LES COMMENTAIRES d'Eric Dupin
dans FRANCE-SOIR du mois de mars 1999
-Le conte de fées de l'Europe rose (3 mars)
- Cohn-Bendit, Pasqua: le contestataire n'est pas celui qu'on croit (5 mars)
- La CGT se cherche pour ne pas se perdre (10 mars)
- L'avenir politique d'un relaxé de la République (12 mars)
- Pour la suppression du Sénat (13 mars)
- Les eurocrates entre l'irresponsabilité et l'ignorance (17 mars)
- Cafouillage dans les réformes (24 mars)
- Mourir pour Pristina ? (26 mars)
- Le lepénisme meurt, le danger demeure (31 mars)


LE CONTE DE FEES DE L'EUROPE ROSE
(3 mars)
 Le Parti socialiste européen, vous connaissez ? Un puissant inconnu. De Gallway (Irlande) à Kesan (Grèce), de Tromso (Norvège) à Gibraltar (Grande-Bretagne), tous les socialistes ou assimilés de l'Union européenne appartiennent à cette formation qui vient de tenir congrès à Milan. Le socialisme est devenu la force dominante sur le Vieux Continent. Le PSE peut se flatter de diriger onze des quinze gouvernements de l'Union. Avec 214 élus, il constitue le groupe parlementaire européen le plus nombreux.
 A trois mois du scrutin européen, ces socialistes réunis se sont-ils mis d'accord sur un projet ? Alain Madelin, président de Démocratie libérale, fait mine de le croire en fustigeant "l'Europe rose" qui accoucherait d'un "super-Etat, avec une super-bureaucratie". A force de répéter que le cadre national est trop étroit pour résoudre les grands problèmes, on attend certes de la gauche européenne qu'elle accouche d'un programme commun. "Nous n'avons plus d'excuses", a reconnu le premier ministre Danois: la glissade libérale de l'Europe deviendrait incompréhensible à partir du moment où l'Espagne est l'unique grand pays gouverné à droite.
 Le congrès de Milan du PSE, qui est moins un véritable parti qu'une structure bureaucratique, a toutefois démontré l'indigence du socialisme européen. Son "manifeste pour les élections européennes" réussit une prouesse géométrique: il est plat et creux à la fois. Les "21 propositions" pompeusement énoncées peuvent se ramener à une simple pétition de principe: on essaiera de faire de notre mieux. "Oui à l'économie de marché, mais non à la société de marché", lit-on. Voilà qui éclaire faiblement la nouvelle identité de la gauche. Michel Rocard, dans une interview à Libération, se flatte de ce que cette formule favorise une convergence avec la démocratie-chrétienne... le principal courant de la droite européenne !
 Les 16 millions de chômeurs n'ont pas grand chose à attendre de l'énigmatique "pacte européen pour l'emploi" évoqué par le PSE. Les socialistes se gardent bien de préciser quelle réforme fiscale rééquilibrant les charges pesant sur le travail et sur le capital ils entendent mener. "De mon vivant, il n'y aura pas d'harmonisation des impôts en Europe", a confié, il y a peu, Robin Cook, ministre des Affaires étrangères britanniques, et l'un des rédacteurs de ce "manifeste". Celui-ci ne parle pas d'un gouvernement économique européen ni d'une taxation des mouvements de capitaux. Le comique est même atteint lorsque le texte vante la "poursuite" d'une politique étrangère européenne qui a le malheur d'être inexistante.
 Sans doute conscient de ces lacunes, Lionel Jospin s'est efforcé, lundi, d'appeler ses camarades à plus d'audace. Il a relancé plusieurs idées chères à la France comme un programme d'investissements financé par l'emprunt, la constitution d'un gouvernement économique européen ou encore l'harmonisation fiscale. Mais ce volontarisme se heurte au scepticisme des sociaux-démocrates allemands, des néo-travaillistes anglais et même de la gauche italienne. Moins que des divergences idéologiques, ce sont les différences nationales qui paralysent le socialisme européen.
COHN-BENDIT, PASQUA: LE CONTESTATAIRE N'EST PAS CELUI QU'ON CROIT
(5 mars)
 On attendait Daniel Cohn-Bendit et ce sera peut-être Charles Pasqua. La vedette du show européen de juin 1999 ne sera pas forcément celle que l'on imaginait. Au-delà de leurs différences de générations, ces deux hommes ont en commun d'être de glorieux anciens combattants de mai 1968. Pas du même côté des barricades. L'insolent rouquin incarnait la rébellion juvénile contre le régime gaulliste. Le PDG de la société Ricard assurait la défense musclée du pouvoir en place à la tête du redoutable "Service d'action civique" (SAC).
 Trente ans après, nos deux héros jouent presque à fronts renversés la comédie de la contestation. A l'heure où les dirigeants de tous poils célèbrent à n'en plus finir l'avènement de la monnaie unique, le drapeau européiste brandi par "Dany" ne gêne en rien les puissants. Le volubile maire adjoint de Francfort reste délicieusement provocateur dans la forme, mais il est devenu plutôt conformiste sur le fond. Son discours vaguement social-démocrate mâtiné d'écologie ne le distingue pas fondamentalement des positions socialistes. C'est sans doute ce manque d'originalité qui explique que, de l'aveu même des Verts, leur campagne européenne n'accroche pas autant qu'ils ne l'espéraient.
 Par contraste, l'agitation du sanglier des Hauts-de-Seine est sans doute moins vaine qu'il n'y paraît. Cette vieille bête politique a pris la tête du parti du refus de l'Europe. C'est sans précaution, et avec le talent démagogique qui est le sien, qu'il brise le consensus européiste qui baigne l'immense majorité de la classe politique.
 "Droite ! Gauche ! Marchons contre l'Eurolande !" Ses affiches annoncent clairement la couleur. Contrairement à Philippe de Villiers, Charles Pasqua refuse de s'inscrire dans le combat droite-gauche. Son ambition est de rassembler les électeurs de toutes sensibilités attachés à une souveraineté nationale en péril. Cela peut faire du monde, si l'on veut bien se rappeler que 49% des Français avaient voté "non" au traité de Maastricht.
 L'émiettement de l'offre électorale interdira certes au président du conseil général des Hauts-de-Seine de grimper très haut. Mais Pasqua profitera vraisemblablement du monopole de la posture franchement anti-européenne. Après avoir fait monter la pression, le Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement devrait faire liste commune avec le PS. Les "mutants" qui dirigent le PCF répètent désormais sans cesse qu'ils ne sont point hostiles à la construction européenne. Quant à Villiers, il semble un peu usé, même s'il pourrait dangereusement concurrencer Pasqua en présentant sa propre liste.
 Le baroudeur gaulliste pourrait encore bénéficier, cette année, de la prime traditionnellement offerte, lors du scrutin européen, à la force perçue comme la plus en rupture avec le système. Ce fut le cas du Front national en 1984, des écologistes en 1989 et des listes Tapie et Villiers en 1994. Encore un relatif succès électoral de Pasqua serait-il difficilement porteur d'avenir pour cet homme de 72 ans. L'essentiel, pour ce rusé personnage qui n'a pas réussi à s'emparer de la présidence du Sénat, est sans doute de finir en beauté sa carrière politique.

