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le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années

 

L'après-mai
Après la fin de la grève, nous avons tous commis l'erreur d'escompter une clarification. C'était méconnaître la nature du mouvement, et oublier qu'en période révolutionnaire -- ou de secousse comme 1968 -- toutes les organisations et idéologies prospèrent, y compris les contre-révolutionnaires.
Le gauchisme, en particulier, est venu donner de faux buts révolutionnaires à une « répétition générale » qui n'avait pas existé. Or, l'après-mai ne pouvait être que contre-révolutionnaire, revendication d'une liberté en tous sens, y compris par rapport au mouvement révolutionnaire. L'explosion n'ayant pas modifié les structures fondamentales, son énergie se dispersa contre les institutions périmées, dans les moeurs, etc.
Prenant le relais du stalinisme, le gauchisme poussa à un terme extrême la dépossession capitaliste tout en présentant cela comme le remède à cette dépossession. L'homme capitalisé est privé de racines. Le gauchiste en remit dans la désidentification. Vivant dans un autre monde, le militant se projeta dans un autre lui-même, « aux côtés du prolétariat », « avec les pays socialistes » ou « avec le tiers-monde ». La crise du gauchisme, quelques années plus tard, déclencha le phénomène inverse : la quête d'identité. Chacun fut désormais à la « recherche » du groupe particulier où il trouverait ses racines « naturelles », (féminisme, régionalisme, identité homosexuelle, etc.).
Toutes les idéologies furent revitalisées, le léninisme comme l'anarchisme. On ne doit pas regretter leur déclin actuel. Cette foire aux illusions déboucha naturellement sur son autocritique : on passa du militantisme à la vie quotidienne. Si « l'individu est la forme d'existence bourgeoise par excellence, et l'égoïsme [...] l'essence [...] de la société actuelle [...] décomposée en atome » (Marx), la société bourgeoise a toujours aussi réuni ces atomes en groupes. La privatisation de la vie et la difficulté croissante d'avoir une activité collective non marchande entraînent une polarisation où l'on tend soit à se nier comme personne pour ne plus exister que dans un groupe, soit à refuser toute organisation pour ne plus vivre que comme individu. On pose la fausse alternative : l'homme est-il d'abord « lui-même » ou « social » ? L'activité est-elle menacée davantage par l'individualisme ou par le rackett de groupe ? L'idée que seule compte la vie intérieure, quotidienne, renverse sans la critiquer l'idée du militant qui doit intervenir sur l'extérieur, non sur soi.
Quotidiennisme et militantisme s'entretiennent comme un couple déchiré qui jamais ne se séparera. La critique morale du militant rate son but. Le militant n'est pas un « pauvre type », frustré d'affection. Le militantisme est l'illusion inévitable d'une activité possible dans un monde qui la rend presque impossible, un moyen mystifié d'échapper à la passivité dominante. On cherche pour agir un autre motif que sa propre condition, on sort de soi, on trouve un dynamisme dans des réalités ou des idées extérieures à sa vie propre : « le prolétariat », « la révolution » ou, plus moderne : « la radicalité », « le désir ».
On a tout critiqué après mai, sauf le ciment de ce tout, le tout lui-même. L'absence d'offensive au centre de gravité social obligeait les critiques tous azimuts à respecter chacune les bornes de sa propre production. Dans un cadre général différent, elles auraient produit tout autre chose; rien ne conduisant vers une révolution, elles ont reflué. Ces néo-réformismes sont différents de l'ancien : ce dernier avait un projet à l'échelle de la société (la réorganiser autour du travail constitué en force unifiée), les premiers renoncent à changer la société pour s'y aménager seulement un espace libre.
La « libération » de la femme, de la sexualité, des moeurs, etc. est une fragmentation. On sépare en soi une fonction des autres. Au lieu d'aller vers l'être total, multiple, on se découpe, on se comprend et on se défend tour à tour comme femme, comme consommateur, comme producteur, comme breton, etc., alors que les intérêts de ces catégories s'opposent les uns aux autres. On réussit ainsi le tour de force de créer en soi la division que le capital s'efforce d'entretenir au sein du prolétariat.
L'auto-organisation dans l'entreprise, en France, s'écroule après juin 1968, là où elle s'était instaurée. Le « mai rampant » italien fait surgir en 1969-70 des « conseils » dont le chef de la CGIL reconnaît qu'ils se sont transformés en institutions para-syndicales. Les conseils ne parviennent pas à se constituer en organisations de masse embrassant toute la vie sociale, et rassemblant, plus que les producteurs, toute la population laborieuse. Il n'y a plus de place pour un mouvement ouvrier à l'ancienne. L'espoir moderniste style CFDT d'une nouvelle classe ouvrière recomposant l'unité de travail et capable de le gérer se brise sur la réalité du besoin d'une couche peu qualifiée, nombreuse, malléable, toujours nécessaire au capital. L'autogestion ne sert qu'à faire croire qu'elle serait possible.
« En Italie, la situation évolue plus lentement mais finit par faire apparaître ses propres tendances

