Les Manuels scolaires en France et la formation du citoyen
Alain Choppin
Cest dans la seconde moitié du XVIIIème siècle que se fait jour en France la nécessité de donner à la jeunesse une instruction civique. Dès 1752, larticle « citoyen » de lEncyclopédie, en distinguant avec soin le statut de citoyen de celui de sujet, implique une éducation spécifique. Les nombreux traités déducation publiés à la fin de lAncien Régime insistent sur la nécessité de préparer les citoyens à servir lEtat et certains cahiers de doléances rédigés au printemps 1789 présentent des revendications similaires : celui du Tiers de Riom demande ainsi « quon rédige et quon mette au nombre des livres classiques ceux qui contiendront les principes élémentaires de la morale et la constitution fondamentale du royaume ».
De 1792 à la fin du Directoire, tous les partis saccordent à reconnaître la nécessité dune instruction morale et civique ; aussi les assemblées révolutionnaires sefforcent-elles de traduire ces principes daction dans les faits en confiant à linstitution scolaire, cest-à-dire, désormais, à lÉcole de la République, la mission dassurer la formation des futurs citoyens. Cest le livre, garant de lorthodoxie des contenus, qui constitue alors le support essentiel de cette catéchèse civique : « La Convention charge son Comité dInstruction publique de lui présenter les livres élémentaires des connaissances absolument nécessaires pour former les citoyens et déclare que les premiers de ces livres seront les Droits de lhomme, la Constitution, le Tableau des actions héroïques et vertueuses ».
La Déclaration des Droits de lhomme et du citoyen fait ainsi lobjet déditions adaptées à la jeunesse, comme La Déclaration des Droits par demandes et par réponses, pour en faciliter lintelligence aux jeunes républicains dans les écoles primaires, surtout des campagnes, de Réat ou encore La Déclaration des Droits de lhomme et du citoyen mise en vers, de Darnal. Mis en chantier dès le début de lautomne 1793, le Tableau des actions héroïques et vertueuses auquel le décret du 11 frimaire an II (1er décembre 1793) confère un caractère officiel, est une publication périodique. Cinq numéros paraissent sous le titre de Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français entre décembre 1793 et juillet 1794 et sont distribués à plusieurs centaines de milliers dexemplaires.
En confiant la rédaction des livres élémentaires à des personnalités politiquement sures ou en organisant des concours dont ils prennent soin de désigner les membres du jury, les parlementaires témoignent de leur souci constant de contrôler étroitement la composition des livres élémentaires. Il sagit en effet de lutter contre les idées de lAncien Régime et de combattre la religion avec ses propres armes, comme en atteste le titre de nombreux ouvrages, tel le Catéchisme républicain, de La Chabeaussière ou les Epîtres et Evangiles du Républicain, de Henriquez, deux des manuels primés au concours organisé en lan II.
On est alors bien loin des objectifs assignés par Condorcet à la formation des citoyens au début de la Révolution : « lÉtat a le devoir de former les citoyens », sans pour autant « créer une sorte de religion politique et voler sa liberté ». Le but nest plus dinformer, mais de provoquer ladhésion : « la volonté de dispenser une éducation lemporte sur le désir de donner une instruction ». Est ainsi posée (et momentanément résolue) la question du rôle de lÉcole dans la formation du citoyen.
Lhistoire de lenseignement civique en France est celle dune oscillation entre deux objectifs difficilement conciliables : doit-il façonner des individus conformes aux normes sociales ou leur donner une information qui leur permette dexercer librement leur esprit critique dans la cité ? Le manuel, qui constitue la mise en uvre concrète des objectifs dapprentissage, fluctue nécessairement entre deux fonctions : véhiculer une idéologie, un système de valeurs ou bien exposer des connaissances objectives.
Mais la formation des citoyens ne constitue pas nécessairement une discipline scolaire spécifique, distincte, autonome : il nen est même plus question sous le Premier Empire et sous la Restauration qui réintroduisent les devoirs du sujet et exaltent son attachement au souverain et à sa famille ; puis, pendant un demi-siècle, de la loi Guizot du 28 juin 1833 qui organise, sous la Monarchie de juillet, lenseignement primaire à celle du 28 mars 1882 qui fonde lécole républicaine, les rares notions qui pourraient participer de la formation du citoyen se trouvent réparties, disséminées, diluées entre linstruction morale et religieuse et lhistoire, avec des objectifs souvent éloignés des idéaux de 1789. Une tentative est bien menée par Hippolyte Carnot, sous léphémère Seconde République, pour renouer avec lesprit de la Révolution et rétablir un enseignement spécifique, mais elle tourne rapidement court.
