LES COMMENTAIRES d'Eric
Dupin
dans FRANCE-SOIR du mois
de mars 1999
-Le
conte de fées de l'Europe rose (3 mars)
- Cohn-Bendit, Pasqua: le
contestataire n'est pas celui qu'on croit (5 mars)
- La CGT se cherche pour ne
pas se perdre (10 mars)
- L'avenir politique d'un
relaxé de la République (12 mars)
- Pour la suppression du
Sénat (13 mars)
- Les eurocrates entre l'irresponsabilité
et l'ignorance (17 mars)
- Cafouillage dans les
réformes (24 mars)
- Mourir pour Pristina
? (26 mars)
- Le lepénisme
meurt, le danger demeure (31 mars)
LE
CONTE DE FEES DE L'EUROPE ROSE
(3 mars)
Le Parti socialiste européen, vous connaissez ? Un puissant
inconnu. De Gallway (Irlande) à Kesan (Grèce), de Tromso
(Norvège) à Gibraltar (Grande-Bretagne), tous les socialistes
ou assimilés de l'Union européenne appartiennent à
cette formation qui vient de tenir congrès à Milan. Le socialisme
est devenu la force dominante sur le Vieux Continent. Le PSE peut se flatter
de diriger onze des quinze gouvernements de l'Union. Avec 214 élus,
il constitue le groupe parlementaire européen le plus nombreux.
A trois mois du scrutin européen, ces socialistes réunis
se sont-ils mis d'accord sur un projet ? Alain Madelin, président
de Démocratie libérale, fait mine de le croire en fustigeant
"l'Europe rose" qui accoucherait d'un "super-Etat, avec une super-bureaucratie".
A force de répéter que le cadre national est trop étroit
pour résoudre les grands problèmes, on attend certes de la
gauche européenne qu'elle accouche d'un programme commun. "Nous
n'avons plus d'excuses", a reconnu le premier ministre Danois: la glissade
libérale de l'Europe deviendrait incompréhensible à
partir du moment où l'Espagne est l'unique grand pays gouverné
à droite.
Le congrès de Milan du PSE, qui est moins un véritable
parti qu'une structure bureaucratique, a toutefois démontré
l'indigence du socialisme européen. Son "manifeste pour les élections
européennes" réussit une prouesse géométrique:
il est plat et creux à la fois. Les "21 propositions" pompeusement
énoncées peuvent se ramener à une simple pétition
de principe: on essaiera de faire de notre mieux. "Oui à l'économie
de marché, mais non à la société de marché",
lit-on. Voilà qui éclaire faiblement la nouvelle identité
de la gauche. Michel Rocard, dans une interview à Libération,
se flatte de ce que cette formule favorise une convergence avec la démocratie-chrétienne...
le principal courant de la droite européenne !
Les 16 millions de chômeurs n'ont pas grand chose à
attendre de l'énigmatique "pacte européen pour l'emploi"
évoqué par le PSE. Les socialistes se gardent bien de préciser
quelle réforme fiscale rééquilibrant les charges pesant
sur le travail et sur le capital ils entendent mener. "De mon vivant, il
n'y aura pas d'harmonisation des impôts en Europe", a confié,
il y a peu, Robin Cook, ministre des Affaires étrangères
britanniques, et l'un des rédacteurs de ce "manifeste". Celui-ci
ne parle pas d'un gouvernement économique européen ni d'une
taxation des mouvements de capitaux. Le comique est même atteint
lorsque le texte vante la "poursuite" d'une politique étrangère
européenne qui a le malheur d'être inexistante.
Sans doute conscient de ces lacunes, Lionel Jospin s'est efforcé,
lundi, d'appeler ses camarades à plus d'audace. Il a relancé
plusieurs idées chères à la France comme un programme
d'investissements financé par l'emprunt, la constitution d'un gouvernement
économique européen ou encore l'harmonisation fiscale. Mais
ce volontarisme se heurte au scepticisme des sociaux-démocrates
allemands, des néo-travaillistes anglais et même de la gauche
italienne. Moins que des divergences idéologiques, ce sont les différences
nationales qui paralysent le socialisme européen.
