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le roman de nos origines
naissance du communisme moderne

 

Mil neuf cent dix-sept et après
« Quant à moi, je vois une démonstration suffisante de la nécessité de la révolution communiste dans les secousses sociales de l'entre-deux-guerres. En fait, c'est la plus suffisante des démonstrations... L'immonde situation internationale, sans cesse aggravée, abonde dans le même sens. (G. Munis, Parti-Etat. Stalinisme. Révolution, Spartacus, 1975, p. 84)
L'ampleur, la profondeur du second grand assaut prolétarien s'expliquent particulièrement par ce que les prolétaires avaient subi et fait avant -- ils durent se dresser contre ce qu'ils avaient largement contribué à créer. La défense de la force de travail, assurée par le mouvement ouvrier jusqu'à la guerre de 14, ne pouvait à elle seule ni préparer la révolution, ni même unir les ouvriers. Jamais les syndicats n'intégrèrent les chômeurs. Ces derniers menèrent des luttes spécifiques (grandes marches de la faim aux Etats-Unis après 1929) mais pour leurs objectifs propres : l'obtention de travail. Pendant ce temps, les prolétaires occupes demandaient, eux, le maintien et l'amélioration de leur travail. Sur cette base, la simple défense du travail, il n'y avait pas de solidarité possible. Le réveil de 1914 fut donc douloureux -- le prolétariat découvrait non seulement que « ses » organisations étaient plutôt celles du capitalisme, mais que « la classe » ne s'unirait que pour l'action radicale et dans la violence.
Le cynisme d'un J. Gould, industriel et milliardaire américain, déclarant en 1886 : « J'ai les moyens d'engager la moitié de la classe ouvrière pour tuer l'autre moitié » (cité dans F. Browning et J. Gerassi, Le Crime à l'américaine, Fayard, 1981, p. 183), exprime bien le mépris du capital pour l'homme. Mais la plupart du temps, les capitalistes n'ont pas même besoin d'acheter des exploités pour les jeter contre d'autres. La violence des contradictions économiques et politiques suffit à organiser les uns contre les autres. Toute « défense de l'emploi », de celle que réclamait l'A.I.T., à la xénophobie déguisée qu'entretiennent les syndicats aujourd'hui, aboutit à protéger des salariés contre d'autres.
La phrase de Gould résume son époque -- la stratégie patronale au XIXe - siècle consiste en effet à baisser les salaires et à allonger la journée de travail, tout en s'opposant par la force aux tentatives d'organisation ouvrière. Elle ne s'appliquera pas à la période qui s'ouvre en 1914-18. Mais en 1909, Lozinsky publie encore un bilan assez pessimiste de la situation du capital et de h classe ouvrière, pays par pays. Pour lui, la croissance n'a pas amélioré mais parfois aggravé la condition ouvrière. La démocratie est une arme capitaliste. Leurs organisations renforcent la soumission des ouvriers au capital. L'usine, organisatrice des ouvriers, ne les unit que dans la servitude. Le développement capitaliste n'a pas renforcé le mouvement communiste.
« Alors se multiplièrent les ingénieurs, les comptables, les techniciens [...] Car on ne peut laisser l'ancien sauvage auprès des machines, il pourrait les briser. Non, il faut que les ouvriers soient instruits et bien dressés [...] C'est pourquoi se multiplient également les professeurs et les écrivains, ces dresseurs spécialisés [...] L'État démocratique signifie que le savant prend la place de la police. C'est pour cela que se multiplient les responsables sociaux : les députés, les politiciens, les agronomes, les statisticiens, les correspondants de journaux, les avocats, etc. (J.Makhaïski, 1908, Le socialisme des intellectuels, Le Seuil, 1979, p. 198)
Dans la vie sociale et l'évolution des organisations, ce qui compte c'est leur fonction, non leur doctrine initiale. Or qu'il tire ses origines de l'anarchisme ou du socialisme, le syndicalisme se présente avant tout comme une réaction impuissante contre le réformisme, et finit par donner dans la collaboration de classe. Trop déçus, d'anciens révolutionnaires versent dans l'élitisme. Ainsi, Georges Darien, dont un des personnages n'aperçoit plus qu'une « tourbe sale » entre « une poignée de réfractaires désespérés » et « l'Aristocratie de l'argent » (Les Pharisiens, 1891, UGE, 1979, pp. 125-126).
« ... il y a beau jour qu'ils se sont fondus l'un dans l'autre, le prolétariat et la bourgeoisie, et qu'ils marchent la main dans la main, malgré leurs dénégations. A force de se faire des mamours, ils devaient finir par lancer, par-dessus le fosse bourbeux qui les séparait, le socialisme d'État, ce pont d'Avignon sur lequel le prolétaire aux mains calleuses danse une carmagnole réglée par Prud'homme avec la petite industrie et le petit commerce... » (Id., pp. 124-125)
Après 1917, au contraire, c'est bel et bien le mouvement communiste en tant que tel qui reparaît en Russie, en Allemagne et ailleurs. Pourtant, jamais il ne sera l'âme -- c'est-à-dire le but pratique -- de l'agitation sociale qui, pour l'essentiel, demeure dans la foulée démocratique. Il surgit, mais seulement comme programme.
« Pourquoi aurions-nous besoin d'argent, tout Pétrograd est aux mains des ouvriers; tous les appartements, tous les magasins, toutes les usines et les fabriques, les tissages, les magasins d'alimentation, tout est aux mains des organisations sociales. La classe ouvrière n'a pas besoin d'argent », proclame Bleikhman, ouvrier anarchiste russe, en 1917.
Mais les prolétaires ne prennent pas, les mesures communisatrices qui rendraient inutile l'échange marchand. Le mouvement des conseils qui apparaît en 1917 vise à récupérer la maîtrise de l'activité productrice. En Russie, c'est une réaction devant l'impuissance de la bourgeoisie. Aux Etats-Unis et en Allemagne, c'est une réaction devant la montée de l'Organisation Scientifique du Travail. La défaite de 1919 est celle des ouvriers qualifiés de la métallurgie berlinoise, qui formaient le coeur de l'U.S.P.D. Lors des soulèvements d'Allemagne centrale, en 1921, les ouvriers qui occupent le devant de la scène sont des O.S., comme à Leuna, où B.A.S.F. avait créé en 1916 un entreprise chimique moderne avec une main-d'oeuvre déqualifiée encadrée par des travailleurs qualifiés venus d'autres régions. Les ouvriers, de Leuna et d'ailleurs, résisteront longtemps aux divisions en leur sein et à la répression. Mais leur organisation armée, c'est le prolétariat en arme -- un prolétariat qui n'entreprend pas de se détruire comme prolétariat.
Au XIXe siècle, loin de susciter « l'union de plus en plus étendue des travailleurs » (Manifeste, I), la lutte revendicative avait divisé les prolétaires selon les lignes de partage de la division du travail. A partir de 14-18, accentuant une tendance qui se dessinait déjà dans le syndicalisme industriel, la communauté de lutte passe du syndicat de métier au conseil d'usine, où. le travail collectif, décomposé et recomposé par le capital, tente de retrouver son existence commune perdue.
Néanmoins, contrairement aux « communistes » non révolutionnaires comme Fourier, le prolétariat de 1917 ne cherche plus à agir en marge de l'État ni à l'aménager. Dès le début du siècle et surtout à partir de 1914-18, le mouvement se donne explicitement pour but non plus la conquête mais la destruction de l'État. Dans la pratique, il suffit de comparer le suicide collectif des ouvriers des vieux quartiers parisiens en 1848 à l'offensive de l'Armée rouge de la Ruhr en 1920 -- même si cette dernière s'arrête ensuite, dévorée de l'intérieur par la démocratie. Dans la théorie, on opposera les déclarations ambiguës de Marx (et celles dépourvues d'ambiguïté d'Engels) sur la possibilité d'une transition pacifique vers le socialisme, aux thèses des organisations communistes d'après 1917.
Mais que signifie l'exigence de la démolition de l'appareil d'État si elle se borne à cela ? Si le mouvement prolétarien se contente d'occuper le centre des capitales (Berlin, en janvier 1919) ou d'affronter l'armée, il court à la défaite. Quant l'État est trop faible, comme en Russie, les prolétaires peuvent même le renverser. Mais c'est pour prendre sa place et laisser l'« État ouvrier » gérer le salariat, c'est-à-dire le capitalisme. Le prolétariat fait la critique en actes de l'État mais non du capital en tant que rapport social historique. En Russie, en Allemagne, il s'agira presque toujours d'une réorganisation du travail, d'une réformation du monde économique, non d'une communisation. Le mouvement communiste s'est enlise sur le terrain du pouvoir.
Quand les ouvriers italiens occupent les usines en septembre 1920, à Turin notamment, le gouvernement laisse pourrir la grève. Les prolétaires ne prennent pas l'initiative. L'État a même l'habileté d'accepter le « contrôle ouvrier ». Le prolétariat, une fois constitué en force sociale, n'a rien d'autre à organiser que sa suppression. Sa constitution doit coïncider avec son auto-suppression par propagation d'ondes de communisation de plus en plus larges, contaminant toutes les activités et toutes les couches. Faute de ce processus, qu'il ne déclenche pas après 1917, le « prolétariat organisé », et même « en armes », est contraint de s'effacer devant la pesanteur des relations capitalistes qui ne tardent pas à revenir occuper tout le terrain.
