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le roman de nos origines
histoire et petite histoire des quinze dernières années

 

Perspectives...
Le protectionnisme ne semble pas une issue possible à la crise, l'économie s'étant beaucoup trop internationalisée durant les trente dernières années. Le tiers-monde s'est superficiellement industrialisé mais profondément urbanisé. Il n'est pas rare que la moitié de la population des pays sous-développés habite dans les villes ou leur périphérie. La classe ouvrière y est plus organisée qu'on ne l'imagine. Près de 40% des travailleurs boliviens sont syndiqués. L'Union Marocaine du Travail comptait jusqu'à 20% de la population active en 1956. Mais les émeutes prolétariennes comme celle de 1971 en Egypte, écrasée par l'armée, se conjuguent rarement avec les mouvements du travail. Ainsi, durant les troubles de juin 1981 à Casablanca, l'initiative de l'action revint aux lycéens et aux chômeurs.
Toutes les formes d'action salariale s'internationalisent. L'usine thailandaise de jeans Hara a été occupée et remise en marche par les ouvriers. La zone franche de Batan, aux Philippines, a été secouée en 1982 par la grève d'ouvriers surexploités (chômage partiel, horaires démesurés, salaire correspondant littéralement à un minimum de survie). Au départ, une entreprise multinationale voulait forcer 200 ouvriers à travailler chacun sur 6 métiers à tisser au lieu de 4. 10 000 grévistes soutinrent les 200 rebelles. Un syndicat fondé en 1980, le KMU, participait au mouvement. La répression s'attira une réplique si massive que le mouvement n'était plus réprimable, à moins d'un massacre général, en tirant dans le tas comme sur la Léna dans la Russie tsariste du début du siècle.
La bourgeoisie renonça aux arrestations et aux licenciements mais les ouvriers ne gagnèrent pas non plus. Ils devront manier désormais chacun 5 métiers. L'avenir dira ce qu'il demeure dans l'expérience prolétarienne de cette grève, et ce que deviendra le KMU.
Après la grève, l'une des ripostes envisagées par les patrons de Batan fut l'automatisation. Après les grandes grèves d'OS et les actions des Turcs dans l'usine et dans la rue, dans les années 70, le capital allemand a répliqué par des expulsions et la modernisation. BMW a poussé la robotisation très loin. Volkswagen est en RFA le premier constructeur et utilisateur de robots. La tendance est à une diminution du rôle des OS, peut-être à leur effacement comme couche à l'avant-garde des prolétaires.
Personne ne connaît les formes vers lesquelles peut évoluer le capitalisme, qui a revêtu dans l'histoire les aspects les plus hybrides. Le « second servage ! » en Europe orientale (à partir du XVIIe siècle) n'était pas un retour au Moyen Age. Les propriétaires de ces nouveaux serfs n'étaient pas des capitalistes, puisqu'ils ne se préoccupaient pas de produire au moindre coût de travail. Mais ils faisaient partie d'un système marchand et capitaliste. Ils n'ont réussi qu'en étouffant à leur profit, dans leurs grandes unités, l'économie de marché déjà florissante. Ces monopoles étaient au service d'un système international indiscutablement capitaliste.
Aujourd'hui encore, le capitalisme, société de la valeur en mouvement, fait preuve d'une grande souplesse de forme et retrouve des structures anciennes.
« Dans les premières usines comme dans certaines usines aujourd'hui, ce travail en groupe, dans lequel les ouvriers qualifiés et manoeuvres sont attelés à la tâche commune, ne disparaît pas à tous les coups : le patron paie le revenu global de travail et les ouvriers l'organisent à leur guise (...). Une grande liberté pour une paie de misère. » (Les Temps Modernes, février 1981, pp. 1355-1356).