COHN-BENDIT,
PASQUA: LE CONTESTATAIRE N'EST PAS CELUI QU'ON CROIT
(5 mars)
On attendait Daniel Cohn-Bendit et ce sera peut-être Charles
Pasqua. La vedette du show européen de juin 1999 ne sera pas forcément
celle que l'on imaginait. Au-delà de leurs différences de
générations, ces deux hommes ont en commun d'être de
glorieux anciens combattants de mai 1968. Pas du même côté
des barricades. L'insolent rouquin incarnait la rébellion juvénile
contre le régime gaulliste. Le PDG de la société Ricard
assurait la défense musclée du pouvoir en place à
la tête du redoutable "Service d'action civique" (SAC).
Trente ans après, nos deux héros jouent presque
à fronts renversés la comédie de la contestation.
A l'heure où les dirigeants de tous poils célèbrent
à n'en plus finir l'avènement de la monnaie unique, le drapeau
européiste brandi par "Dany" ne gêne en rien les puissants.
Le volubile maire adjoint de Francfort reste délicieusement provocateur
dans la forme, mais il est devenu plutôt conformiste sur le fond.
Son discours vaguement social-démocrate mâtiné d'écologie
ne le distingue pas fondamentalement des positions socialistes. C'est sans
doute ce manque d'originalité qui explique que, de l'aveu même
des Verts, leur campagne européenne n'accroche pas autant qu'ils
ne l'espéraient.
Par contraste, l'agitation du sanglier des Hauts-de-Seine
est sans doute moins vaine qu'il n'y paraît. Cette vieille bête
politique a pris la tête du parti du refus de l'Europe. C'est sans
précaution, et avec le talent démagogique qui est le sien,
qu'il brise le consensus européiste qui baigne l'immense majorité
de la classe politique.
"Droite ! Gauche ! Marchons contre l'Eurolande !" Ses affiches
annoncent clairement la couleur. Contrairement à Philippe de Villiers,
Charles Pasqua refuse de s'inscrire dans le combat droite-gauche. Son ambition
est de rassembler les électeurs de toutes sensibilités attachés
à une souveraineté nationale en péril. Cela peut faire
du monde, si l'on veut bien se rappeler que 49% des Français avaient
voté "non" au traité de Maastricht.
L'émiettement de l'offre électorale interdira
certes au président du conseil général des Hauts-de-Seine
de grimper très haut. Mais Pasqua profitera vraisemblablement du
monopole de la posture franchement anti-européenne. Après
avoir fait monter la pression, le Mouvement des citoyens de Jean-Pierre
Chevènement devrait faire liste commune avec le PS. Les "mutants"
qui dirigent le PCF répètent désormais sans cesse
qu'ils ne sont point hostiles à la construction européenne.
Quant à Villiers, il semble un peu usé, même s'il pourrait
dangereusement concurrencer Pasqua en présentant sa propre liste.
Le baroudeur gaulliste pourrait encore bénéficier,
cette année, de la prime traditionnellement offerte, lors du scrutin
européen, à la force perçue comme la plus en rupture
avec le système. Ce fut le cas du Front national en 1984, des écologistes
en 1989 et des listes Tapie et Villiers en 1994. Encore un relatif succès
électoral de Pasqua serait-il difficilement porteur d'avenir pour
cet homme de 72 ans. L'essentiel, pour ce rusé personnage qui n'a
pas réussi à s'emparer de la présidence du Sénat,
est sans doute de finir en beauté sa carrière politique.
LA
CGT SE CHERCHE POUR NE PAS SE PERDRE
(10 mars)
La vénérable CGT n’est plus ce qu’elle était.
