèse de ses éléments, parce que sa réalisation était alors impossible dans la pratique. L'effort contre-révolutionnaire de décomposition du marxisme sut d'ailleurs jouer sur cette situation très particulière de la théorie communiste. Il vit des contradictions et des lacunes là où il n'y avait que non-maturation d'une pensée, qui manifestait plus simplement son inachèvement par la non-publication de certains textes essentiels (cf. les manuscrits de 1857-1858 et le VIe chapitre du Livre I du Capital). Après les « révisionnistes » déclarés, les « marxistes » sociaux-démocrates et staliniens transformèrent eux aussi le marxisme, non pour resserrer entre eux les concepts fondamentaux, mais pour les disloquer, les détacher de leur cadre théorique. Les chercheurs bien intentionnés ne sont pas les moins dangereux lorsqu'ils réduisent --volontairement ou non -- Marx à un cas particulier d'une théorie plus générale, la leur, qui oublie totalement, et d'autant plus facilement qu'elle ne l'a jamais connue, la perspective du communisme. Pourtant cette perspective, élément essentiel, était donnée dès le départ. D'emblée, la théorie du prolétariat se présente comme un tout, en ce sens qu'elle contient -- parfois sous forme non développée -- la totalité des concepts essentiels. Tout le reste n'est que développement. C'est seulement en ce sens bien précis et nettement délimité que l'on peut parler d'enrichissement du marxisme. Il en découle deux conséquences importantes :
a. Le problème de savoir si le marxisme est ou doit être « ouvert » ou « fermé » est sans objet. Toute théorie est à la fois « ouverte » et « fermée ». Le marxisme n'est pas l'analyse du capitalisme, ni la recherche des aspects nouveaux ou anciens de son développement, mais l'expression globale d'un mouvement social bien précis : le mouvement prolétarien. De même qu'il y a des phases successives, mais une seule nature profonde du capital, de même le prolétariat a conservé la totalité de ses déterminations essentielles, et de ce point de vue n'a pas changé en 150 ans : de même la théorie de son mouvement.
b. Les assauts théoriques les plus vigoureux contre le marxisme doivent être portés, directement ou indirectement, contre son point fort, c'est-à-dire contre les textes qui présentent une synthèse au moins partielle du point de vue communiste : le Capital par exemple  [14].
Le marxisme connaît de nouveaux progrès avec chaque remontée pratique du mouvement (1871, 1917), mais ce développement n'est qu'une partie de son cycle. La théorie du mouvement communiste naît, comme on l'a vu, de conditions particulières, puis le développement du capital  [15] la fait éclater en même temps qu'il détruit la classe en tant que telle. C'est la période de la révision doctrinale, de l'intégration au mouvement du capital, auxquelles ne s'opposent que des affirmations théoriques et pratiques unilatérales, importantes certes, et vitales pour le mouvement (dans la mesure où elles témoignent de sa vie, et non où elles lui donneraient vie à elles seules : mais les courants radicaux ne peuvent alors qu'opérer cette inversion, et se prendre pour le moteur de l'histoire). Mais de telles affirmations expriment encore un éclatement. Une situation nouvelle ne peut être produite que lorsque le capitalisme commence à atteindre le terme de son cycle, faisant ainsi apparaître au grand jour ses contradictions économiques (mécanisme d'extraction de la plus-value) et donc sociales (prolétariat/capital). Bien entendu, la manifestation de ses contradictions est profondément différente des formes qu'elle prenait au début du cycle. La théorie communiste peut commencer à faire la synthèse de ses concepts essentiels. Ce processus de « totalisation » inclut naturellement l'analyse des phénomènes nouveaux les plus importants, mais seulement sur la base de la compréhension des points essentiels. La théorie communiste n'est pas simplement une totalité, mais aussi un tout hiérarchisé.