La première phase du mouvement dura de 1968 jusque dans l'hiver 1971. Elle fut caractérisée par des luttes ouvrières qui firent leur apparition en dehors de la sphère d'influence des syndicats et des organisations politiques. On vit alors se constituer en Italie l'équivalent des comités d'action ouvriers qui se manifestèrent en France durant le mois de mai avec cependant une différence essentielle : en France, les comités d'action furent très rapidement expulses de l'entreprise par la puissance des syndicats, ce qui les obligea en pratique a ne pas s'illusionner dans le cadre étroit de l'entreprise. Dans la mesure où la situation générale ne permettait pas d'aller plus loin, ces comités disparurent plus ou moins rapidement. En Italie, au contraire, dans un premier temps, des comités ouvriers purent s'organiser dans les entreprises elles-mêmes. (...) Il se forma alors une multitude de comités dans les entreprises, isolés les uns des autres, qui s'adonnèrent tous systématiquement a la remise en question des cadences de travail et accessoirement au sabotage.

(...) Quant à la lutte ouvrière, elle ne rencontrait pas de résistance. C'est ce qui la désarma. Elle ne put que s'adapter aux conditions de la société capitaliste. De leur cote, les syndicats (...) remodelèrent leurs organisations d'usine suivant le modèle de comités "autonomes" apparus dans les luttes récentes. »

Le Mouvement Communiste, nº 1, 1972 : « En quoi la perspective communiste réapparaît. »
« ... plus se développe l'importance des secteurs de recherche, de création et de surveillance, plus le travail humain se concentre dans la préparation et l'organisation de la production, plus s'accroît le sens de l'initiative et des responsabilités, en un mot, plus l'ouvrier moderne reconquiert, au niveau collectif, l'autonomie professionnelle qu'il avait perdue dans la phase de mécanisation du travail, plus les tendances aux revendications gestionnaires se développent. » (S. Mallet, La nouvelle classe ouvrière, 1963)
(Vingt ans après les thèses de Mallet, on constate que syndicalistes réformateurs et experts continuent de nous annoncer un nouveau travail industriel où l'ouvrier échapperait à son aliénation, cette fois grâce aux robots. Nous essayerons de consacrer un article à cette évolution.)
Avant même la reprise de Censier par la police (juillet 1968), les comités qui y siégeaient avaient fondé une Inter-Entreprises, qui continua à se réunir pendant plusieurs mois, rassemblant des délégués informels (non mandatés explicitement par leurs camarades) de minorités ouvrières extrémistes. Inter-Entreprises fut plus un lieu d'échange et de discussion qu'une coordination agissante. La VT, le GLAT et ICO participaient. Parallèlement, une tentative de collaboration entre la VT et le GLAT se solda par un échec complet. Les réunions et les débats réguliers d'Inter-Entreprises, s'ils débouchaient rarement sur une action collective des entreprises concernées, débalayaient le terrain dans les esprits, prolongeant les discussions entamées en mai et juin. Les gauchistes, eux, proposaient du « concret » : organiser des luttes... En même temps, le nom d'Inter-Entreprises en indiquait les limites (c'est-à-dire celles de mai 68) : ce n'était pas une organisation communiste, seulement la voie d'un passage à autre chose, qui ne s'annonçait pas pour l'immédiat.
La disparition d'Inter-Entreprises ne signifia bien sûr pas la fin de l'auto-organisation d'une minorité ouvrière, de ses heurts avec les appareils. Des Comités d'Action continuèrent d'associer des salariés contestataires et des éléments radicaux ou gauchistes. Une partie des travailleurs cessa peu à peu de participer à ces activités. Plusieurs dizaines de membres ou sympathisants du Comité Hachette d'Action Révolutionnaire, encore adhérents de la CGT, vinrent l'un après l'autre, lors d'une réunion syndicale, déposer leur carte sur la tribune. Quelques semaines après, la plupart adhéraient à la CFDT.
Un petit nombre d'éléments actifs dans les C.A. voulaient, eux, agir sur d'autres bases, révolutionnaires, et cherchaient lesquelles. La VT fut l'un des pôles autour duquel ils se retrouvèrent. Elle mit aussi en contact des gens d'un même pays (l'Italie) qui ne se connaissaient pas avant.
L'I.S. disparut progressivement. Avant 1968, elle avait été l'affirmation publique d'une révolution future. Après, elle affirma la venue de la révolution en 1968. La démocratie des conseils avait été le rêve de Mai. Au lieu d'y déceler les limites de Mai, l'I.S. y lut la preuve de la justesse du conseillisme. La théorie des conseils était adéquate aux grèves françaises et italiennes, inadéquate à un mouvement révolutionnaire qui dépasserait les limites de ces grèves. Pour accélérer les choses, l'I.S. appela à imaginer des scandales, des « Strasbourg » ouvriers. Elle se figea sur l'autogestion, devint le hérault de ce qui existait en le travestissant en révolution : Italie, Portugal. Incapable de dresser son propre bilan, elle y substitua la manie de juger les manquements à sa morale affichée et imposée : la radicalité. « Je tuerai tout le monde et puis je m'en irai », disait Ubu. Quand il eut jugé et condamné presque tout le monde, il ne resta plus à Debord qu'à éterniser La Société du spectacle en la mettant en images, puis à exalter dans son dernier film « In girum nocte... » une nostalgie que l'on trouvera touchante ou agaçante, et à cultiver une fois de plus sa différence. Pendant ce temps, le mouvement révolutionnaire est en train d'assimiler ce qu'il y a d'essentiel dans l'I.S., tandis que les simples disciples y puisent la justification d'un art de vivre qui se confond avec les autres formes de vie dites « alternatives » « C'est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment), celle par qui une dialectique rigoureuse en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n'avoir plus besoin de révolution. » (Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, Le Seuil, 1978, p. 25)
L'approfondissement théorique, chez une minorité faible mais liée à une fraction radicale ouvrière, elle-même peu capable d'action positive sur son lieu de travail, s'étendit non seulement à l'Italie et à l'Espagne mais à des pays capitalistes modernes (Scandinavie, Etats-Unis). On prenait conscience du franchissement d'une étape qualitativement nouvelle. La réévaluation de l'héritage de la gauche allemande et l'assimilation de ce qu'il y avait eu de meilleur dans la gauche italienne fut abordé publiquement en 1969 par la Vieille Taupe dans un texte sur 1' idéologie ultra-gauche, rédigé pour les réunions nationale et internationale d'ICO. Ce texte charnière fut important pour ceux qui s'y retrouvèrent, mais la tentative de débat avec les « conseillistes » (ICO, Mattick...) tourna court. Au même moment, le Parti Communiste International, carcan qui emprisonnait la gauche italienne, entra dans une crise qui aboutit deux ans plus tard à la scission des Scandinaves, sur la vision par la gauche allemande de la question syndicale.
Quoiqu'il n'ait pas été clairement indiqué, le point de convergence était la conviction que le prolétariat n'a pas à se poser d'abord en force sociale avant de changer le monde. Il n'y a donc pas d'organisation ouvrière à créer, à susciter, à espérer. Il n'y a pas de mode de production transitoire entre capitalisme et communisme. Il n'y a pas d'organisation prolétarienne autonome en dehors de ce que fait le prolétariat pour communiser le monde et lui avec. Il n'y a donc pas de problème d'extériorité ou d'intériorité des révolutionnaires par rapport au prolétariat.
Cette conviction suffisait à nous éloigner de groupes comme Révolution Internationale (fondé en 1968) qui, après une phase conseilliste, reprit une partie de l'héritage de la gauche italienne, de Bilan et d'Internationalisme (après 1945). Exemple de synthèse ratée, alliant le parti-pris conseilliste au fétichisme de l'organisation, le groupe sombra rapidement, sous le nom de Courant Communiste International, dans une vie de secte comparable à celle du PCI, toujours en concurrence avec les autres groupes.
Entre 1968 et 1972, la Vieille Taupe fut sans doute le point de contact et Invariance (animé par Camatte) le catalyseur théorique de cette convergence entre la France, l'Italie et la Scandinavie. C'est ainsi qu'en 1969, les numéros 6 et 7 d'Invariance 1re série) réinterprétaient un siècle de mouvement révolutionnaire en y intégrant la gauche allemande. Le rôle stimulateur d'Invariance n'éliminait toutefois pas son idéalisme originel, le prolétariat y étant conçu plus comme une entité historique que comme le produit de situations et rapports réels. Cette réappropriation du passé n'était pas oeuvre d'archivistes; des prolétaires y prenaient part au même titre que les autres. Pierre Guillaume put illustrer ainsi le fonctionnement de notre communauté d'alors : quand celui qui a sur d'autres l'avantage d'avoir lu un texte révolutionnaire du passé fait un exposé historique, s'il a été clair, ses auditeurs. en savent autant que lui : il n'est plus que « le dépositaire des détails ».

 

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