Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage

le roman de nos origines
naissance du communisme moderne

 

Mil huit cent quarante-huit
Pourquoi revenir sans cesse à 1848 ? Il ne s'agit ni d'européocentrisme ni d'un quelconque mépris pour les millénaires qui ont précédé l'ère industrielle. Avant le XIXe siècle, le mouvement communiste se trouvait déjà présent dans les communautés naturelles, c'est-à-dire sociales, d dans les communautés artificielles cimentées par la religion ou l'utopie semi-religieuse. En outre, il existe déjà une « classe ouvrière » bien avant le XIXe siècle. Au début du XVIe siècle, les troupes de Thomas Munzer rassemblaient surtout, pense-t-on, des ouvriers tisserands et des mineurs, habitant des villes. Dans les cités de la Hanse au début du XVIIe siècle, à Leyde vers 1670, à Paris en 1789, la moitié au moins de la population était composée de salariés. On estime qu'il existait 1,5 million d'ouvriers du textile dans le Sud de la Belgique, et le Nord de la France vers 1795. Nombreux dans les centres urbains, les salariés le sont aussi dans les campagnes. En somme, c'est partout que les sociétés ont engendré cette vaste couche de déracinés, de dépossédés, ceux que Sully appelait les « hommes du néant ».
Par ailleurs, le faible « développement des forces productives » n'a jamais empêché de communiser la société. Dans les rares sociétés proches du communisme que l'on peut encore observer aujourd'hui, et où l'on ne connaît ni exploitation, ni propriété privée, ni appareil coercitif et où l'environnement ne pose pas de problème, la production matérielle est peu développée.
Alors que le communisme place la vraie richesse dans l'acte de production lui-même, le capitalisme est animé par la nécessité de produire. Il considère le produit avant le processus, et cette impossibilité chronologique l'oblige à s'organiser pour ruser avec le temps. Pour lui, la richesse est ce qu'on produit. Dans le communisme, la richesse est ce qu'on fait et donc ce qu'on est. Faire dépasse l'alternative millénaire entre « être » ou « avoir », remise récemment au goût du jour par les théorisations sur l'homo ludens opposé à l'homo faber. Ce faire n'est pas l'action du producteur; il ne réduit pas l'intelligence à l'outil; il est constitué de la multiplicité des activités possibles, y compris celle de ne rien faire. L'homme communiste n'a pas peur de perdre son temps. Le communisme, dépassement des séparations, existe comme continuellement auto-créé : l'être ne s'y confond pas avec ce qu'il fait, n'est pas ce qu'il fait, mais la direction, le devenir de ce qu'il fait.
En réinterprétant l'histoire, le capitalisme a fini par nous faire croire que les hommes ont toujours voulu augmenter les surplus, élever la productivité alors que c'est le capital qui a créé le besoin de gagner du temps et, en particulier, de réduire systématiquement le temps de travail. La communauté primitive ne s'est pas dissoute le jour où elle a produit un surplus échangeable.
Il n'y a pas eu de seuil de la croissance au-delà duquel les forces productives auraient engendre la marchandise, les classes, l'État. Le facteur décisif fut social et non économique. De même, il n'existe pas de seuil de 1'« abondance » créée par le capital qu'il faudrait franchir pour parvenir au communisme. La raison pour laquelle le capitalisme peut permettre de passer au communisme est, elle aussi, sociale. Le capitalisme ne se borne pas à développer les forces de production, il crée une masse de gens ayant à la fois le besoin et la capacité, le moment venu, de communiser le monde, de rendre commun tout ce qui existe.
Les communautés primitives que nous pouvons qualifier de communistes sont l'exception. Le communisme, théorique n'est pas une téléologie; il ne prétend pas que l'industrie était inéluctablement inscrite dans le destin de l'humanité. Il constate seulement que les êtres humains n'ont pas trouvé en eux-mêmes le moyen de s'unifier en une espèce humaine. S'ils avaient été télépathes, l'universalité de l'espèce se serait peut-être affirmée autrement, en évitant de faire le détour historique par les sociétés de classe. Telle qu'elle existe aujourd'hui, l'humanité bénéficiera, pour se communiser, des moyens de production et de communication créés par le capitalisme.