On ne peut plus, sans être aveugle ou injuste, se contenter de moquer
son dogmatisme, son conservatisme et ses corporatismes. Non que ces défauts
aient totalement disparu de ses rangs, loin s’en faut. Mais parce que le
changement symbolisé par le remplacement, à la tête
de la confédération, du chenu Louis Viannet par le néo-quadragénaire
Bernard Thibault n’a rien de cosmétique.
Le renouveau de la CGT est le fruit d’un long et douloureux
mûrissement. Le nouveau numéro un, qui a gagné ses
lauriers lors de la grande grève de décembre 1995, tire profit
des efforts, souvent vains, de ses prédécesseurs. Chacun
à sa manière, le jovial Georges Séguy, le gouailleur
Henri Krasucki et le placide Louis Viannet ont préparé l’événement
présent. Les deux premiers secrétaires généraux
ont cependant buté sur la tutelle, alors envahissante, exercée
par le PCF sur la CGT. Le déclin du parti communiste a levé
cet obstacle. Les dirigeants successifs ont également subi le conservatisme
d’une organisation figée dans ses rites et son langage. La première
confédération syndicale s’est longtemps réfugiée
dans une stratégie purement défensive : « préserver
les acquis sociaux », lutter contre les adaptations du secteur public,
tout ceci dans un cadre national.
Si la CGT opère aujourd’hui sa mue, c’est que cette
stratégie est devenue impraticable. La guerre sociale des tranchées
est perdue d’avance dans le monde des nouveaux rapports au travail et de
l’internationalisation de l’économie. Se contenter de dire «
non » à ces évolutions est le plus sûr moyen
d’affaiblir le salariat. C’est pourquoi Bernard Thibault a invité
les cégétistes à combiner la contestation et la proposition.
Son discours est double au point de susciter parfois un certain trouble.
D’un côté, il réaffirme l’identité de la CGT
en maintenant une critique radicale du capitalisme et en égratignant
sérieusement le gouvernement Jospin. De l’autre, il invite instamment
ses militants à dépasser le stade de la dénonciation
pour proposer des solutions avant de les négocier.
Ce discours se cherche visiblement. Ses hésitations
se sont manifestées à propos des accords sur les 35 heures,
acceptés ici et refusés là. Au-delà des résistances
internes, le nouveau cours de la CGT se heurtera surtout au rapport de
force social toujours défavorable au salariat en période
de chômage massif.
Pour y remédier, la nouvelle direction emprunte
deux voies qui sont sans doute les changements les plus lourds de conséquences.
La première est celle d’une volonté sincère d’unité
syndicale. Le modèle à suivre est ici celui de l’Italie où
les centrales représentent des sensibilités différentes
qui savent agir de concert face au patronat. Dans la dernière période,
les fossés creusés entre la CGT, la CFDT et FO n’ont pas
peu contribué à l’affaiblissement syndical. L’autre moyen
de fortifier le front salarié est de construire une convergence
syndicale européenne. La nouvelle CGT s’y emploie en s’apprêtant
à rejoindre les rangs de la CES (Confédération européenne
des syndicats). Au lieu répéter sans fin son opposition à
la monnaie unique, elle tente désormais de frayer un chemin à
une Europe sociale en pointillé.
L'AVENIR
POLITIQUE D'UN RELAXE DE LA REPUBLIQUE
(12 mars)
Enfin blanchi ! Le président de l'Assemblée nationale
a longtemps attendu la reconnaissance officielle de son innocence dans
l'affaire du sang contaminé. On imagine sa satisfaction en entendant
cette petite phrase de l'arrêt de la Cour de justice de la République:
"L'action de Laurent Fabius a contribué à accélérer
les processus décisionnels".
Ce procès réussira-t-il, pour autant, à
"sauver la carrière politique" de l'ancien Premier ministre de François
Mitterrand, selon l'expression accusatoire d'une des victimes ? Le verdict
ne délivrera pas totalement Laurent Fabius de la suspicion. Le déroulement
déconcertant d'un procès juridiquement baroque et son issue
même, avec un ministre coupable mais non condamnable, ternissent
inévitablement sa propre relaxe. Les adversaires politiques de Fabius
ne se priveront certainement pas d'utiliser cette dramatique affaire contre
lui.
