Le conte du petit merle qui n'avait pas acepté la séparation de ses parents

Jacques Salomé


Il était une fois un petit merle dont les parents étaient séparés. Oui, cela arrive aussi dans les familles de merles. Quand le papa et la maman, ou plutôt le mari et la femme merles, soit ne s'entendent plus, soit découvrent que leur amour a changé !

Il faut savoir que chez les merles, les sentiments évoluent. Au début d'une rencontre entre un merlot et une merlette, c'est le grand amour :
- Je t'aime, tu m'aimes, nous nous aimons, nous nous aimerons toujours...

Vous les entendez d'ailleurs quand ils sifflent dans les bois, c'est cela qu'ils se disent. Ils s'aiment de tout leur cœur, ils sont vraiment heureux d'être ensemble et quelques années plus tard, l'un ou l'autre découvre avec étonnement ou chagrin que ce n'est plus le même amour qu'il ressent pour l'autre. Que c'est un autre sentiment qui s'est développé : comme l'affection, l'amitié amoureuse ou de la tendresse. Au fond chez les merles, c'est comme chez les humains, les sentiments changent, mais les merles, eux, le disent.

En général quand cela se produit, c'est la crise. Les deux époux merles se disputent, s'envoient à pleine gorge des reproches, des accusations, des cris et même des coups. Des coups d'ailes qui font mal quand on s'est aimé avant...

Parfois, comme chez les humains, c'est le silence, la souffrance muette. Chacun essayant, pour les enfants, de cacher les désaccords. Cela est perçu très vite chez les enfants merles.

Oui, les enfants merles entendent tout. Sentent bien ce qui ne va pas entre les parents, alors ils imaginent parfois que c'est à cause d'eux que les parents ne s'entendent pas, et ils pensent que c'est à eux de les réconcilier.

De tenter de les faire redevenir comme avant. Ils essaient par tous les moyens de les maintenir ensemble, qu'ils arrêtent de se disputer avant qu'ils ne se séparent, et, quand ils sont séparés, de les pousser à nouveau l'un vers l'autre.

C'est exactement ce qui s'était passé pour le petit merle dont j'ai parlé au début. Il s'appelait Merli-Merla et ses parents s'étaient justement séparés. Ils habitaient maintenant dans deux nids différents, à quelques arbres de distance.

Le petit merle, comme c'est souvent le cas, était resté dans le nid de sa maman.

Mais il souffrait beaucoup d'être séparé de son papa qu'il ne voyait que certains dimanches.

Et depuis cette séparation il y avait comme un trou noir, dans la poitrine de ce petit merle. Oui, oui, un gros trou noir, cela va vous paraître curieux, mais c'est la vérité. Chaque nuit, il avait peur, il avait peur de tomber dans ce trou noir, qu'il avait dans la poitrine, tout à l'intérieur.

Vous allez me dire tout de suite :
- Mais ce n'est pas possible, on ne peut pas avoir peur de tomber dans un trou qu'on a dans sa propre poitrine, surtout un petit merle, il peut voler...

Je vous répondrai simplement :
- Chez les petits merles, les affaires de famille sont très complexes, délicates, douloureuses...

La preuve, c'est que depuis la séparation de ses parents, Merli-Merla faisait des complications respiratoires. L'air lui manquait, comme s'il étouffait. C'est très gênant pour un merle, surtout quand il vole. Il avait l'impression que sa poitrine était trop petite pour contenir ce grand trou noir. Et comme en plus il avait peur de tomber dedans, vous imaginez ce qu'il pouvait vivre ! Vous l'avez deviné, ce trou était un trou de chagrin, de désespoir et surtout un trou de révolte.

Il s'en voulait de n'avoir pas réussi à faire revenir ses parents ensemble.

De plus, Merli-Merla aimait son papa, il aurait voulu à la fois rester avec lui et rester en même temps avec sa maman. Comment pensez-vous qu'un petit merle puisse exprimer cela ? S'il disait le fond de sa pensée :
- Je veux rester avec papa
il risquait de chagriner sa maman ou il imaginait qu'il pourrait perdre son amour. S'il disait :
- Je veux rester avec maman
il craignait de blesser papa et de le voir s'éloigner...

Bien sûr, comme beaucoup de petits merles dans la même situation, il avait rêvé de tomber malade, de se casser une aile, de partir loin. Il avait même imaginé de mourir.
- Comme ça ils vont revenir ensemble, faire un autre petit merle à ma place et ils seront bien obligés de l'élever ensemble...

Oui, il avait imaginé des trucs comme ça et bien d'autres encore.

Un jour Merli-Merla décida de parler en premier à son papa.
- Je suis malheureux, Papa, j'aurais tellement voulu vous voir rester ensemble toi et Maman, sans vous disputer, sans vous blesser. J'aurais aimé que vous puissiez continuer à vous aimer, voilà !

Son papa lui répondit :
- Je suis très ému, très touché de ce que tu me dis là. Mais vois-tu, j'ai oublié de te dire que ce n'est pas ta mère que j'ai quittée, c'est la femme avec qui je vivais. Aujourd'hui, même si je vis avec une autre merlette, c'est ta mère que je vois comme ta mère

Merli-Merla tenta aussi de parler à sa maman. Ce fut plus difficile, tant il craignait de lui faire de la peine. Elle aussi paraissait déjà si malheureuse ! Voici à peu près ce qu'il lui dit :
- Maman, depuis que tu es séparée de ton mari, je commence seulement à comprendre que c'est un affaire d'adultes, de merlot et merlette. Mais moi j'ai envie de vous garder toute la vie comme papa et comme maman, même si vous ne pouvez plus vivre ensemble. Et j'ai besoin d'en être sûr, car j'ai peur de tomber dans le grand trou noir de ma poitrine...
- Mais de quel trou noir tu parles ? Tu n'as pas de trou... commença par dire la mère, puis elle s'arrêta de parler.

Elle avait appris combien il est important d'entendre plutôt que de discuter. Elle prit son petit enfant entre ses ailes, là où il y a plein de duvet tout doux et elle lui dit :
- Oui, ça été difficile pour toi, la séparation d'avec mon mari, tu as dû avoir très peur.

Et le petit Merli-Merla se mit à sangloter, à sangloter avec des sanglots de merle étonné d'avoir été enfin entendu. Les sanglots de merle c'est terrible, cela s'entend dans toute la forêt et tous les animaux savent qu'il s'agit vraiment d'une grande peine qui s'en va.

Le petit Merli-Merla claquait du bec, sa gorge brûlait, tout son corps se déchirait, et soudain l'air arriva d'un coup, d'un seul coup dans le trou noir de sa poitrine. Il entra de l'air et de l'amour. Car il venait de découvrir une chose extraordinaire, le petit Merli-Merla. Que si l'amour des adultes entre eux peut changer, évoluer, l'amour des parents, lui, reste un sentiment très fort, indestructible. Si fort, si ancré dans leur vie qu'un amour parental ne s'épuise et ne s'use jamais.

La suite est facile à deviner, le petit Merli-Merla n'eut plus besoin de ses crises. Plus besoin de ses troubles, de ses « complications pulmonaires » pour dire ses souffrances et ses peurs. Il savait maintenant avec certitude que Papa et Maman resteraient Papa et Maman pour toujours.


Tiré de « Contes à guérir, contes à grandir »
par Jacques Salomé
Éditions : Albin Michel


Site et pages créés par Daniel Bédo © 1997
Dernière mise à jour : le 17 avril 1997
dbcom@newel.net
http://www.oocities.org/BourbonStreet/7840/index.html

Votre site Web gratuit avec
GeoCities