Dans la confection française, en 1970-75, on installe des chaînes à poste fixe. En 1975-76, on expérimente le « module », auto-organisation partielle avec rotation entre les postes. Après 1976, avec la crise, les normes augmentent, on met en place des groupes qui ont même la possibilité de s'organiser à l'extérieur de l'usine. On revient ainsi à une forme de tâcheronnat antérieure à l'OST. Les groupes sont mis en concurrence, ce qui transforme chacun en capital-travail autogéré, forme d'organisation qui ressemble à celle des 20 000 Turcs et Yougoslaves clandestins de la région parisienne.
Le développement du capital ne se traduit pas nécessairement par le développement des formes capitalistes les plus modernes. Le colonialisme a engendré des formes régressives; castes aux Indes, propriété privée empêchant la transformation de la rente foncière en capital, péonisation en Amérique Latine. Le capitalisme a réintroduit des variantes du servage ou de l'esclavage. Le travail libre s'est mêlé au travail forcé. En Italie, le travail à domicile progresse depuis une dizaine d'années. Il emploierait entre 1 et 2,5 millions de personnes, suivant les sources.
Hormis dans un avenir lointain (et encore), la société vers laquelle nous nous dirigeons ne sera pas entièrement robotisée et sans travail humain. Mais la proportion de travailleurs dans la population va peut-être considérablement diminuer, tandis que grossira la masse de chômeurs, recyclés, formés, etc.
Au lieu d'une improbable usine presse-bouton, on va vers des portions entières de l'entreprise robotisées, les autres restant semi ou peu automatisées. Dans une même opération, coexistent robots et OS moins nombreux. Pour souder un support-avant de moteur, au lieu de 4 soudeurs OS et 2 OS chargés de mettre et enlever les pièces, on a 4 robots soudeurs et les 2 OS alimentant toujours l'opération à effectuer. Dans la mécanique, on envisage de garder les manoeuvres (nettoyage...), d'automatiser là où sont les OS (chargement, manutention, assemblage surtout, usinage), et de garder les OP (rectification, ajustage). A Flins, dans les chaînes de soudure de carrosserie de R 18 automatisées en 1979, on a perdu 56 OS et gagné 24 emplois d'entretien, contrôle, retouchage. A Renault-Douai, la tendance est encore accentuée. Peugeot qui a déjà 300 robots installés prévoit d'en mettre 2 000 en service d'ici 1990.
Une étude universitaire de 1978 annonçait qu'en 1985, 20% de la main-d'oeuvre de l'assemblage automobile aux Etats-Unis serait remplacée par des Machines, Automatiques; en 1989, 20% de tous les emplois industriels américains seraient remodelés. Selon une autre prévision établie en 1979, l'automatisation supprimera en France 200 000 emplois d'ici 1985, y compris dans les bureaux (Conception Assistée par Ordinateur, Machine Automatique de lecture et traitement de texte, transfert électronique de fonds, machine à écrire à mémoire, télécopie). Selon cette même étude, 50 000 emplois seraient perdus en France à cause de la robotisation. La maîtrise aussi sera touchée par le « rétrécissement de la structure hiérarchique classique » (Le Quément, p. 191). La robotisation concerne déjà des ateliers dans l'automobile, les forges et fonderies, la production de gros engins, l'électro-ménager, l'aéronautique.
« Enfin, il est à craindre que les conditions de travail concernant la surveillance et la maintenance des Machines Automatiques de type robot industriel soient susceptibles d'entraîner des modifications de comportements dues à la monotonie de travail, à l'isolement consécutif à un certain éclatement des relations sociales et au poids des responsabilités qui découlent de l'importance du risque de panne et donc de blocage de la production.
La place stratégique que les travailleurs occupent et les risques d'appauvrissement des conditions de travail peuvent à terme engendrer de nouveaux conflits.
(...) Installé pour juguler des éléments de crise économique et sociale, ce système en engendre d'autres et laisse prévoir un avenir sombre pour les salariés non qualifiés, dépossédés de leur emploi (...) »
J. Le Quément, Les Robots, La Documentation Française, 1981, pp. 191 et 193.

« (...) La moitié des 5000 robots soviétiques produits de 1976 à 1980 sont restés inutilisés en raison du refus des directeurs d'usines d'arrêter leurs chaînes pour les y installer. »
Le Monde Diplomatique, décembre 1982, d'après un rapport du Gosplan.