La cruelle épreuve aura toutefois trempé le
caractère du député de Seine-Maritime et sensiblement
modifié son image. Il est bien loin le temps où l'opinion
le percevait comme une "tête d'œuf" née avec une cuillère
d'argent dans la bouche. Brillantes études et carrière fulgurante
font certes partie du passé de celui qui fut député
à 32 ans, ministre à 35 et chef du gouvernement à
38. Mais l'homme qui a aujourd'hui 53 ans sort d'un long tunnel d'adversité.
Ne doutons pas que Fabius réoccupera toute la place
que les circonstances lui offriront. Aux pires moments, le président
de l'Assemblée nationale n'a jamais renoncé à ses
ambitions. Ses rivaux auraient tort de sous-estimer sa pugnacité
et sa ténacité. Il a d'ailleurs organisé sa défense
avec le soin professionnel et méthodique qu'on lui connaît.
Le relaxé de la Cour de justice dispose d'un atout précieux.
Cette homme de réseau n'a jamais été abandonné
par ses amis, contrairement à Lionel Jospin. Fabius demeure le chef
de guerre d'un influent courant du parti socialiste. Ses partisans sont
particulièrement nombreux au groupe parlementaire.
Mais les socialistes risquent de se rendre vite compte que
leur ancien premier secrétaire a moins changé qu'on n'aurait
pu le croire. Son comportement dans cette affaire apporte de l'eau au moulin
à ceux qu'insupportent certains traits désagréables
de son caractère. D'aucuns lui reprochent, non sans raison, d'avoir
"joué perso" sans trop se soucier du sort de ses anciens ministres.
Au cours même du procès, il a laissé échappé
cette excessive confiance en soi, qui lui a pourtant coûté
si cher par le passé, en lâchant un "CQFD" péremptoire
en conclusion d'une démonstration de son innocence.
Personne n'est parfait. Pas plus Jospin que Fabius. On en
revient inexorablement à la rivalité de quinze ans entre
les deux héritiers de Mitterrand. L'empêchement de Fabius,
précisément causé par l'affaire du sang, a donné
sa chance à Jospin en 1995. Ce qui nuit à l'un profite à
l'autre. L'avenir de Fabius sera d'autant plus souriant que celui de Jospin
sera sombre. Qu'on l'aime ou non, le président de l'Assemblée
a l'envergure qui en fait le rival le plus dangereux du Premier ministre.
POUR
LA SUPPRESSION DU SENAT
(13 mars)
La France des bourgs est en émoi. Impitoyables égalisateurs
et féroces représentants de la ville, les socialistes s'attaquent
à leur institution dédiée, le Sénat. Au dernier
conseil des ministres, l'ancien élu corrézien devenu président
de la République a déclaré solennellement que la réforme
de la Haute Assemblée présentée par le gouvernement
mettait en péril "l'équilibre humain et social" du pays.
Pas moins. Le vosgien Christian Poncelet, qui préside aux destinées
du palais du Luxembourg, a gémi sur la dangereuse "fracture territoriale"
qui menace la France.
La cause de ces cris d'orfraie ? Le simple projet de modifier
le mode de scrutin des sénateurs pour mieux faire respect le principe
démocratique élémentaire de la représentativité
des élus. Le système actuel est aussi complexe qu'injuste.
Il avantage exagérément les zones rurales au détriment
des villes, grandes et petites, où vivent l'immense majorité
de la population. Cette règle du jeu truquée assure à
la droite une majorité éternelle au Sénat. La gauche
peut être largement majoritaire dans le pays, comme ce fut le cas
au début des années quatre-vingt, le palais du Luxembourg
reste un inexpugnable bastion conservateur. On compte actuellement 220
sénateurs de droite sur un total de 321. D'après les experts,
la réforme défendue par Lionel Jospin ne rognerait les effectifs
de l'opposition nationale que d'une vingtaine de sièges.