Ce n'est que par le mouvement d'autonomisation que le capital impose lui-même à ses composants de base  [16] , à la valeur d'échange et à la valeur d'usage, que sa contradiction est également imposée à la théorie du prolétariat, de façon à montrer où conduit ce mouvement, et comment il y conduit. La réaffirmation théorique est donc d'abord un mouvement en arrière : en considérant le cycle du capital, la théorie du prolétariat comprend ainsi son propre cycle. En bref : elle est contrainte de retourner en arrière afin de se réapproprier les éléments essentiels qui la composent -- donc ses éléments essentiels -- et que la contre-révolution avait rendus inutiles, c'est-à-dire : inutilisables pendant toute une période historique.
« Nous n'avons pas " dépassé " Marx au cours de notre lutte pratique; au contraire, Marx, dans ses créations scientifiques, nous a dépassés en tant que parti de combat. Non seulement Marx a produit assez pour nos besoins, mais nos besoins n'ont pas été assez grands pour que nous utilisions toutes les idées de Marx  [17]. »
VII.
L'époque actuelle oblige à prendre en considération et à regrouper tous les éléments présents, mais jusque-là négligés, dans la théorie communiste. On peut comparer ce processus avec les péripéties de la notion de dictature du prolétariat après 1917 : mais cette fois ce n'est plus seulement la forme politique qui est mise en avant; ou plutôt le développement du capital impose de lui donner son contenu social propre, qui seul permet de la considérer dans toute sa dimension. Mais en reprenant, en synthétisant la théorie, condition préliminaire à tout développement, on n'obtiendra pas pour autant « la » synthèse, la totalité achevée du programme dans toutes ses applications et tous ses aspects (actuels). La synthèse théorique définitive du passage du capitalisme au communisme ne sera possible que dans le communisme, de même que l'économie précapitaliste ne peut vraiment être saisie dans son ensemble, c'est-à-dire dans l'ensemble de ses fonctions, que lorsque le capital l'a supplantée.
« L'anatomie de l'homme est une clé pour l'anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue. Ainsi l'économie bourgeoise fournit la clé de l'économie antique, etc.  [18]. »
Pourtant le mouvement communiste ne peut que tenter cette synthèse, parce que la racine de son problème théorique et pratique réside dans la totalité du monde moderne et non dans certains aspects particuliers qui semblent s'y opposer. Par définition, l'essence du mouvement, son être profond, est l'essentiel et non le particulier.
Ce mouvement vers l'universel, qui marque à tous points de vue la théorie du communisme  [19] , combiné à ce qu'on a appelé plus haut l'éclatement de la doctrine, détermine un autre caractère actuel de l'expression théorique du mouvement communiste. Elle n'est plus un problème d'individu  [20]. Ainsi dans le cas de Marx : la théorie communiste se fonde sur lui, l'utilise pleinement, mais ne discute pas interminablement le rapport entre Marx et ce qu'elle développe. Marx n'est qu'un moment, essentiel, au sens défini jusqu'ici : c'est-à-dire qu'il dépasse les limites de ce moment particulier, mais ce dépassement potentiel est réalisé par la théorie du mouvement communiste dans son développement (la dictature du prolétariat après 1917, le cycle du capital aujourd'hui). C'est justement la contre-révolution qui a imposé cette personnalisation de la théorie : on connaît la réaction de Marx et Engels devant l'emploi du terme « marxiste ». De fait, l'immense majorité des discussions sur Marx et le communisme, malgré leur aspect positif dans certains cas, ont pour fonction de détacher Marx du mouvement historique qu'il exprimait, en le transformant en grand penseur de l'humanité.