La bourgeoisie et l'État des pays industrialisés voudraient compenser les effets de cette chute de l'emploi par une tertiarisation accrue (mais les services aussi seront atteints), et un rapatriement d'industries auparavant délocalisées dans le tiers monde afin d'y profiter de bas salaires et de conditions de travail plus favorables. Cette reindustrialisation des métropoles capitalistes, déjà amorcée aux Etats-Unis (construction électrique, appareillage électronique), est rendue possible puisque les robots sont moins chers et encore plus sûrs que la main-d'oeuvre exotique. Mais rien n'empêchera les multinationales d'implanter des robots dans le tiers monde si elles le jugent rentable.
C'est donc bien une profonde modification de la population active et de la vie sociale des vieux pays industrialisés qui s'amorce sous nos yeux. Il pourra y avoir changement dans le temps de travail. Nous avons dit dans l'article sur la Pologne qu'en France les 35 heures ne mobilisaient pas les salariés. Or il y eut un puissant mouvement pour les 35 heures dans la métallurgie allemande en 1978. Il reste l'exception dans un contexte global où les revendications intermédiaires sont planifiées par le capital (et les syndicats là où ils sont assez forts pour s'imposer dans la gestion capitaliste). On évoque avec optimisme la perspective d'une 4 Day Week (semaine de 4 jours de 8 h) aux Etats-Unis, avec participation salariale à la réorganisation du travail. Sur ce dernier point, au moins, il n'y a pas de progrès capitaliste : on reste où on en était en 1930 ou 1950. Il n'y a pour ainsi dire aucune participation ouvrière (sauf en période de conflit, où elle sert à dévier la lutte sur le plan auto- ou co-gestionnaire). Le salarié se méfie de ce droit à participer à la marche de l'entreprise : il continue à réclamer avant tout plus d'argent et moins de travail. Seul le délégué syndical s'escrime à déchiffrer la comptabilité qu'ont bien voulu lui présenter les patrons.
De toute façon, la semaine de 4 jours ne serait pas un « acquis prolétarien ». La journée de 10 h et la suppression du travail des enfants, conquises en Angleterre au XIXe siècle, servaient aussi le capital le plus moderne, introduisant des machines pour économiser du travail. La journée de 8 h obtenue après 1918 allait aussi dans le sens de la généralisation de la plus-value relative et de l'OST. La réduction en cours du travail serait une concession et une cohérence capitalistes, payées d'une main mise renforcée sur toute notre vie. La bourgeoisie française, elle, résiste, parce qu'elle se sait plus faible que ses rivales.
Au chômage apporté par la crise, s'ajoutera celui provoqué par la restructuration. La robotisation comporte de telles réserves de productivité que, même une demande et des débouchés accrus ne déclencheront pas une embauche correspondante. Cela n'empêchera pas de réduire l'horaire de travail de ceux qui ont un emploi, mais il n'y aura pas ou presque pas de partage du temps de travail socialement disponible. La CFDT gardera pour elle son utopie réformatrice.
Pour le moment, en attendant la réorganisation industrielle lente à se mettre en place, deux projets combinés visent à maîtriser la marge dangereuse qui rue dans les brancards. Le premier projet est dualiste. Il juxtapose un secteur moderne et un secteur plus traditionnel au « mode de vie plus convivial et plus classique » capable d'« amortir les coups » (rapport pour le VIIIe Plan français, sous Giscard). On multiplierait les institutions gérant les laissés pour compte de la croissance : jeunes, migrants, handicapés, vieux, enfants « à risque ». Ce projet suppose une économie ouverte, libérale, sacrifiant certaines couches pour les secourir ensuite.
Le second projet intègre les couches et groupes dangereux. Il accompagne une stratégie économique étatiste, plus protectionniste, avec participation des salariés à la marche de l'État par le truchement des syndicats et partis de gauche.