Ne faudrait-il pas plutôt, à l'avenir, aller
plus loin dans la mise en cause de cette "anomalie", selon l'expression
employée en avril 1998 par le Premier ministre, qu'est le Sénat
français. Ce modèle d'archaïsme représente une
France d'avant-hier, mais il est doté de pouvoirs redoutables qui
lui permettent de retarder le cours des réformes législatives
voire d'en bloquer certaines (lois organiques ou constitutionnelles). Jospin
n'a pas tort d'y voir une "survivance des chambres hautes conservatrices"
d'antan.
La logique voudrait alors d'en proposer la suppression pure
et simple, pas que le chef du gouvernement s'est gardé de franchir.
Le bicamérisme - dédoublement du Parlement en deux assemblées
- n'est véritablement indispensable que dans les Etats à
structure fédérale, comme les Etats-Unis ou l'Allemagne.
Ailleurs, la fonction réelle d'une seconde chambre est d'exercer
une influence conservatrice au nom de la "démocratie tempérée".
Notre Sénat a été créé en 1875 avec
un mode de scrutin volontairement inégalitaire dans le but avoué
de protéger l'ordre établi. Plusieurs démocraties
ont supprimé ce genre de relique institutionnelle: la Nouvelle-Zélande
en 1950, le Danemark en 1953 ou encore la Suède en 1969. Ils n'en
sont pas morts.
On rétorquera que le Sénat est parfois une utile
chambre de réflexion. Certains sénateurs honorent assurément
cette fonction en publiant des rapports de qualité. Citons les noms
d'Henri Caillavet, Jean Cluzel, Lucien Neuwirth ou René Trégouët.
Au total, cette institution est cependant très onéreuse eu
égard aux services qu'elle rend. Cet argent serait mieux utilisé
pour donner à l'Assemblée nationale des moyens plus sérieux
d'enquêtes et d'études.
Reste le plus dur. Supprimer la Haute Assemblée
ne peut se faire que sur initiative du président de la République
et par voie référendaire. Charles de Gaulle s'y est cassé
les dents en 1969....
LES EUROCRATES
ENTRE L'IRRESPONSABILITE ET L'IGNORANCE
(17 mars)
"Il devient difficile de trouver quelqu'un qui ait le moindre
sentiment d'être responsable". Cette petite phrase assassine du rapport
qui a causé la chute de la Commission européenne en dit long
sur la gravité du mal qui ronge cette institution clef. Ce document
accablant plonge l'Union dans une crise profonde qui tombe particulièrement
mal. L'Europe patauge dans de délicates discussions sur ses orientations
budgétaires à long terme, le sommet de Berlin est dans une
dizaine de jours et les élections européennes dans trois
mois...
La démission collective de la Commission serait moins
grave si elle se limitait à sanctionner une série de fautes
individuelles. Le rapport rendu public lundi recense certes toute une théorie
de pratiques douteuses. Copinage, népotisme, embauches de "sous-marins",
sous-traitances coûteuses et tricheries diverses ont visiblement
prospéré à Bruxelles. Edith Cresson, qui partage la
conception mitterrandienne de l'amitié, est la personnalité
la plus épinglée par les experts. Mais elle n'est pas la
seule, des commissaires allemands et portugais s'étant vus, eux
aussi, reprocher des comportements répréhensibles.
Pis encore, c'est bien le système lui-même de
l'eurocratie qui est coupable. On apprend avec effarement que la Commission
a tout bonnement "perdu le contrôle" de son administration. Que nombre
de commissaire avouent benoîtement n'être "pas au courant"
de ce qui se trame dans leurs services. Que l'on compte à Bruxelles
"autant de féodalités que de commissaires". Que les contrôles
sont largement inopérants.
Inquiétant quand on sait que la Commission est la cheville
ouvrière de la construction européenne. Ce "machin", comme
dirait de Gaulle, a grossi dans ces conditions malsaines. Avec une quinzaine
de milliers d'agents, cette institution remplit de plus en plus de missions.