De même dans la période présente : le capital, être impersonnel  [21] , socialise le monde. De même, la production des idées est un fait de plus en plus social. Cette tendance s'applique aussi bien à l'idéologie du capital (qui dépasse et englobe ce qu'on appelle « l'idéologie bourgeoise » : cf. plus haut les remarques sur la constitution de l'idéologie unitaire capitaliste) qu'à la théorie du mouvement communiste. La réappropriation par le communisme de sa théorie ne peut être qu'oeuvre collective. Dans ce processus, la fragmentation de la doctrine oblige la théorie révolutionnaire à apparaître de divers côtés, en s'unifiant. Bien sûr, il n'y a qu'une théorie juste et une seule. Mais sa reconstitution peut utiliser l'apport de divers courants : dans la mesure où tous les efforts de restauration doctrinale de la période contre-révolutionnaire ont abouti à des affirmations unilatérales, un tel processus s'impose de lui-même, en dehors de tout éclectisme. Le mouvement communiste a déjà commencé à apprécier de façon critique les apports des différents courants radicaux des cinquante dernières années. Un tel travail rejette de lui-même toute prétention à apporter un nouveau manifeste, et à se complaire dans l'examen en elles-mêmes et pour elles-mêmes des divergences entre les groupes et les individus.
VIII.
Le mouvement profond animant le monde moderne est celui de l'opposition valeur d'usage/valeur d'échange, qui se manifeste en particulier par les deux phénomènes (à la fois développés et freinés par le capital) de l'automation et des mouvements monétaires. Les trois parties du texte qui suit visent à donner une définition d'ensemble, nécessairement schématique, et donc partielle, de ce mouvement contradictoire, qui détermine fondamentalement la dynamique du système capitaliste mondial, et prépare la révolution communiste. Pour reprendre la formule célèbre d'A. Smith, cette « main invisible » guide la société moderne et oriente son mouvement d'ensemble, malgré les apparences contraires.
« On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'il n'y a pas d'émeute; on dit que, comme il n'y a pas de désordres matériels à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire que vous vous trompez. Je crois que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur le volcan, j'en suis profondément convaincu. Oui, le danger est grand  [22] ! »
Malgré sa profondeur apparente et sa valeur de prévision, l'analyse de Tocqueville était superficielle, parce qu'il voyait le désordre non « dans les faits », mais « dans les esprits  [23] ». Bien plus pénétrant est le point de vue de Marx quelques années plus tard.
« Une révolution silencieuse s'accomplit dans la société, une révolution a laquelle il faut se soumettre et qui se soucie des existences humaines qu'elle sacrifie aussi peu qu'un tremblement de terre s'inquiète des maisons qu'il détruit. Les classes et les races qui sont trop faibles pour maîtriser les nouvelles conditions doivent succomber. Peut-il y avoir quelque chose de plus puéril et de plus borné que les opinions de ces économistes qui se figurent très sérieusement que ce lamentable état de transition ne signifie rien d'autre que l'adaptation de la société à l'instinct de gain des capitalistes, propriétaires fonciers ou barons de la finance  [24] ? »
De nos jours également la plupart des critiques du capitalisme (cf. les analyses de l'impérialisme) ne parviennent pas à dépasser l'horizon du capital : ils voient seulement une destruction, là où il y a création des conditions d'un « autre » système social.
« Ils ne voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne  [25]. »
Inversement, on pourrait reprocher à ce texte un certain « économisme », qui se justifie cependant, au moins dans un premier temps, dans la mesure où il est d'abord indispensable de bien marquer l'essentiel du processus. Rétrospectivement, avec le mûrissement des conditions politiques et économiques révolutionnaires, le mouvement de la société donne tout son sens au fondement de l'analyse communiste posé par Marx il y a plus d'un siècle, et que l'on s'est évertué depuis à citer sans jamais en comprendre pleinement l'importance.
« Jamais une société n'expire, avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en train de se créer  [26]. »
L'analyse des « conditions matérielles » de la révolution communiste a conduit à laisser ici de côté tout un ensemble de problèmes. Ainsi la dernière partie n'a pas pour but d'établir des prévisions, ni de fournir un point de vue global sur la période actuelle  [27]. Les passages sur les pays de l'Est et sur la France, l'Italie et les Etats-Unis n'indiquent pas que la révolution (ou les prochaines grandes luttes sociales) auront lieu dans ces pays : mais que le développement du capital pose et repose les problèmes que sa régénération a pour but d'éviter.