La renaissance dun enseignement civique à part entière se produit en 1882, avec lintroduction officielle de « linstruction morale et civique » dans les programmes de lenseignement primaire. La nouvelle discipline se substitue à linstruction morale et religieuse jusque-là dispensée dans les écoles publiques et elle occupe le premier rang dans la liste des matières denseignement, ce qui montre limportance que lui accordent les tenants de la laïcité. Le vote du texte définitif a demandé quatorze mois de discussions et de débats émaillés de fréquents incidents et retournements de situation.
Le manuel va jouer un rôle essentiel dans la stratégie républicaine : « Celui qui est maître du livre est maître de léducation », déclarait déjà Jules Ferry le 5 mai 1879 devant les membres de la Commission des livres classiques. Conformément aux conclusions dun rapport rédigé par le directeur de lenseignement primaire, Ferdinand Buisson, le ministre signe, le 16 juin 1880, un arrêté qui fait largement appel à linitiative des instituteurs pour ce qui est du choix de leurs outils de travail :
« Art. 1er : Il est dressé, chaque année et dans chaque département, une liste des livres reconnus propres à être mis en usage dans les écoles primaires publiques élémentaires et supérieures.
Art. 2 : A cet effet, instituteurs et institutrices titulaires de chaque canton munis du brevet, réunis en conférence spéciale, établissent, au plus tard dans la première quinzaine du mois de juillet, une liste des livres reconnus propres à être mis en usage dans les écoles primaires publiques.
Art. 3 : Toutes les listes ainsi dressées sont transmises à linspecteur dAcadémie. Une commission siégeant au chef-lieu du département et composée des inspecteurs primaires, du directeur et de la directrice des écoles normales et des maîtres-adjoints de ces établissements, réunis sous la présidence de linspecteur dAcadémie, révise les listes cantonales et arrête le catalogue pour le département. »
Dans une longue circulaire du 7 octobre suivant, Jules Ferry expose aux recteurs lesprit de la nouvelle réglementation : « vous inspirez, vous guidez linspection et lenseignement, vous prévenez les écarts, et finalement, sans avoir fait inscrire ni rayer dautorité aucun nom, vous parvenez peu à peu à faire abandonner volontairement par les intéressés les [ ] mauvais livres ». Il précise en outre que la révision des listes pourrait notamment avoir lieu « si des omissions graves ou systématiques paraissaient sêtre produites ». Ladministration centrale nimpose plus, mais elle continue à orienter, à conseiller, voire parfois à sanctionner.
En confiant aux enseignants le libre choix de leurs instruments de travail même sil sagit en réalité dun régime de liberté surveillée le ministère leur témoigne certes une réelle et récente considération, mais elle leur confère aussi des responsabilités nouvelles et les expose personnellement aux sollicitations comme aux critiques. Une « guerre des manuels » est ainsi provoquée par la mise à lIndex, le 15 décembre 1882, de plusieurs manuels dinstruction civique et morale en usage dans les écoles publiques, accusés davoir violé la neutralité religieuse garantie par la loi du 28 mars 1882. Après avoir un moment envisagé, devant lagitation qui suit, de soumettre les ouvrages de cette nature à la formalité dune autorisation spéciale, Jules Ferry met fin à la polémique en faisant parvenir à chaque enseignant une circulaire restée célèbre : « Ce qui importe, ce nest pas laction du livre, mais la vôtre. [ ] Le livre est fait pour vous et non vous pour le livre. [ ] Faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à faire adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les jeunes générations lenseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments. »
La nouvelle liberté accordée aux enseignants va de pair avec celle dont les éditeurs jouissent désormais pour publier leurs ouvrages : depuis 1875, ils ne sont plus soumis à lobligation de solliciter et dobtenir un agrément préalable de ladministration pour chacun des ouvrages quils destinent aux classes des établissements dinstruction publique. Aussi, dans les années 1870, le nombre des publications classiques saccroît-il de façon spectaculaire, passant, toutes disciplines et tous niveaux confondus, de 184 nouveaux titres en 1869 à 818 en 1881.
Lintroduction dans les programmes des écoles normales primaires (décret du 22 janvier 1881), puis des écoles primaires élémentaires (arrêté du 27 juillet 1882) dune discipline nouvelle, linstruction civique, sopère donc dans un contexte encore inédit, mais appelé à perdurer, qui allie la liberté de production, la liberté des choix et la liberté des usages.
Les programmes de 1882, repris sans changement dans le décret organique du 18 janvier 1887 prescrivent : au cours élémentaire, « des explications très familières, à propos de la lecture, des mots pouvant évoquer une idée nationale » ; au cours moyen, « des notions très sommaires sur lorganisation de la France », essentiellement sur le citoyen, ses obligations et ses droits, sur le fonctionnement de la commune, du département et de lEtat ; au cours supérieur, « des notions plus approfondies sur lorganisation politique, administrative
et judiciaire de la France », des « notions très élémentaires de droit pratique » et des « entretiens préparatoires à lintelligence des notions les plus élémentaires déconomie politique ».
Les dépouillements bibliographiques effectués dans le cadre du programme de recherche Emmanuelle révèlent quau moins 267 nouveaux manuels dinstruction civique destinés à lenseignement primaire élémentaire et/ou supérieur sont publiés entre 1880 et 1945, dont 200 avant la Première Guerre mondiale. La production des manuels dinstruction civique connaît, entre ces deux dates, une évolution sensiblement parallèle à celle de la production éditoriale scolaire dans son ensemble, mais elle est nettement plus contrastée : la forte charge symbolique de la discipline en fait, semble-t-il un marché particulièrement porteur et partant plus réactif aux moindres modifications de programme. Cest ainsi quen trois années, 1882, 1883 et 1884, soixante titres sont publiés à lusage des trois niveaux de lenseignement élémentaire. Puis la production chute brutalement en dessous de trois nouveautés en moyenne chaque année : le marché est alors, à lévidence, saturé. La production est relancée au début de la décennie suivante sous linfluence dau moins deux facteurs : lobligation faite aux élèves du cours supérieur dêtre muni dun manuel dinstruction morale et civique (décret du 29 janvier 1890), lintroduction parmi les épreuves du certificat détudes dune rédaction dont un des trois sujets porte sur linstruction morale ou civique (arrêté du 29 décembre 1891). Une vingtaine de manuels sont publiés en 1892-1893, mais le chiffre annuel des nouveautés reste compris ensuite entre trois et huit et ce jusquaux premières années du siècle.
Ce regain de lactivité éditoriale traduit aussi le changement dattitude que manifestent de nombreux enseignants vis-à-vis du patriotisme à la suite de la crise boulangiste (1885-1889). Lanalyse et la comparaison des listes de manuels établies dans chaque département conformément à la réglementation en vigueur confortent cette hypothèse : dabord le choix sest considérablement étoffé : le nombre des manuels cités passe de 91 en 1883 à 237 en 1909 ; ensuite, plusieurs « best-sellers » en usage en 1883 ont bien résisté en 1909, comme les Eléments déducation civique et morale, de Gabriel Compayré ou la Morale et enseignement civique, de Louis Liard, tous deux présents dans sept départements sur dix ou encore la Première année dinstruction civique, de Pierre Laloi, qui a même amélioré son score de plus de 10% en un quart de siècle. En revanche, les manuels nationalistes et revanchards qui étaient largement répandus dans les classes au début des années 1880 ne sont cités que très épisodiquement. Cette défiance du corps enseignant envers le patriotisme saccentue dans la dernière décennie du siècle, marquée par laffaire Dreyfus, la montée du syndicalisme, la critique des institutions et lémergence des idées internationalistes : « Dans lenseignement primaire, lhistoire, linstruction civique et létude de la langue française permettent de diffuser les idées pacifistes et antimilitaristes. » Cette évolution est également sensible dans le libellé même des titres : le mot patrie (ou lun de ses dérivés, patriote, patriotisme ou patriotique) se rencontre dans treize titres publiés pour la première fois avant 1894 ; on le trouve encore à deux reprises en 1895 et une fois en 1897 ; il disparaît totalement ensuite.