En l'absence de l'industrie moderne, les babouvistes pouvaient difficilement faire une révolution. La lacune décisive de leur époque ce n'était pas le défaut d'abondance de biens de consommation car la richesse matérielle ne s'apprécie pas purement et simplement du point de vue de la quantité (la révolution réorientera la production et fermera toutes les usines inadaptables au communisme). Ce qui manquait aux babouvistes c'était cette masse de gens qui, disposant de forces productives mondialement unifiées, ont la capacité de faire aboutir leur révolte. La technique ne sert pas tant à produire des biens en abondance qu'à créer la base matérielle d'un lien social. Et c'est seulement à ce titre que la capacité de produire beaucoup, de se transporter vite, etc., sont des conditions du communisme. L'apport historique du capital est le produit d'une des pires horreurs commises par lui. Il n'a en effet permis à l'homme de devenir social, humain, en tant qu'espèce humaine, qu'en l'arrachant au sol. L'écologie voudrait l'y renvoyer mais l'homme ne s'enracinera de nouveau que s'il s'approprie toutes ses conditions d'existence. Ayant renoncé à l'obsession de ses racines perdues, il en plantera de nouvelles qui s'enchevêtreront à l'infini.
Le prolétaire moderne, apparu au XIXe siècle avec la renaissance de ce terme, n'est pas plus exploité que ne l'était le serf ou l'esclave. La différence est d'ordre qualitatif : il est le premier dont l'exploitation s'assortit d'une dépossession radicale de lui-même au moment même où les conditions d'une révolution communiste semblent réunies. La lutte élémentaire n'est pas une forme d'existence du prolétariat car le prolétariat n'existe que comme ensemble de prolétaires agissant collectivement dans un sens révolutionnaire. Le prolétariat n'existe que comme révolutionnaire, même embryonnairement. Dans la société, il existe en permanence un mouvement communiste diffus et des prolétaires isolés. Parfois seulement, quand le mouvement communiste passe à l'offensive, il y a un prolétariat. Le prolétariat est l'agent du mouvement communiste. Il est tendanciellement le communisme ou il n'est rien.
Si le prolétariat n'a de réalité que dans une dynamique, la lutte de classe, et ne se réduit à aucune quantité mesurable statistiquement, il n'a pas pour autant une existence purement négative -- il existe aussi dans un rapport interne au capital. Un lien nécessaire unit ceux qui tenteront une révolution communiste et leur réalité dans les rapports capitalistes. Ils ne détruiront la relation capitaliste que dans la mesure où ils en sont constitutifs. Seul le travail associé que le capitalisme a généralisé donne une consistance au lien entre les activités productives des prolétaires du monde entier. A défaut, ce lien ne peut être assuré que par l'échange marchand, la coexistence des Etats ou une force morale, comme dans l'utopie.
Jusqu'à présent, les mouvements sociaux, y compris la gauche communiste au XXe siècle, ont voulu organiser les hommes, créer le lieu où les réunir, parce qu'ils n'avaient pas entre eux de liens assez cohérents pour se soulever. A partir du XIXe siècle, le développement capitaliste a créé une condition du communisme en donnant naissance à un véritable « homme du néant ». Quelle que soit l'abondance ou la rareté des biens, cet être est totalement dépouillé, puisque l'activité est chez lui devenue secondaire par rapport à la consommation marchande d'objets ou de services, rendus indispensables. Le prolétaire est celui qu'on a séparé de tout et qui entre en relation avec ce tout par le moyen de besoins. Saint-Simon définit d'ailleurs l'industriel comme l'« homme qui travaille à produire ou à mettre à la portée des différents membres de la société un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins et leurs goûts physiques ». L'action humaine passe après son résultat objectivé dans un produit qu'on doit se procurer.
« Voyez Raphaël [héros de La Peau de chagrin]. Comme le sentiment de sa conservation étouffe en lui toute autre idée ! [...] il vit et meurt dans une convulsion d'égoïsme. C'est cette personnalité qui ronge le coeur et dévore les entrailles de la société où nous sommes. A mesure qu'elle augmente, les individus s'isolent; plus de liens, plus de vie commune. » (Balzac, préface aux Romans et contes philosophiques, 1831.)
C'est contre cette déchéance de l'activité humaine, où la pauvreté n'est plus que le corollaire du niveau de consommation, contre la nouvelle forme prise par la « richesse » que le mouvement communiste grandit au milieu du siècle dernier, en se donnant pour but la recomposition d'un homme non séparé de ses actes, des autres, de lui-même. Les Manuscrits de 1844 de Marx sont à notre avis la meilleure synthèse de cette immense aspiration vers un monde sans mercantilisme ni individualisme, un monde où l'homme est la principale richesse de l'homme. A lui seul, ce texte justifie la formule de Rosa Luxemburg : Marx, exprimant ainsi un mouvement qui le dépassait, excédait les besoins théorico-pratiques de son temps.
