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le roman de nos origines
compréhension de la contre révolution et reprise révolutionnaire

 

L'Internationale Situationniste
L'invasion capitaliste de la totalité de la vie, accélérée par le cycle de prospérité amorcé depuis 1950'avait produit sa critique libérale : ouvrages de Vance Packard sur l'obsolescence planifiée, de Riesman sur la « foule solitaire », d'Henri Lefebvre sur la vie quotidienne, etc. Les pays industriels plus tardivement marchandisés, comme la France, ont longtemps entretenu une réaction de repli frileux devant 1'« américanisme » (voir en particulier Le Monde). Vers 1960, au moment où une critique pratique des prolétaires coïncide avec une première inquiétude sur la limite et le sens de cette croissance, c'est l'ensemble du mode et même du style de vie capitaliste moderne qui est sur la sellette. Dans ce contexte, l'Internationale Situationniste (1957-1971), point de rencontre du Nouveau Monde, orgueilleux de sa modernité, et du Vieux Monde, ébranlé par la consommation de masse, l'I.S. qui réunissait en effet d'une part des Allemands, des Scandinaves, des Américains et d'autre part des Français et des Italiens, va apporter une contribution décisive a la critique de la colonisation marchande généralisée.
Effet de la prospérité des années 60, l'I.S. a pu entreprendre une critique du monde sans s'enfermer dans l'économie, la production, l'usine, les ouvriers, alors même que les ouvriers, comme chez FIAT en 1969, faisaient aussi de l'espace extra-travail (logement et transports) un point de départ de leur action. L'I.S. a renoué avec la critique de l'économie politique de la période précédant 1848.
C'est l'évolution historique qui force a voir que la vie salariale ne se déroule pas seulement sur le lieu de travail. L'ancien mouvement ouvrier, celui qui a disparu en tant que réseau social pour céder la place à des organes de négociation, étendait ses ramifications a tous les aspects de la vie du prolétaire. Partis et syndicats sont aujourd'hui des démarcheurs qui jouent le rôle de services sociaux et fonctionnent dans une large mesure comme des administrations étatiques.
L'I.S. a critiqué 1'« urbanisme », science et technique de la récréation de relations sociales là où l'on a arraché les racines des liens collectifs antérieurs. Le capital a détruit ville et campagne, produisant un espace bâtard, une ville sans centre. (En cela le capital a créé un espace à son image, celle d'une société qui n'a pas de centre, et dont le centre est partout.) Les nombreuses tentatives de villes modèles expérimentales (Pullman près de Chicago, à la fin du XIXe siècle) n'ont jamais empêché les problèmes sociaux ni les émeutes ouvrières. La cité ouvrière-patronale, comme le projet de Nicolas Ledoux à Arc-et-Senans à la fin du XVIIIe siècle, échoue parce que la vie du salarié ne peut avoir comme centre unique le lieu de travail. La ville moderne « normale » intègre mieux les ouvriers car il faut à l'ouvrier un cadre de vie capitaliste et non patronal. Ce cadre de vie maintient en effet une communauté même s'il s'agit pour une bonne part (mais pas entièrement, loin de là) d'une communauté marchande constituée par la télévision, le supermarché, avec la voiture comme moyen de liaison entre des lieux éclatés. Télévision, supermarché, voiture supposent toujours l'existence d'êtres humains pour la regarder, s'y rendre et la faire marcher plus ou moins ensemble.
Face à la ville moderne, l'I.S. a cherché un nouvel emploi de certains lieux. Elle a redonné vie à l'utopie, au positif comme au négatif de la vision utopique. Elle a d'abord cru possible d'expérimenter dès maintenant des façons de vivre nouvelles puis elle a fini par montrer que cette réappropriation des conditions d'existence ne supposait rien moins que la réappropriation collective de tous les aspects de la vie. Elle a redonné son sens à l'exigence de création de nouvelles relations sociales. Alors que la plupart des révolutionnaires débattaient du « pouvoir ouvrier », du « dépérissement de l'État », elle a posé la révolution non comme affaire politique mais comme changement de toute la vie. « Banalité », dira-t-on ? Mais banalité qui ne fut réintroduite dans le mouvement révolutionnaire que dans les années 60 et grâce, entre autres, à l'activité de l'I.S.
Produit à la fois de la gauche conseilliste (Guy Debord fut quelques mois membre de S. ou B.) et de son rejet, l'I.S. partit d'une critique du spectacle comme passivité, comme transformation de tout acte en contemplation, pour aboutir à l'affirmation du communisme comme activité.
Iconoclaste, libérée de la problématique de l'organisation ouvrière (dont n'étaient pas sortis des groupes comme Pouvoir Ouvrier ou ICO), l'I.S. secoua l'ultra-gauche. Mais sa théorie du spectacle la conduisit dans une impasse : celle du conseillisme. Expression des attaques contre la marchandise plus que d'un mouvement d'ensemble (absent) contre le capital, elle ne fit pas l'analyse de la totalité du processus capitaliste. Comme S. ou B., elle vit dans le capital une gestion privant les prolétaires de tout pouvoir sur leur vie, et en conclut à la nécessite de trouver un mécanisme permettant la participation de tous. A cela, elle ajouta l'opposition passif-actif. Le capitalisme étant conçu théoriquement comme spectacle plus que comme capital, elle crut trouver, pour briser la passivité, un moyen (la démocratie), un lieu (le conseil), une forme de vie (l'auto-gestion généralisée).
La notion de spectacle avala celle de capital et opéra un renversement de la réalité. L'I.S. oubliait en effet que « le trait dominant le plus significatif de toute division capitaliste du travail est la métamorphose du travailleur, du stade de producteur actif à celui de spectateur passif de son propre labeur ». (Root and Branch, Le nouveau mouvement ouvrier américain, Spartacus, 1978, p. 90). Le « spectacle » a sa racine dans les relations de production, de travail, dans ce qui est constitutif du capital. On peut comprendre le spectacle à partir du capitalisme, non l'inverse. Spectacle et contemplation passive sont l'effet d'un phénomène plus profond. C'est la satisfaction relative de « besoins » créés par le capital depuis 150 ans (pain, emploi, logement) qui suscite la passivité dans le comportement. La conception théorique du spectacle comme moteur ou comme essence de la société était idéaliste.
Ainsi, l'I.S., à la suite de la gauche allemande, reconnut la spontanéité révolutionnaire, mais sans indiquer la nature de cette activité spontanée. Elle glorifia les assemblées générales, les conseils ouvriers, au lieu d'indiquer le contenu de ce que ces formes devraient accomplir. Finalement, elle donna dans le même formalisme que cette ultra-gauche dont elle moquait le côté trop poussiéreux à ses yeux.
L'I.S. a montré les aspects religieux du militantisme, pratique séparée où l'individu agit pour une cause, en faisant abstraction de sa vie personnelle, en réprimant ses désirs et en se sacrifiant pour un objectif extérieur à lui-même. Sans même parler de la participation à des organisations politiques classiques (PC, extrême-gauche...), l'action révolutionnaire permanente tourne en effet parfois au militantisme : tout dévoué à un groupe, obnubilé par une certaine vision du monde, l'individu perd toute disponibilité pour des actes révolutionnaires le jour où ils deviennent possibles.
Mais ce refus du militantisme, au lieu de s'ancrer dans une pratique et une compréhension des rapports réels qui peuvent empêcher le développement du comportement de militant, participait plutôt chez l'I.S. de l'exigence d'une attitude radicale en tout. A la morale militante, elle en substituait une autre, la radicalité, aussi impraticable et aussi intenable.
Non contente de dénoncer le spectacle, l'I.S. entreprit de le retourner contre la société qui en vit. Le scandale universitaire de Strasbourg, annonçant mai 68, fut une réussite. Mais l'I.S. érigea le procédé en système et en abusa au point qu'il se retourna contre elle-même. La reprise des techniques publicitaires et scandaleuses vira bientôt à la contre-manipulation systématique. Il n'y a pas de publicité anti-publicitaire. Il n'y a pas de bon usage des médias pour faire passer des idées révolutionnaires.
Contre la fausse modestie militante, elle se mit elle-même en scène et grossit démesurément son impact sur la situation mondiale. Ses références répétées à Machiavel, Clausewitz et autres stratèges étaient plus qu'une coquetterie. L'I.S. était persuadée qu'une stratégie adéquate pouvait permettre à un groupe assez habile de manipuler les médias et d'influencer l'opinion publique dans un sens révolutionnaire. C'est bien la preuve de son enfermement dans la notion de spectacle et, en définitive, de son incompréhension, par idéalisme, du phénomène spectaculaire. Quand elle se présenta comme le centre du monde, comme l'agent de la maturation révolutionnaire, etc. on pensa d'abord qu'elle ironisait à son sujet. Quand elle en fit un leitmotiv, on finit par se demander si elle ne croyait pas elle-même les énormités qu'elle propageait sur son propre compte.
L'I.S. a fourni la meilleure approximation du communisme parmi les théories ayant eu une réelle diffusion sociale avant 1968. Mais elle est restée prisonnière des vieilles illusions conseillistes, auxquelles elle a ajouté ses propres illusions sur l'instauration d'un « savoir-vivre » révolutionnaire. Elle a créé une éthique où la jouissance tenait lieu d'activité humaine. En cela elle n'est pas sortie du cadre capitaliste de l'abondance permise par l'automation, se contentant de décrire la fin du travail comme un immense loisir passionnant.
La gauche italienne avait posé le communisme comme abolition du marché et rompu avec le culte des forces productives mais elle avait ignoré la formidable puissance subversive de mesures communistes concrètes. Bordiga repoussait la communisation aux lendemains de la prise du pouvoir. L'I.S. a montré dans la révolution une démarchandisation immédiate et progressive. Elle a vu le processus révolutionnaire dans les relations humaines. L'État, en effet, ne peut pas être détruit sur le plan militaire seulement. Médiation de la société, il doit aussi être anéanti par la sape des relations capitalistes qui le soutiennent.
L'I.S. a fini dans l'erreur symétrique te celle de Bordiga. Ce dernier avait réduit la révolution à l'application d'un programme. L'I.S. la limitera à un bouleversement des relations immédiates. Ni Bordiga ni l'I.S. n'ont perçu la totalité. Le premier conçut un tout, abstrait des relations réelles et des mesures pratiques, la seconde un tout sans unité ni détermination, une addition de points partiels s'étendant peu à peu. Incapables de dominer théoriquement la totalité du processus révolutionnaire, ils durent recourir tous les deux à un palliatif organisationnel : le parti chez l'un, les conseils chez l'autre.
Dans sa pratique, Bordiga dépersonnalisa le mouvement à l'excès, allant jusqu'à se nier lui-même et à s'effacer derrière un anonymat auto-mutilant qui permit toutes les manipulations du PCI (bordiguiste). Au contraire, l'I.S. affirma l'individu jusqu'à l'élitisme, allant jusqu'à se prendre pour le centre du monde.
Bien qu'elle eût à peu près totalement ignoré Bordiga, l'I.S. avait contribué comme lui a la synthèse révolutionnaire qui s'ébauchait vers 1968.

 

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