Les programmes de 1882 sappuyaient sur trois notions essentielles : le patriotisme, le civisme et la morale. Mais le reflux des convictions patriotiques profite davantage à léducation morale quà léducation civique : de nombreux auteurs insistent sur la difficulté pour les élèves les plus jeunes de comprendre la structure et le fonctionnement des institutions et celle pour les maîtres de tisser des liens avec dautres disciplines et de concevoir des pratiques pédagogiques appropriées. Linstruction morale une morale qui évacue lesprit critique et se borne à inculquer une somme de règles nécessaires à une société rurale, commerçante, épargnante et démocratique prend le pas sur linstruction civique : déjà le décret du 26 juillet 1909 place linstruction civique au deuxième rang (après la morale) des matières communes à toutes les sections des écoles primaires supérieures et des cours complémentaires ; larrêté du 23 février 1923 confirme cette évolution en repoussant linstruction civique au niveau du cours supérieur (11-13 ans) : elle comprend « des notions sur lorganisation politique, administrative et judiciaire de la France » et sur « le citoyen, ses droits, ses devoirs ». En 1938, la prolongation de la scolarité obligatoire de treize à quatorze ans pose la question des contenus denseignement qui seront dispensés pendant cette année supplémentaire. Les programmes du 23 mars 1938 prévoient deux heures hebdomadaires de morale et dinitiation à la vie civique dans les classes de fin détudes, mais avec une forte implication de lenseignement dans le pratique et le local : « La culture générale est la même pour tous les enfants de France. La culture pratique prend une couleur différente selon les milieux, rural ou urbain, industriel ou agricole et même selon les régions ». Cest lhistoire et notamment lhistoire contemporaine qui apparaît alors comme le support privilégié de lenseignement civique.
Cette diminution de la part effective accordée à linstruction civique dans les programmes officiels se traduit dans les chiffres de la production éditoriale : seuls 44 nouveaux ouvrages sont publiés dans lentre-deux guerres dont plus de la moitié entre 1921 et 1925.
Quelques mois après linvasion de la France par les troupes allemandes, larrêté du 23 novembre 1940 expose la conception que se fait le régime de Vichy de linstruction civique : « Les maîtres devront remettre en honneur les sentiments et les idées dont la disparition ou même le simple affaiblissement dans les esprits et dans les curs est à considérer comme dangereux pour lÉtat et pour la Patrie. Dans le même esprit, les notions dInstruction Civique sont simplifiées et réduites à lessentiel ». En conséquence, linstruction civique disparaît des programmes de toutes les classes de lécole élémentaire au profit dun enseignement moral recentré autour des notions de travail, de famille et de patrie. Elle est reléguée dans la seconde année des écoles primaires supérieures et sorganise autour de thèmes tels que : « Rôle et fonction de lÉtat. Conditions indispensables à son bon fonctionnement : ordre, autorité, justice. La hiérarchie et les élites. Pourquoi elles sont nécessaires à un État bien ordonné. Fidélité à lÉtat, à son Chef, à ses lois, aux autorités. » Quun seul manuel dinstruction morale et civique, celui de E. Primaire, publié pour la première fois en 1902, figure sur les listes successives de manuels interdits par les autorités de Vichy, listes qui contiennent en revanche plusieurs dizaines de titres de manuels dhistoire, confirme la désaffection dont cette discipline est lobjet à la fin de la Troisième République. Mais, compte tenu de létroitesse du marché et des difficultés dapprovisionnement en papier, une petite dizaine de nouveaux manuels seront composés sous lOccupation.