La première solution divise franchement la société entre ceux qui s'en sortent et les autres. La seconde prétend réconcilier tout le monde, du patron à l'immigré. Dans les deux cas, il faut gérer une forte minorité instable. Etat-gendarme et État-providence, Workfare State et Welfare State.
De même, face aux convulsions du tiers monde, les bourgeoisies des pays développes conduisent deux politiques qui s'entremêlent : industrialiser et aider ces pays en promouvant des classes dirigeantes modernes ou ne les industrialiser qu'à peine, au degré minimum nécessaire à l'expansion occidentale et japonaise, en consolidant les classes dirigeantes archaïques et compradores. La seconde tendance l'emporte parce qu'elle correspond mieux a la réalité. Elle répond plus aux intérêts du capital mondial, car la droite gère mieux le capitalisme. La première stratégie est celle de l'Internationale socialiste, employée avec succès dans le Portugal « révolutionnaire » en 1974-75, et reprise par le gouvernement français actuel, en particulier en Amérique centrale. Elle est moins applicable, car elle suppose que les sociétés peu industrialisées soient capables de maîtriser leurs contradictions et d'accéder à la démocratie. Or la démocratie implique un équilibre social qui n'existe nulle part dans le tiers monde. Le « dialogue Nord-Sud » et les droits de 1' homme, dans leur version libérale ou social-démocrate, resteront de l'idéologie destinée a résorber les tensions. Reagan massacre et Mitterrand déplore les massacres, ce qui est une façon de plus d'empêcher le sursaut qui mettra fin aux massacres.
Nous n'avons pas à étudier à la loupe les conflits sociaux. L'histoire passée et présente montre tout : la prodigieuse capacité du capital à digérer les contestations, comme celle du mouvement social (parfois communiste) d'en susciter toujours de nouvelles. Tout est en crise, et tout continue.
Partout, la force d'endiguement par excellence de la révolution, la médiation entre travail et capital, est ébranlée. Le Labour Party a du mal à conserver les voix ouvrières. Le SPD perd des adhérents et des électeurs ouvriers. Aux E.-U., les syndicats n'ont progressé que dans l'administration, ils sont faibles dans les services, dont la part augmente dans l'économie. (McDonald's a plus d'employés qu'US Steel.) L'AFL-CIO n'a pas r&eac·te;ussi à limiter les importations et perd du terrain au parti démocrate. Elle est mal implantée dans les nouvelles zones de développement, le sud et le sud-ouest.
Le retour du PCF au gouvernement n'émeut personne, ni en France, ni ailleurs. Les étatsuniens n'ont pas lancé de campagne de presse mondiale contre le « danger communiste » en France. L'opinion conservatrice joue à se faire peur mais elle se force et personne n'a« end sérieusement un changement profond de la venue de la gauche au pouvoir. Les militants eux-mêmes y voient surtout un tremplin pour faire quelque chose plus tard puisque pour eux tout se ramène toujours à créer les bases du vrai changement sans cesse en préparation pour demain matin. L'enthousiasme de mai 81 n'infirme pas la perte de représentation de la gauche. Dans la démocratie moderne, tous les programmes se ressemblent, chaque parti vit par la représentation qu'il donne de lui-même. Si son programme cesse d'apparaître suffisamment différent des autres, il n'a plus de programme. La gauche a plus d'électeurs qu'en 1960, mais elle a autant de mal à présenter une image différente de celle de la droite. En 1981, les salariés n'ont pas voté pour les nationalisations, mais contre les effets de la crise.