Elle est insensiblement passée du stade d'instance de réflexion
et de proposition à celle d'exécutif. Encore son statut demeure-t-il
terriblement ambigu. De même que le Parlement européen n'est
pas un vrai parlement (la législation est d'abord décidée
par le Conseil), la Commission n'est pas un vrai gouvernement (mais plutôt
une sorte de super-administration).
La composition même de cette Commission est révélatrice
de sa nature hybride. Son président est choisi par l'ensemble des
chefs d'Etats membres. Lorsqu'il s'agit d'une personnalité affirmée,
comme Jacques Delors, la Commission pèse sur les orientations politiques.
Au détriment d'une certaine rigueur dans la gestion puisque la plupart
des affaires étalées aujourd'hui datent de l'époque
de l'ancien président. Mais quand le président est plus fade,
tel le démissionnaire Jacques Santer, l'institution ne parvient
guère à se faire entendre. Les autres commissaires doivent
leur poste à la confiance des dirigeants de leur pays d'origine.
Ce sont trop souvent des pré-retraités de la vie politique
nationale.
Les optimistes rétorquent que cette crise est une victoire
pour la démocratie européenne puisqu'elle démontre
le pouvoir nouveau de l'opinion et du Parlement sur la bureaucratie bruxelloise.
Peut-être, mais à la condition de réformer enfin en
profondeur la manière dont l'Europe est gouvernée.
CAFOUILLAGE
DANS LES REFORMES
(24 mars)
Une Marianne stylisée fondue dans le drapeau tricolore:
le gouvernement est fier de sa "nouvelle identité visuelle". La
lisibilité de son action réformatrice n'en profite guère.
Au contraire, la marche de l'équipe Jospin apparaît aujourd'hui
hésitante et peu convaincante.
Le dernier exemple en date est fourni par la réforme
traitant de la "présomption d'innocence". Le pouvoir vante le "texte
équilibré" concocté par Elisabeth Guigou dont la discussion
par l'Assemblée nationale a commencé hier soir. Ce projet
a surtout le mérite de mécontenter tout le monde. Les défenseurs
du droit des accusés lui reprochent amèrement son manque
d'audace en matière de détention provisoire. Ceux qui se
soucient prioritairement de lutter efficacement contre la délinquance
s'inquiètent de dispositifs qui pourront astucieusement servir les
auteurs de délits.
Cette réforme, une fois encore, doit plus à
des raisonnements technocratiques qu'à des analyses concrètes.
L'inculpation a été transformée en une plus neutre
"mise en examen". Voilà qui n'est apparemment pas suffisant puisque
le texte Guigou invente l'étrange concept de "témoin assisté"
pour mettre en cause de soupçonnés délinquants sans
les placer véritablement en examen...
La procédure judiciaire serait encore alourdie par
la création d'un "juge de la détention" distinct du juge
d'instruction. Et que dire de la présence obligatoire de l'avocat
dés la première heure d'une garde à vue si ce n'est
qu'elle profitera d'abord ceux qui ont les relations et les moyens d'une
défense efficace ?
La tarte à la crème de la "présomption
d'innocence", d'autant plus souvent brandie que les cas de malhonnêteté
se multiplient à tous les échelons de la société,
est décidément à l'origine de bien des absurdités.
On se souvient de la Cour de Justice de la République dispensant
de peine un homme qu'elle déclarait coupable sous prétexte
que ladite présomption n'avait point été suffisamment
respectée...
Mal ficelé, fruit de pressions contradictoires, le
texte Guigou ressemble par ses défauts au projet de réforme
sur l'audiovisuel préparé naguère par Catherine Trautmann.
La confusion et l'irréalisme de ce document furent tels que Lionel
Jospin avait demandé à la ministre de reprendre son ouvrage
en janvier. Un nouveau projet est en cours de finition. D'après
ce que l'on peut en savoir, la clarté et l'audace n'en seront pas
les traits dominants. Si le gouvernement semble ne plus vouloir se limiter
au secteur public, il réduit singulièrement ses ambitions
de réduire la dépendance publicitaire de ce dernier tout
en ne renonçant pas à le chapeauter par un inquiétant
holding.
Par contraste, Claude Allègre a au moins le mérite
de défendre une réforme cohérente. Cela lui permet
de résister à une contestation qui semble s'essouffler malgré
la cascade de ses propres maladresses. Le ministre de l'Education a reconnu
lui-même, au lendemain de la manifestation enseignante du 20 mars,
qu'il avait commis une "erreur politique" en réduisant la rémunération
des heures supplémentaires. Souhaitons au Premier ministre plus
de doigté et de force de conviction que certains de ses collègues
du gouvernement lorsqu'il traitera de l'épineux dossier des retraites...
MOURIR
POUR PRISTINA ?
(26 mars)
La paix au Kosovo vaut-elle des vies américaines ? La réponse
est clairement non pour 59% des habitants de la "seule super-puissance"
sondés par la chaîne ABC News. La résistance de l'opinion
et des élus à un enlisement des Etats-Unis dans le conflit
des Balkans explique les contradictions du discours tenu, mercredi soir,
par Bill Clinton. Le président n'a pas eu de phrases trop fortes
pour justifier les frappes militaires contre la Serbie. Faisant implicitement
référence à Adolf Hitler, il a appelé l'Amérique
à son devoir de s'opposer à un "génocide" perpétré
au cœur du Vieux Continent. Mais Clinton a simultanément pris l'engagement
de ne pas envoyer de troupes sur le territoire ravagé de l'ex-Yougoslavie.
Cette stratégie de la demi-mesure inquiète nombre
d'experts militaires occidentaux. A mi-voix, ceux-ci se demandent si les
bombardements qui ont commencé dans la nuit de mercredi à
jeudi n'ont pas plus un objectif politique - montrer à l'opinion
internationale que l'OTAN ne reste pas l'arme au pied - qu'un but réellement
opérationnel - empêcher Slobodan Milosevic de poursuivre son
entreprise de "purification ethnique" au Kosovo.
Le pari dans lequel sont engagés les huit pays de l'organisation
atlantique impliqués dans cette opération est de contraindre
le dictateur serbe à accorder aux Kosovars une autonomie interne
qu'il leur a supprimée en 1989. C'est négliger que l'entêtement
de Milosevic s'appuie sur la vivacité d'un nationalisme serbe qui
considère le Kosovo comme un de ses berceaux historiques, bien que
cette région soit peuplée à 80% par des Albanais de
souche. C'est aussi miser sans doute excessivement sur l'efficacité
des frappes aériennes "sévères et rapides" programmées.
"On va vite faire des trous vite comblés sur les aérodromes,
on va viser des baraquements à moitié vides", lâche
Andrew Brookes, de l'Institut International d'Etudes Stratégiques
(Londres). Et l'on doute fort que les inévitables "dégâts
collatéraux" (victimes civiles en langage non militaire) toucheront
au cœur l'autocrate de Belgrade.
Arrêter les exactions serbes au Kosovo impliquerait
une intervention militaire au sol. Les Américains n'en voulant pas,
les Européens en prendront-ils la responsabilité ? C'est
douteux étant donné les moyens importants et les difficultés
de terrain qu'une telle initiative impliqueraient. Sans oublier qu'il n'est
pas question, comme l'a rappelé Lionel Jospin, d'aider à
la création d'une "Grande Albanie" que porterait en germe l'indépendance
du Kosovo.
L'enthousiasme à l'égard de l'opération
militaire contre la "République fédérale de Yougoslavie"
est déjà tiède dans l'Hexagone. François Léotard
se demande philosophiquement s'il y a "une vie après les frappes".