C'est le communisme qui définit le mouvement révolutionnaire, face à la gauche et au gauchisme de toutes les époques. Son affirmation négative totale (contre l'État, les syndicats, etc.), qui ne se dégagera d'ailleurs qu'après 1917, n'en est qu'une conséquence logique. Si l'on veut en effet détruire les racines du capitalisme et non l'organiser autrement pour mieux en répartir les richesses, on doit s'attaquer à tout ce qui l'aide à fonctionner et tend à 1'« améliorer » -- l'Ètat, la politique, le syndicalisme, etc. Le communisme n'est pas un mode de production mais avant tout un mode d'existence. « A chacun selon ses besoins ? » Oui, mais seulement parce que le communisme est d'abord activité. Il ne se construit pas mais libère des moyens de vivre des entraves capitalistes, et les transforme.
L'homme économique est relié au monde par des besoins qu'il satisfait en produisant des objets et en les achetant. La révolution, qui remet en cause la marchandise, récuse aussi 1' être défini par des besoins. Le besoin implique la séparation : l'homme a besoin d'objets produits en dehors de lui, et sa frénésie de consommation toujours insatisfaite provient de cette séparation, car c'est la recherche dans l'objet de ce qui n'y est plus : l'activité qui l'a produit. De même, un travail, aussi agréable soit-il, ne produit rien directement pour soi et oblige à acheter ailleurs ce dont on a besoin. Imposée par cent cinquante ans de capitalisme moderne, la notion de besoin est le résultat de l'absorption par le capital de l'activité humaine séparée en deux actes successifs : produire et consommer.
Mais le déracinement de la première moitié du XIXe siècle provoqua, par sa violence même, une poussée démocratique qui offrit aux prolétaires une communauté de substitution, l'activité politique venant compenser la pratique dont ils étaient désormais privés. Les aspects les plus marquants du mouvement antérieur à 1848, les textes les plus percutants, les gestes insurrectionnels comme l'émeute des tisserands silésiens en 1844 théorisée par tous les radicaux, montrent pourtant la classe ouvrière sous les traits d'un monstre qui, vidé de toute substance, ne pouvait que s'attaquer aux fondements du système. Ayant fait table rase de toute communauté ancienne, l'industrialisation ne laissait plus de place qu'à une communauté humaine. Engels dit des ouvriers irlandais qu'avec quelques centaines de gaillards de leur trempe on pourrait révolutionner l'Europe. Balzac lui fait écho à sa façon en parlant en 1844 de « ces modernes barbares qu'un nouveau Spartacus, moitié Marat, moitié Calvin, mènerait à l'assaut de l'ignoble Bourgeoisie à qui le pouvoir est échu ». Il n'empêche que le vide social créé par le capital se remplit de lui-même. C'est à peine si en 1848-1850, les communistes -- Marx et Engels y compris -- mettent en avant le communisme, même comme programme lointain.
Dans ses actions les plus violentes, le prolétariat n'a pas agi en communiste. L'insurrection lyonnaise de 1831, qui met à jour la question ouvrière, n'est que l'auto-organisation du salariat en tant que tel, la structure hiérarchique du travail se transposant en communauté militaire. En juin 1848, c'est le quartier ouvrier qui prend les armes sans sortir de l'espace salarial. Autant de mouvements défensifs où les prolétaires se font tuer sur place sans s'en prendre à leur condition. En Angleterre, les émeutes de 1842 et de 1848 sont les plus violentes jusqu'à celles de Brixton en 1982. Mais le chartisme détourne les énergies sur la revendication du suffrage universel. La foule immense réunie le 10 avril 1848 à Kennington Common, au Sud de Londres, ne franchit pas le pas vers...
En 1847, Marx écrit : « Les conditions économiques avaient transforme la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une masse vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte... cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe. » (Misère de la philosophie, dans Oeuvres, Gallimard, I, 1963, pp. 134-135) Mais contrairement à la théorie, le prolétariat n'a pas agi pour lui-même. Les réalisations des révolutions -- démocratiques -- de 1848-50 restent en deçà des espoirs de la veille.
La vingtaine d'années qui a précédé fut toutefois essentielle dans la formation du mouvement communiste, et pas seulement théorique : la théorie n'aurait pas approché le communisme comme elle l'a fait sans un mouvement pratique. Pour ne citer qu'un exemple, a suffit de comparer les formes d'organisation d'avant et d'après 48. Les syndicats qui apparaissent après 48 sont une régression par rapport aux premières associations ouvrières, qui avaient tenté de réunir des professions et qualifications différentes -- union de métiers et non unions de métier comme plus tard. Ces associations combinaient aspiration utopique, revendication sociale, réforme politique. Le mouvement communiste a grandi sur un terrain globalement réformiste mais où la question communiste était posée. Fondée en 1864, l'Association Internationale des Travailleurs sera au contraire et avant tout une organisation du travail.

 

Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage