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le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années

 

Le Monde Diplomatique pirate
La mort de Baader et de ses camarades (1977) et les réactions qu'elle suscita, notamment dans la presse, donnèrent à deux ou trois d'entre nous l'idée de fabriquer un faux Monde Diplomatique. L'initiative regroupa pendant quelques jours des énergies momentanément isolées, et d'autres alors organisées ailleurs. L'essentiel fut rédigé et fabriqué par des personnes qui animent aujourd'hui la Banquise, avec l'aide de membres et amis de la Guerre sociale, et quelques autres. Une partie des textes fut reproduite en 1978 dans le nº 2 de la Guerre sociale.
C'était une réaction au renforcement spectaculaire de l'État en période de crise, qui révélait non seulement l'étendue de ses moyens policiers mais encore, rassemblait derrière lui la quasi-totalité des médias et des forces politiques et intellectuelles. Plus encore que sous les traits de l'État policier tant dénoncé, la contre-révolution apparaissait sous la forme du consensus organisé. En RFA comme ailleurs, le dispositif policier fonctionnait grâce au conformisme entretenu par l'inertie sociale et grâce aux détenteurs du monopole de la parole : intellectuels, journalistes, politiciens, professeurs, experts, etc., qui s'employaient à exacerber et à gérer une hystérie populaire qui n'avait sans doute pas eu de précédent en Europe depuis la dernière guerre mondiale. Les voix discordantes ne faisaient exception que pour en appeler à une « vraie » démocratie, comme si le consensus hystérique n'était pas justement un pur produit de la démocratie.
Cette inertie sociale est rendue possible non par la « passivité » des travailleurs, qui n'en continuent pas moins de mener des luttes, mais par le respect des limites nécessaires au fonctionnement normal du capital et de sa démocratie. Il est évident qu'un mouvement communiste actif aurait trouvé, à la place ou en plus de ce détournement d'un média, d'autres formes d'action, autrement offensives. Nous ne cherchions nullement à employer contre la presse ses propres armes. Face à la servilité journalistique qui s'étalait dans les médias, nous n'en appelions pas à un « véritable » journalisme moins respectueux des pouvoirs.
Nous avions choisi le Monde Diplomatique à la fois pour des raisons de commodité -- sa périodicité, et parce que le public de cet organe -- intellectuels libéraux et de gauche, était précisément celui que nous voulions en particulier attaquer. La technique du faux permettait à la fois de faire connaître nos positions (diffusion en librairie et de la main à la main) et d'attaquer les médias par un procédé analogue à celui du sabotage dans la sphère de la production.
Dépourvus de moyens d'attaquer effectivement l'État, par exemple par une manifestation ou tout autre acte plus virulent, nous intervenions dans le domaine des idées, et dans un milieu limité. Le faux Monde Diplomatique faisait ce que la presse est censée faire en période de crise et qu'elle ne fait évidemment pas : exercer l'esprit critique à un moment critique pour le pouvoir. Nous utilisions à cette fin l'ironie, le déguisement : arme puissante, mais arme de faible qui ne peut attaquer de front. Nous faisions ce que la démocratie ne faisait pas, mais contre elle.
Nous tirâmes à 2 000. Quelques centaines furent adressés à des journalistes, des personnalités, créant une certaine émotion dans les rangs ennemis. Nous savons de source sûre que les responsables du principal média visé (Le Monde) en furent passablement incommodés. Les autres exemplaires furent diffuses très vite en milieu contestataire. Contrairement à ce qu'imaginèrent, de bonne ou de mauvaise foi, les journalistes, la réalisation d'un tel faux, qui nous coûta en tout 4 500 francs d'alors, est à la porté de quiconque veut s'en donner les moyens. La force d'inertie sociale, le poids des idées reçues, et non les difficultés matérielles, sont les vrais freins à l'action sortant du cadre politique habituel.
Quelques lecteurs ou destinataires mirent un certain temps avant de s'apercevoir de la supercherie. Faut-il en conclure que les textes n'étaient pas clairs ? Cela prouve plutôt le caractère destructurant d'une telle action, qui secoue les cadres de pensée établis. Et au-delà ? L'ensemble du numéro n'avait rien d'une protestation démocratique, le communisme et la révolution y étaient. Mais la nature de cette activité contient sa limite.
La réalisation s'était faite dans une atmosphère agréable et efficace, mettant en contact des gens longtemps séparés, ou qui ne se connaissaient pas. Le réseau de contacts qui s'était tissé à la Vieille Taupe avait été réactivé. On se demanda que faire par la suite. Les semaines suivantes, des réunions n'aboutirent à rien. C'était une action ponctuelle bien menée, mais c'était tout. Nous avions vérifié que le travail mené dans et autour de la Vieille Taupe avait laissé des traces chez suffisamment de gens pour qu'ils pussent à l'occasion constituer une force d'action efficace. Mais il n'était pas question d'organiser cette réserve d'énergies. L'organisation est l'organisation des tâches et aucune autre tâche ne paraissait suffisamment urgente pour souder ces énergies. Pourtant l'une des phrases essentielles des textes du faux était la dernière : Maintenant, parlons d'autre chose.

 

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