Robert Hue condamne. Le consensus international n'est pas plus au rendez-vous
pour des actes qui ne sont pas bénis par une résolution de
l'ONU. La Chine, l'Inde, mais encore le Vatican, ont manifesté leur
opposition. Plus grave, la Russie gronde et Boris Eltsine menace carrément
d'une "guerre en Europe". Une réaction qui démontre, si besoin
en était, que la géopolitique est autrement plus puissante
que l'idéologie. Une très vieille leçon particulièrement
angoissante en pleine crise des Balkans.
LE
LEPENISME MEURT, LE DANGER DEMEURE
(31 mars)
Jean-Marie Le Pen fait la manche. Il en est réduit à
quémander le soutien de ses militants pour financer sa campagne
européenne. Le tribun d'extrême-droite n'est pas encore un
clochard de la politique, mais son heure de gloire est bien passée.
Depuis qu'il a cassé son mouvement, Le Pen encaisse une série
de déboires auxquels il réagit de plus en plus mal. Sa pétulance
charismatique se dégrade en narcissisme dévastateur. La dernière
des épreuves endurées par le chef du Front national (canal
historique) est celle de la perte de Toulon, la plus grosse mairie du FN.
Celui-ci n'en dirige plus qu'une seule sur les quatre gagnées en
1995. Manifestant un singulier mépris pour son ancien ami Jean-Marie
Le Chevallier, Le Pen réagit en déclarant être plus
affecté par la mort de son chat !
Le clan lepéniste n'a pas gagné la bataille
juridique qui l'oppose au commando mégrétiste. L'enjeu n'est
pas mince. Il en va notamment du magot des 41 millions de francs d'aide
publique ainsi que du patrimoine du Front fracturé. Le lepénistes
ont essuyé un revers, le 25 mars, devant le tribunal des référés
de Nanterre. Ces sombres histoires ont été examinées
hier par le tribunal de grande instance de Paris. Les partisans du maître
de Saint-Cloud craignent d'être frappés au tiroir-caisse.
Les errements de la ligne politique de Le Pen n'arrangent
rien. Le fondateur du FN n'est pas plus fréquentable aujourd'hui
qu'hier. Le 22 mars, la police belge découvre une incroyable panoplie
d'armes dans sa voiture de fonction. L'ancien député poujadiste
tente pourtant une déconcertante manoeuvre d'ouverture. Dans un
livre récent de lettres ouvertes aux hommes politiques, il va jusqu'à
tenter de placer Lionel Jospin dans le "même camp" que lui à
propos de la nation ! De quoi déconcerter plus d'un électeur
frontiste.
Le Pen n'est d'ailleurs même pas absolument sûr
de franchir la barre fatidique des 5% au prochain scrutin européen.
Il ne fait plus peur à grand monde: "l'établissement" ne
croit plus à ses conquêtes et les médias ont cessé
d'être fascinés. Le candidat lepéniste s'est d'ailleurs
effondré au premier tour de la récente législative
partielle des Bouches-du-Rhône.
Les adversaires de l'extrême-droite ne doivent cependant
pas se réjouir trop tôt des malheurs lepénistes. D'abord,
parce que le danger mégrétiste a de bonnes chances de le
remplacer à terme. Dans un premier temps, le maire consort de Vitrolles
assied son contrôle sur les éléments les plus durs
de l'extrême-droite. Une fois Le Pen éliminé, sa stratégie
consisterait à nouer une alliance avec une fraction de la droite.
Les clins d'œil échangés avec l'entourage d'Alain Madelin
ne sont pas innocents.
L'entreprise tarabiscotée de Bruno Mégret est
loin d'être assurée du succès. Mais, même si
l'extrême-droite s'enfonce dans une autodestruction générale,
les maux qui l'ont alimenté ne disparaîtront pas comme par
enchantement. Un FN fort canalisait une violence qui risque de resurgir
sous des formes incontrôlées. Gare aux milices privées
et autres "ratonnades". L'intolérance continuerait à pourrir
la société même si elle devenait moins visible sur
la scène politique.
Eric DUPIN
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