IX.
L'affirmation des points essentiels constituant la totalité de la base théorique du mouvement n'a rien à voir avec la création d'une sorte d'instrument de mesure que l'on appliquerait aux autres théories -- ou pire : à la pratique réelle du mouvement -- afin de déterminer dans quelles proportions ils s'écartent de la « vérité ». Au contraire, la confrontation de la théorie (telle qu'on la trouve au premier abord chez Marx et de ses nombreuses déformations a pour but de montrer comment de telles transformations ont été possibles, à quelles nécessités pratiques elles ont répondu. De même, face au réformisme ouvrier, sous quelque forme qu'il se présente, le marxisme n'oppose pas la « vraie » lutte communiste, mais explique ce que le prolétariat est « historiquement contraint de faire  [28] ».
Les courants qui ont résisté à la contre-révolution se sont vu obligés de défendre des principes contre la pratique réelle de la classe qui n'en reste pas moins le fondement et le porteur historique de ces principes : simplement, le prolétariat ne peut exister conformément à son être profond, et se constituer en parti, que lorsque les conditions le lui permettent -- c'est-à-dire l'y contraignent. Or, par là même, ces courants en étaient conduits à se définir par ce qui les distinguait de la classe, de sa pratique à cette époque. Le même processus qui faisait -- à des degrés très différents -- de la gauche communiste d'Italie dite « bordiguiste », et des ultra-gauches allemands, des représentants du marxisme et du mouvement communiste les obligeait aussi à se transformer en sectes.
« La secte ne trouve pas sa raison d'être et son point d'honneur dans ce qu'elle a de commun avec le mouvement de classe, mais dans un signe particulier qui la distingue de ce mouvement  [29]. »
On aurait donc tort de se moquer de la secte, qui remplit pour un temps un rôle positif. Mais la remontée pratique du mouvement la laisse en arrière, et prouve qu'elle n'était en réalité qu'affirmation partielle de la théorie communiste. Une telle manifestation du mouvement révolutionnaire reste prisonnière de la période contre-révolutionnaire. Elle est le produit à la fois de la révolution (1917 et les années qui suivirent) et de son échec  [30]. Les meilleurs éléments ne peuvent que répéter le programme sous sa forme la plus générale. Le programme n'est plus l'expression d'un mouvement social réel, mais un ensemble de mesures à appliquer. La gauche italienne est devenue ainsi l'idéologue du communisme. Le mouvement communiste l'assimile et la dépasse, parce que la réalité présente lui impose de dégager les conditions actuelles de la réalisation du communisme (économiques, militaires, etc.).
« Le communisme, pour nous, n'est pas un état qu'il faut créer, ni un idéal vers lequel la réalité doit s'orienter. Nous nommons communisme le mouvement réel qui abolit l'ordre établi. Les conditions de ce mouvement résultent des facteurs qui existent dans le présent  [31]. »
 
 
[1] La guerre civile en France, Ed. Sociales, 1968, p. 46.
[2] Reproduit dans Karl Marx, homme, penseur et révolutionnaire, Anthropos, 1968, pp. 190-203
[3] Publiés pour la première fois en 1939, et traduits seulement en français en 1967 et 1968 : Fondements de la critique de l'économie politique, Anthropos, 2 vol.
[4] Voir les remarques de R. Dangeville dans son Introduction aux Ecrits militaires de Marx et Engels, L'Herne, 1970, pp. 7-14.
[5] Economie et philosophie (Manuscrits parisiens) (1844), Oeuvres, Gallimard, t. II, 1968, p. 98
[6] L'idéologie allemande, cité par M. Rubel dans Pages choisies pour une éthique socialiste, Rivière, 1948, pp. 36-37.
[7] Voir plus loin sur ces mouvements.
[8] Economie politique du socialisme, Ed. du Progrès, Moscou, 1967, p. 141.
[9] A. Roumiantsev, Economie politique du communisme, Ed. du Progrès, Moscou, 1969 pp. 430-431.