À la Libération, il apparaît nécessaire de renforcer la cohésion nationale et de rénover la démocratie. Inspirée des propositions du plan Langevin-Wallon conçu à Alger à la fin de la guerre, lorganisation de lenseignement moral et civique que met en place à partir de 1945 linspecteur général Louis François marque une rupture avec les périodes précédentes. Jusque-là seuls les élèves qui fréquentaient les établissements denseignement primaire recevaient dans un cadre scolaire une formation morale et civique ; les élèves des catégories sociales les plus aisées qui poursuivaient lensemble de leur cursus scolaire dans les lycées sen remettaient à leurs familles. Linstruction morale et civique est introduite dans le second degré, dabord dans le premier cycle (11 à 16 ans en moyenne), par les arrêtés des 26 et 27 juin 1945 et la circulaire du 27 juin 1945, puis dans le second cycle (16 à 19 ans en moyenne) par larrêté du 27 mars 1948 et la circulaire du 10 mai 1948. Parallèlement, les arrêtés des 17 octobre 1945, 24 juillet 1947, puis du 23 novembre 1956 refondent les programmes du premier degré. Pour la première fois est dispensé en France un enseignement moral et civique cohérent et progressif qui touche lensemble de la population scolaire. Compte tenu du contingentement du papier, il faut attendre juin 1948 pour voir reprendre la production : à partir de cette date, cest essentiellement en direction de lenseignement secondaire et, à partir des années 1960, de lenseignement technique, que va se situer loffre éditoriale ; lessor démographique, la démocratisation de lenseignement et la prolongation de la scolarité obligatoire jusquà seize ans ouvrent alors aux éditeurs un marché conséquent. En quinze années, de 1962 à 1976, plus de cent nouveaux titres sont publiés. Un coup darrêt survient en 1976 : léducation civique est alors intégrée dans lensemble histoire-géographie-initiation économique qui ne laisse plus place, pour un temps, à lélaboration de manuels spécifiques. En revanche, le retour de léducation civique en tant que discipline autonome sous le ministère de Jean-Pierre Chevènement en 1985 marque le retour à la tradition de la Troisième République et suscite la composition dun nombre considérable de nouveaux ouvrages à lusage des différents niveaux denseignement.
Mais léducation civique na pas seulement conquis ces cinquante dernières années de nouveaux publics scolaires, couvrant progressivement lensemble des niveaux et des types denseignement. Elle a intégré de nouveaux objectifs, connu avec une éclipse dune dizaine dannées, de 1975 à 1985 un alourdissement de ses contenus et une extension de ses domaines dapplication, depuis linitiation au secourisme (1958) ou le code de la route (1959) jusquaux fondements dune citoyenneté européenne, à la lutte contre les discriminations ou à la défense du cadre de vie et de lenvironnement : « La formation du citoyen comprend une éducation à la civilité, une éducation à la vie en société, une éducation civique au sens politique qui désigne linitiation aux formes de la vie politique, aux institutions et à leur fonctionnement. » Elle a renouvelé ses méthodes : les programmes de 1985, reprenant les approches antérieures, notamment celles des programmes de 1882, sarticulaient autour dune progression qui allait des institutions locales aux institutions nationales et internationales ; ceux de 1995 et de1997 sorganisent autour de notions fondamentales la personne humaine et le citoyen selon une progression qui est censée prendre en considération lâge et le niveau des élèves : « Les valeurs et les principes de la démocratie sont fondés sur les droits de lhomme. [ ] Ces valeurs et principes correspondent à des concepts clefs qui, avec les élèves, sont appréhendés et construits à partir détudes de cas. Lapprofondissement de ces concepts jalonne litinéraire civique des élèves ». Parallèlement, des initiatives se font jour visant à inscrire les principes démocratiques dans la vie quotidienne des établissements (délégués de classe, conseils municipaux denfants, journaux lycéens, ).
Les débats que suscite le rôle que doit jouer linstitution scolaire dans la formation du citoyen sont aujourdhui loin dêtre clos : linstruction civique suppose un consensus sur un certain nombre de valeurs ; la disparité des opinions politiques, des croyances religieuses et des comportements sociaux en font une discipline à risques et rendent délicate la position des enseignants. Cest assurément une des explications au décalage que lhistorien constate entre les intentions affichées des responsables de linstitution et la pratique quotidienne des classes.
La mise en place dun enseignement moral et civique au début de la Troisième République correspond à une période de militantisme : il sagit pour les responsables du système éducatif, mais aussi pour la majorité des maîtres, de susciter ladhésion aux principes fondateurs de la démocratie. Cest ainsi quen 1883 de nombreux instituteurs choisissent des manuels dinstruction civique en lieu et place du livre de lecture ; à linverse, on trouve des manuels de lecture portés dans la rubrique instruction morale et civique. Le discours civique (et moral) ne se confine pas en effet aux manuels de la discipline : il irradie lensemble de la production scolaire, souvent de façon implicite. Les livres de lecture regorgent de récits patriotiques, les énoncés des manuels darithmétique mettent en scène des situations propices à la connaissance des institutions et au développement des vertus civiques, les manuels dhistoire vantent les grands hommes de la Révolution ; les dictées, les exemples grammaticaux, les sujets de rédaction, le libellé des exercices participent du même objectif auquel liconographie, qui gagne alors le contenu des livres scolaires, confère une forte charge émotionnelle. La mise en scène de personnages enfantins entraîne un processus didentification du lecteur au héros, comme dans le Petit Citoyen, de Jules Simon, ou les Enfants de Marcel, de Bruno dont le sous-titre, Instruction morale et civique en action. Livre de lecture courante, témoigne de limbrication volontaire des deux corpus disciplinaires.
Mais, dès la fin du siècle dernier, lenthousiasme manifesté pour linstruction civique cède le pas à une vision plus critique et la part que lui consacrent les instituteurs dans leur enseignement ne cesse de décroître, ce dont témoigne, entre autres, la production scolaire. Lextension de linstruction civique auquel se substitue en 1964 léducation civique au programme des classes du second degré après la Seconde guerre mondiale manifeste les préoccupations de linstitution face à lignorance de la jeunesse française, mais elle ne répond pas aux attentes, comme le montrent de nombreuses enquêtes effectuées entre 1957 et 1974. Lenseignement civique pâtit non seulement de la modicité des horaires qui lui sont attribués, mais aussi du comportement des enseignants : confrontés à la crise des valeurs et des institutions, mais aussi à la lourdeur des programmes, notamment dhistoire et de géographie dans le secondaire, ils sont nombreux à ne pas lui consacrer le temps réglementaire, voire à sabstenir de lenseigner. Dune certaine façon, labsorption de léducation civique dans les sciences sociales ou les disciplines déveil, dans le cadre de la réforme Haby de 1975, consacre cette attitude du corps enseignant.
La réforme Chevènement de 1985 marque certes une rupture. Mais peut-on avancer pour autant que, depuis cette date, léducation civique a gagné en efficacité ? Même si elle a un sens, car lÉcole nest pas, loin sen faut, le seul lieu où peut seffectuer la formation du citoyen, la question reste délicate. Loffre éditoriale na jamais été si forte depuis plus dun siècle, mais le marché des manuels déducation civique stagne : les éditeurs ont ainsi calculé quau niveau du collège, où lÉtat sest engagé depuis 1977 à financer tous les quatre ans le renouvellement des manuels, il faudrait, au rythme annuel, 85 ans pour remplacer les collections de livres déducation civique. La pénurie dont souffrent de nombreux établissements scolaires montre clairement que le manuel nest plus le vecteur privilégié de la formation du citoyen. Mais, tout en conservant à léducation civique un statut de discipline autonome, pourvue dun programme spécifique, les textes officiels les plus récents insistent sur sa dimension interdisciplinaire et sur la nécessité de mettre en cohérence la diversité des apports : « Léducation civique est laffaire de tous. [Dans les collèges, le chef détablissement] favorise limplication de toute léquipe éducative dans léducation civique. Sur certains thèmes du programme, des projets communs peuvent être mis en uvre, parfois avec le concours dintervenants extérieurs. » Ainsi léducation civique, centrée sur lélève, donne-t-elle sens aujourdhui, à lensemble du projet éducatif.
Années |
Enseignement primaire (élémentaire et supérieur) |
Enseignements secondaire et technique |
1880-1884 |
68 |
- |
1885-1889 |
19 |
- |
1890-1894 |
26 |
- |
1895-1899 |
26 |
- |
1900-1904 |
24 |
- |
1905-1909 |
17 |
- |
1910-1914 |
20 |
- |
1915-1919 |
1 |
- |
1920-1924 |
19 |
- |
1925-1929 |
12 |
- |
1930-1934 |
3 |
- |
1935-1939 |
2 |
- |
1940-1944 |
14 |
- |
1945-1949 |
1 |
15 |
1950-1954 |
4 |
6 |
1955-1959 |
2 |
9 |
1960-1964 |
2 |
36 |
1965-1969 |
1 |
30 |
1970-1974 |
5 |
27 |
1975-1979 |
0 |
10 |
1980-1984 |
0 |
5 |
1985-1989 |
53 |
57 |
1990-1994 |
9 |
22 |
1995-1997 |
26 |
31 |