E.M. Cioran
HISTOIRE
ET UTOPIE (1961)
Mécanisme de l'utopie
[...] Fermé depuis cinq mille ans, le paradis fut rouvert, selon Saint-Jean Chrysostome, au moment où le Christ expirait; le larron put y pénétrer, suivi d'Adam, rapatrié enfin, et d'un nombre restreint de justes qui végétaient dans les enfers en attendant "l'heure de la rédemption".
Tout porte à croire qu'il est de nouveau verrouillé et qu'il le restera longtemps encore. Personne ne peut en forcer l'entrée: les quelques privilégiés qui en jouissent s'y sont barricadés sans doute, selon un système dont ils purent sur terre observer les merveilles.
Ce paradis a l'air d'être le vrai: au plus profond de nos abattements c'est à lui que nous songeons, c'est en lui que nous aimerions nous dissoudre. Une impulsion subite nous y pousse et nous y plonge: voulons-nous regagner, en un instant, ce que nous avons perdu depuis toujours, et réparer soudain la faute d'être nés?
Rien ne dévoile mieux le sens métaphysique de la nostalgie que l'impossibilité où elle est de coïncider avec quelque moment du temps que ce soit; aussi cherche-t-elle consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir.
Le mal dont elle souffre - effet d'une rupture qui remonte aux commencements - l'empèche de projeter l'âge d'or dans l'avenir; celui qu'elle conçoit naturellement c'est l'ancien, le primordial; elle aspire, moins pour s'y délecter que pour s'y évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si elle retourne à la source des temps, c'est pour y retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout à l'opposé, celle dont procède le paradis d'ici-bas sera démunie de la dimension du regret précisément: nostalgie renversée, faussée et viciée, rendue vers le futur, obnubilée par le "progrès", réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion? automatisme? cette métamor-phose a fini par s'opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur l'avenir, en faisons une panacée, et, l'assimilant au surgissement d'un tout autre temps à l'intérieur du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l'espoir d'un règne nouveau, d'une victoire de l'insoluble au sein du devenir. Nos rèves d'un monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique. Quoi d'étonnant qu'il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes solides? [...]
J'ignore totalement pourquoi il faut faire quelque chose ici-bas, pourquoi il nous faut avoir des aspirations, des espoirs et des rêves.
Le fait que j'existe prouve que le monde n'a pas de sens.
Pour être sincère, je devrais avouer que je me fiche pas mal de la relativité de notre savoir, car ce monde ne mérite pas d'être connu.
Seul un médiocre souhaitera, pour mourir, atteindre le stade de la vieillesse. Souffrez donc, enivrez-vous, buvez la coupe du plaisir jusqu'à la lie, pleurez ou riez, poussez des cris de joie ou de désespoir- il n'en restera rien de toute manière. Toute la morale n'a d'autre but que de transformer cette vie en une somme d'occasions perdues.
Puisque le renoncement et la solitude ne peuvent me valoir l'éternité, puisque je suis destiné à mourir comme tous les autres, pourquoi mépriserais-je qui que ce soit, pourquoi brandirais-je ma propre voie comme la seule véritable?
Qui ne pactise pas avec le diable n'a aucune raison de vivre, car le diable exprime symboliquement la vie mieux que Dieu lui-même.
Oeuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d'un effort qui ne mène qu'à de accomplissements sans valeur, estimer qu'on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant- voilà une chose révoltante et incompréhensible.
Personne ne fait de la psychologie par amour: mais plutôt par une envie sadique d'exhiber la nullité de l'autre, en prenant connaissance de son fond intime, en le dépouillant de son auréole de mystère.
Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire "nous" avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les "autres", et s'en estimer l'interprète,- pour que je le considère mon ennemi.
Après chaque conversation, dont le rafinement indique à lui seul le niveau d'une civilisation, pourquoi est-il impossible de ne pas regretter le Sahara et de ne pas envier les plantes ou les monologues infinis de la zoologie?
Comme il est malaisé d'approuver les raisons qu'invoquent les êtres, toutes les fois qu'on se sépare de chacun d'eux, la question qui vient à l'esprit est invariablement la même: comment se fait-il qu'il ne se tue pas?
Tous les êtres sont malheureux; mais combien le savent?
Pouvoir disposer absolument de soi-même et s'y refuser, est-il don plus mystérieux? La consolation par le suicide possible élargit en espace infini cette demeure où nous étouffons.
Nous ne sommes nous-même que par la somme de nos échecs.
Par quelle supercherie deux yeux nous détournent-ils de notre solitude? Est-il faillite plus humiliante pour l'esprit?
Antiphilosophe, j'abhorre toute idée indifférente: je ne suis pas toujours triste, donc je ne pense pas toujours. Quand je regarde les idées, elles me paraissent plus inutiles encore que les choses; aussi n'ai-je aimé que les élucubrations des grands malades, les ruminations de l'insomnie, les éclairs d'une frayeur incurable et les doutes traversés de soupirs
Nous méprisons à juste titre ceux qui n'ont pas mis à profit leurs défauts, qui n'ont pas exploité leurs carences, et ne se sont pas enrichis de leurs pertes, comme nous méprisons tout homme qui ne souffre pas d'être homme ou simplement d'être. Ainsi l'on ne saurait infliger offense plus grave que d'appeler quelqu'un "heureux", ni le flatter davantage qu'en lui attribuant un "fond de tristesse"... C'est que la gaité n'est liée à aucun acte important et, qu'en dehors des fous, personne ne rit quand il est seul.
L'idée du néant n'est pas le propre de l'humanité laborieuse: ceux qui besognent n'ont ni le temps ni l'envie de peser leur poussière; ils se résignent aux duretés ou aux niaiseries du sort; ils espèrent: l'espoir est une vertu d'esclaves.
Toute amertume cache une vengeance et se traduit en un système: le pessimisme,- cette cruauté des vaincus qui ne sauraient pardonner à la vie d'avoir trompé leur attente.
J'appelle simple d'esprit tout homme qui parle de la Vérité avec conviction: c'est qu'il a des majuscules en réserve et s'en sert naïvement, sans fraude ni mépris.
Et avec quelle quantité d'illusions ai-je dû naître pour pouvoir en perdre une chaque jour!