La social-démocratie et les PC vivent de la force vitale que leur donnent les prolétaires et qu'ils leur retirent. La CFDT incarne le réformisme lucide et impossible au milieu de cette gauche vampirique et exsangue -- politiquement, car sur le plan directement social la gauche aussi se nourrit des luttes limitées des travailleurs. La CGT est à court terme plus conservatrice que sa rivale, elle représente mieux le travail industriel, aux dépens même de l'ensemble du capital. La CFDT, elle, pose le problème du capital total. Elle n'est pourtant pas la centrale des techniciens et du tertiaire : sa principale fédération est celle de la métallurgie. Elle cherche les moyens d'assurer les conditions normales du salariat en France, tout en préservant la stabilité mondiale. D'où ses interventions dans le tiers monde et a l'Est. Le PCF et la CGT, n'ont d'intérêt à long terme que dans une conquête de l'État et dans une union avec le capitalisme d'État oriental. Ce qui n'est plus le cas du PC italien.
Le déclin de la CGT aux élections professionnelles et surtout le relâchement de son emprise sur l'activité contestaire des ouvriers, ne l'empêchent pas de tenir bon. L'usure générale des forces et des solutions de la gauche, accélérée ou non par sa présence au gouvernement, est un phénomène profond, dont on mesurera toute l'ampleur lorsqu'il s'étalera à la surface. L'effritement interne réserve des surprises. Ses effets seront bien plus violents qu'en 1968. On ne peut évaluer la portée d'un mouvement futur à la lumière des phénomènes visibles actuellement.
Les fondements de toutes les institutions sont minées. Il demeure toutefois ce qui n'est pas une institution, bien qu'ayant aussi une existence formelle : la démocratie. Grâce à elle, la minorité dirigeante à la tête de tous les appareils anti-révolutionnaires (armée, police, patronat, syndicats, partis, etc.) tentera de jouer sur l'inertie de la majorité silencieuse contre la minorité souvent réduite au silence aujourd'hui.
La démocratie parlementaire, syndicale, etc., est déconsidérée. La démocratie comme mode de relations sociales ne l'est pas, parce qu'elle correspond à la société capitaliste. L'homme capitalisé entre en relation avec le monde par des besoins qu'il satisfait (sur le marché). La démocratie répond à un besoin, comme l'argent, et offre la même liberté illusoire. Le salarié est libre d'employer son salaire à acheter ce qu'il veut. La démocratie lui offre aussi un choix aussi limité que ce que lui offre un rayon de supermarché. Mais l'illusion du choix n'empêche ni la réalité du besoin, ni sa satisfaction discutable mais effective. Après tout, il y a bel et bien une différence entre Coca Cola et Pepsi Cola. Entre d'une part la liberté démocratique et la démocratie comme aspiration et d'autre part la liberté du travail et de l'échange et la dépense de l'argent comme plaisir, il existe une correspondance, une parenté structurelle qui ne relève pas de la psychologie, mais découle de la façon dont les hommes et les choses entrent en relation sous le capitalisme.
Aussi bien, le repli actuel de l'extrême-gauchisme, le manque d'intérêt pour la « révolution » l'élection de Reagan, le « retour au conformisme chez les jeunes », et autres phénomènes relevant d'une sphère secondaire et grossie par la mode -- ce n'est pas là ce qui nous tracasse. La situation peut se retourner très vite. Le problème est bien plutôt dans la tendance séculaire du prolétariat à se soulever sans constituer autrement qu'à l'état d'embryon « le mouvement qui abolit les conditions d'existence ». Il apparaîtra peut-être que c'était la une fausse question à poser autrement. Le minimum aujourd'hui est de ne pas l'éluder, car elle retombera sur la tête de ceux qui ne se la posent pas.
Le laminage auquel est soumise la minorité à ambition révolutionnaire n'a rien d'exceptionnel. Après 1914-18, elle a dû faire la découverte de ce que la totalité du mouvement ouvrier servait le capital, y compris les organisations « communistes » de l'IC. Le passage de la révolution russe à la contre-révolution et la liquidation de toute perspective révolutionnaire par le stalinisme furent aussi difficiles à avaler. Après avoir dénoncé la toute puissance du mouvement ouvrier, on le vit s'effondrer dans le pays où il était le plus fort, cédant sans résistance devant un mouvement ouvertement réactionnaire qui avait su se donner une base populaire.
La capacité du capital à faire la guerre de 1939-45 sans rencontrer de résistance ouvrière, et la réussite de la reconstruction qui se fit sans trop de remous furent encore une mauvaise surprise. Une autre réalité paraît aujourd'hui aussi dure à avaler : la non constitution d'un mouvement organisé et en tout cas cohérent, et l'absence même de liens durables comme on aurait pu croire qu'il s'en tisserait après 68. Cette absence d'un embryon de mouvement cohérent est d'autant plus difficile à saisir qu'on constate un saut qualitatif dans la saisie théorique du communisme et de la révolution.
Entre les groupes de révolutionnaires organisés et les noyaux de prolétaires radicaux, peu nombreux mais capables d'intervenir dans leur milieu, il n'existe pratiquement pas de relations durables. Depuis 1972 environ, les groupes de révolutionnaires sont surtout des éditeurs. Presque toute leur action consiste à diffuser de la théorie, qu'elle passe par un tract ou par une revue. Les communistes n'ont pas à soutenir une action sociale. Ils en font partie et la renforcent ou bien les circonstances les en tiennent éloignés. Le soutien poserait une fois encore les révolutionnaires comme « extérieurs » à un milieu ou ils devraient « pénétrer ». Mais faire de la théorie est actuellement une activité plus coupée de la vie sociale qu'en 1968-72, parce que cette vie sociale est elle-même encore plus séparée, compartimentée, coupée de ses propres racines.
Les prolétaires, et en particulier les prolétaires ouvriers, n'ont perdu ni leur importance numérique, ni leur rôle central dans l'action révolutionnaire. Même dans les pays développés, le salariat ne s'incarnera jamais uniquement dans le tertiaire (de même que tous les ouvriers ne sont pas devenus OS). Qui est au coeur de la société ? Les ouvriers d'usine, mais aussi ceux des communications, des compagnies de distribution d'électricité (EDF en France) et d'eau, les employés des hôpitaux, etc. Qu'ils s'arrêtent et tout s'arrête. Ils peuvent bloquer la société et la faire éclater de l'intérieur.
Au point d'arrivée des quinze années de cette histoire qui est aussi la nôtre se présente une situation bien différente de celle de 1968. Une mutation ne parvient pas à se faire. Une société qui repose encore sur, le travail salarié est contrainte de le modifier et d'exclure une partie des travailleurs. Toute la question est de savoir si l'intervention du prolétariat dans cette mutation sera l'occasion d'un assaut révolutionnaire.
La force du capital est telle que certains en sont venus à ne voir dans sa société, donc aussi chez les prolétaires, que du capitalisme, et à relire toute l'histoire des 150 dernières années y compris les assauts prolétariens comme une série de mutations capitalistes. Ceux-là ne font que prendre le contre-pied d'une manie fréquente à l'extrême-gauche qui interprète tout comme une étape vers la révolution. Il n'y a pas de sujet unique de l'histoire. Ni le développement des forces productives, ni la quête de la communauté, ni le capital ni le prolétariat ne sont le moteur de l'évolution. Le mouvement historique n'est pas une suite d'adaptations du capital ou de luttes prolétariennes mais une totalité englobant le tout. La société capitaliste vit de la relation contradictoire capital-travail, elle peut aussi en mourir. L'un pousse l'autre a agir et réciproquement. Les crises sont le moment où l'unité est remise en cause, avant de se renforcer si la crise n'a pas d'issue communiste. La révolution est la solution de la contradiction. Mais penser à l'avance que la prochaine grande crise sociale sera résolue au profit du capital, c'est raisonner sur le modèle du capital, parler à sa place.
Ce qui nous laisse espérer et nous encourage à agir, c'est une réalité complexe dans laquelle, forcément, l'aspect capitaliste domine pour le moment. L'effritement des valeurs, la dévaluation des idéologies n'épargne rien. Le « refus du travail » est une réalité polyvalente, signe de quelque chose de neuf à la fois pour le capital et pour le communisme. Ce quelque chose de neuf concerne l'évolution du travail. La « nouvelle vague sociale » s'incarne dans les diverses variétés de détournement et de rejet du travail, mais aussi dans le travail clandestin, au noir, dans le partage des emplois, le double emploi, le travail à domicile, temporaire, sous-traité, etc. Tout cela est assez ancien mais se renouvelle dans la crise et la restructuration.