[10] « Dans la société socialiste, le salaire est la part, exprimée en argent, qui revient au travailleur dans la portion du produit social répartie par l'Etat selon la quantité et la qualité du travail fourni » (Manuel d'économie politique, Académie des sciences de l'U.R.S.S. Institut d'économie, Ed. Sociales, 1956, p. 509).
[11] A. Roumiantsev, Economie politique du communisme, Ed. du Progrès, Moscou, 1969 pp. 495-496.
[12] W. Brus, Principes généraux du fonctionnement de l'économie socialiste, Maspero, 1968, en particulier p. 212.
[13] O. Lange écrit par exemple à propos de la plus-value : « Pour conserver une terminologie homogène, lors de l'étude du procès de la production tant dans les conditions de l'économie capitaliste que socialiste, nous appellerons la composante m la valeur du produit additionnel. » Leçons d'économétrie, Gauthier-Villars, 1970, p. 242.
[14] C'est ce qu'a fort bien compris L. Althusser qui attaque maintenant le Livre I, et s'en prend tout naturellement à l'analyse de la valeur : voir son Avertissement au Livre I, Flammarion, 1969. Comme le montre R. Guihéneuf dans Le problème de la théorie marxiste de la valeur, Colin, 1952, c'est sur ce point que la critique (et la liquidation) du marxisme a toujours porté ses coups.
[15] Voir plus loin, IIIe partie, sur la phase de domination réelle du capital.
[16] Voir l'opposition procès de travail/procès de valorisation, dans la première partie : « Valorisation et dévalorisation. »
[17] R. Luxembourg, Arrêts et progrès du marxisme (1903), dans : Karl Marx, homme, penseur et révolutionnaire, Anthropos, 1968, p. 77. Commenté dans Invariance. no. 2, Postface, pp. 227-232.
[18] Introduction générale à la critique de l'économie politique, Oeuvres, Gallimard, t. I, 1963, p. 260.
[19] Voir la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction (1844), dans K Marx : Textes (1842-1847), Spartacus, série B, no. 33, 1970.
[20] Consulter le no. 5 d'Invariance.
[21] « Etre capitaliste, c'est occuper dans la production non seulement une position personnelle, mais encore une position sociale. Le capital est le produit d'un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l'activité commune d'un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier résultat, de tous ses membres.
« Par conséquent, le capital n'est pas une puissance personnelle c'est une puissance sociale. » Le manifeste communiste, Oeuvres, Gallimard, t. I, 1963, p. 175-176.
[22] Tocqueville, discours à la Chambre du 27 janvier 1848, cité par M. Leroy dans Histoire des idées sociales en France, Gallimard, t. II, 1962, p. 530.
[23] Tocqueville, discours à la Chambre du 27 janvier 1848, cité par M. Leroy dans Histoire des idées sociales en France, Gallimard, t. II, 1962, p. 530.
[24] Article de Marx dans le New York Tribune, 1853, cité dans M. Rubel, Pages choisies pour une éthique socialiste, Rivière, 1948, p. 239.
[25] Misère de la philosophie, dans Oeuvres, Gallimard, t. I, 1963, p. 93.
[26] Avant-propos à la Critique de l'économie politique, Oeuvres, Gallimard, t. I, 1963, p. 273.
[27] Voir sur ce sujet les nombreuses indications contenues dans Invariance, no. 6 : « La révolution communiste. Thèses de travail. »
[28] Voir les lettres de Marx à Ruge (1843), dans K Marx : Textes (1842-1847), Spartacus, série B, no. 33, 1970.
[29] Marx à J.-B. Schweitzer, 13 octobre 1868, cité dans Pages de K. Marx, Payot, 1970, t. II, p. 75.
[30] Sur la gauche communiste après la Première guerre mondiale, voir Troisième partie : « Contre-révolutions. »
[31] L'idéologie allemande, Ed. Sociales, Paris, 1968, p. 64.

 

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