En 1917-21, le langage du mouvement social reste la politique. De même que les millénaristes croyaient réaliser un principe divin, les ouvriers extrémistes agissent ici comme s'ils réalisaient un nouveau principe de pouvoir fondé sur l'auto-organisation ouvrière. Ils croient ainsi accomplir un progrès par rapport a la bureaucratie des partis et des syndicats mais ne définissent pas le communisme. Politique et non plus religieux, le mouvement se sécularise mais agit encore à partir d'autre chose que lui-même.
Soulevée par la révolution russe, la vague revendicative et révolutionnaire (les deux se conjuguant et semant la confusion dans tous les esprits) va se répercuter de continent en continent pendant vingt ans. Partout la bourgeoisie finira par reprendre ce qu'elle avait dû céder. C'est en vain que les mineurs anglais et gallois mènent des grèves de plusieurs semaines, voire de six mois, pour s'opposer aux baisses de salaires. Aux Etats-Unis, vers 1919, les I.W.W. passent de 40 000 à 100 000 membres, juste avant de disparaître. La France vote la loi sur la journée de huit heures mais révoque 18 000 cheminots en 1920 -- c'est l'un des plus graves échecs des ouvriers français. Partie de Russie et d'Europe centrale l'onde se propage jusqu'en Chine (1926) et aux Etats-Unis. Se battant contre un capital en pleine modernisation, les ouvriers américains aboutissent à la constitution... d'une centrale syndicale. Mais la force et l'ambivalence de leur action se vérifie au fait que le C.I.O. a du mal à les discipliner. En 1937, juste après l'accord entre la United Automobile Workers et la General Motors, éclatent des grèves sur le tas qui sont à la fois anti et pro-syndicales. En échange de leur reconnaissance, les syndicats avaient en effet accepté de ne pas soutenir les grèves sauvages, dites non-officielles. Contre cette entente patron-syndicat, les ouvriers occupent les usines et, comme par exemple à Flint, dans le Michigan, utilisent des méthodes non-bureaucratiques qui témoignent d'un haut degré d'organisation mais n'en continuent pas moins de soutenir le syndicat.
Il faudra la guerre pour mettre de l'ordre dans la classe ouvrière américaine : après l'entrée en guerre` de l'Allemagne contre l'URSS, le PC, qui contrôle plus ou moins directement un tiers des adhérents du C.I.O., approuve la clause anti-grève signée par les syndicats. L'affrontement de mai 1937 entre les ouvriers de Barcelone et l'État républicain espagnol marque le dernier rebondissement de la vague de 17. Là encore, on peut mesurer la contradiction de la pratique prolétarienne au fait que la majorité des insurgés appartiennent à la CNT et au POUM, qui font tout pour les arrêter et y parviennent. « Un cycle historique était boucle avec la destruction de la révolution espagnole : celui de la première offensive internationale du proletariat contre le capitalisme », (Munis, op. cit., p. 67) Une fois de plus, le prolétariat n'a pas agi comme « classe pour elle-même ».
Malgré une expansion capitaliste planétaire, le prolétariat n'a su empêcher ni le décalage -- fatal -- dans le temps entre les divers soulèvements nationaux, ni surtout le dévoiement démocratique. Il a reconnu ses ennemis -- qui s'étaient démasqués pour ce qu'ils sont, dès 1914. Il n'a pas fait ce qu'il fallait pour les détruire, s'en prenant à l'ennemi visible et non à ce qui fonde son pouvoir : les rapports salariaux et marchands. Bien que, contrairement au XIXe siècle, il ait parfois pris l'offensive, il a continué de mener une action politique. En somme, il a seulement posé « les exigences tactiques de la première étape des nouveaux mouvements : antiparlementarisme, antisyndicalisme et antifrontisme » (Mouvement capitaliste et révolution russe, Bruxelles, 1974) Dès lors, la gauche communiste, qui pendant des années va s'employer à comprendre ce qui s'est passe, s'illustrera surtout par ses refus : refus des syndicats, de l'État (même et surtout) démocratique, des fronts populaires, de l'U.R.S.S., des mouvements de libération nationale, de la Résistance, etc., et cela parce que le prolétariat n'intervient plus comme mouvement social. Cet effacement du communisme comme force historique n'est pas forcément plus grave que celui de la seconde moitié du XIXe siècle, il fut en tout cas plus frappant.

 

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