On « ne croit plus » au travail, mais cette désaffection spectaculairement affichée compte moins que le fait latent : la vieille critique de l'organisation du travail se mélange avec celle de son fondement. La première est le fait de prolétaires qui veulent récupérer leur travail et le travail salarié avec. La seconde sort du travail, le considère comme une prison pour l'homme. La première vise à réorganiser l'acte productif dont la logique échappe au prolétaire -- et qui, même réorganisée lui échappera encore. La seconde vise à détruire les entraves que cet acte productif représente pour l'activité humaine qu'il enferme. Laquelle de ces deux critiques l'emportera ?
L'affirmation positive du communisme ne consiste pas à remplacer la théorie par la vie. Des textes comme Un monde sans argent ou Pour un monde sans morale considèrent l'origine des problèmes posés à l'humanité par le capitalisme et montrent non seulement comment ils pourraient être résolus, mais quels bouleversements supposeraient et entraîneraient leur solution. Alors « le négatif inclut vraiment le positif » (Marx). Jusqu'ici le positif restait abstrait, se construisait ailleurs (utopie). L'urgence pratique, apparue une première fois au début du XIXe siècle, resurgit. D'ores et déjà certaines formules sonnent faux. Parler de « dictature du prolétariat » ou même d'« abolition du salariat » sans se référer au processus de la révolution communiste, c'est manier des slogans, copier le gauchisme.
Elargir l'horizon théorique, ce serait tenter une critique unitaire, non privilégier le passé aux dépens du présent, l'Orient aux dépens de l'Occident. L'arc historique du capitalisme industriel, caractérise par l'émergence du mouvement ouvrier classique puis sa disparition (soit de 1789 ou 1848 jusqu'à nos jours) recouvre une réalité humaine trop restreinte pour nous permettre à elle seule de saisir non seulement ce qu'est la révolution communiste, mais même ce qui s'est passé depuis 1789 ou 1848. Nul besoin de se plonger dans le zen pour reconnaître que la théorie révolutionnaire est restée trop européo-centriste et trop liée à la période 1848-1914.
La critique unitaire concerne le temps comme l'espace. Le mouvement ouvrier traditionnel avait besoin de héros, il traitait le passé sur le mode mythique : les fondateurs (Marx ou Bakounine), les barricades, le mur des fédérés, le martyrologe... Le mouvement révolutionnaire après 1917 n'a guère pu ni voulu rompre avec cette mythologie. Il était trop faible pour ne tirer sa force imaginaire que de lui-même. Puis la gauche communiste et les libertaires ont maintenu la mythologie en croyant opposer les vrais moments révolutionnaires à la contre-révolution qui triomphait sous le masque du socialisme et du communisme. Enfin la reprise radicale depuis 1968 (en particulier dans l'I.S.) a eu largement tendance à contrer le stalinisme et le gauchisme à l'aide de mythes anti-bureaucratiques, sans doute inévitables dans un premier temps, mais qu'il faudra bien dépasser ensuite : 1871, Makhno, Barcelone en 1936, etc. Le regard porté généralement sur ces événements en fait une critique plus quantitative que qualitative, comme si les prolétaires n'auraient eu qu'à continuer tout droit au lieu de s'arrêter. En fait, le chemin lui-même était miné. La tentation de tout réinterpréter comme moment d'adaptation du capital se contente de prendre les légendes ultragauche à l'envers. Traitons le passé pour ce qu'il fut et non pour nous exalter a seule fin de combler illusoirement les lacunes présentes. L'un des signes de renaissance d'un mouvement communiste sera le dépérissement de toute mythologie, parce qu'il n'en aura plus besoin.

 

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