LA CGT SE CHERCHE POUR NE PAS SE PERDRE
(10 mars)
 La vénérable CGT n’est plus ce qu’elle était. On ne peut plus, sans être aveugle ou injuste, se contenter de moquer son dogmatisme, son conservatisme et ses corporatismes. Non que ces défauts aient totalement disparu de ses rangs, loin s’en faut. Mais parce que le changement symbolisé par le remplacement, à la tête de la confédération, du chenu Louis Viannet par le néo-quadragénaire Bernard Thibault n’a rien de cosmétique.
 Le renouveau de la CGT est le fruit d’un long et douloureux mûrissement. Le nouveau numéro un, qui a gagné ses lauriers lors de la grande grève de décembre 1995, tire profit des efforts, souvent vains, de ses prédécesseurs. Chacun à sa manière, le jovial Georges Séguy, le gouailleur Henri Krasucki et le placide Louis Viannet ont préparé l’événement présent. Les deux premiers secrétaires généraux ont cependant buté sur la tutelle, alors envahissante, exercée par le PCF sur la CGT. Le déclin du parti communiste a levé cet obstacle. Les dirigeants successifs ont également subi le conservatisme d’une organisation figée dans ses rites et son langage. La première confédération syndicale s’est longtemps réfugiée dans une stratégie purement défensive : « préserver les acquis sociaux », lutter contre les adaptations du secteur public, tout ceci dans un cadre national.
 Si la CGT opère aujourd’hui sa mue, c’est que cette stratégie est devenue impraticable. La guerre sociale des tranchées est perdue d’avance dans le monde des nouveaux rapports au travail et de l’internationalisation de l’économie. Se contenter de dire « non » à ces évolutions est le plus sûr moyen d’affaiblir le salariat. C’est pourquoi Bernard Thibault a invité les cégétistes à combiner la contestation et la proposition. Son discours est double au point de susciter parfois un certain trouble. D’un côté, il réaffirme l’identité de la CGT en maintenant une critique radicale du capitalisme et en égratignant sérieusement le gouvernement Jospin. De l’autre, il invite instamment ses militants à dépasser le stade de la dénonciation pour proposer des solutions avant de les négocier.
 Ce discours se cherche visiblement. Ses hésitations se sont manifestées à propos des accords sur les 35 heures, acceptés ici et refusés là. Au-delà des résistances internes, le nouveau cours de la CGT se heurtera surtout au rapport de force social toujours défavorable au salariat en période de chômage massif.
 Pour y remédier, la nouvelle direction emprunte deux voies qui sont sans doute les changements les plus lourds de conséquences. La première est celle d’une volonté sincère d’unité syndicale. Le modèle à suivre est ici celui de l’Italie où les centrales représentent des sensibilités différentes qui savent agir de concert face au patronat. Dans la dernière période, les fossés creusés entre la CGT, la CFDT et FO n’ont pas peu contribué à l’affaiblissement syndical. L’autre moyen de fortifier le front salarié est de construire une convergence syndicale européenne. La nouvelle CGT s’y emploie en s’apprêtant à rejoindre les rangs de la CES (Confédération européenne des syndicats). Au lieu répéter sans fin son opposition à la monnaie unique, elle tente désormais de frayer un chemin à une Europe sociale en pointillé.

L'AVENIR POLITIQUE D'UN RELAXE DE LA REPUBLIQUE
(12 mars)
 Enfin blanchi ! Le président de l'Assemblée nationale a longtemps attendu la reconnaissance officielle de son innocence dans l'affaire du sang contaminé. On imagine sa satisfaction en entendant cette petite phrase de l'arrêt de la Cour de justice de la République: "L'action de Laurent Fabius a contribué à accélérer les processus décisionnels".
 Ce procès réussira-t-il, pour autant, à "sauver la carrière politique" de l'ancien Premier ministre de François Mitterrand, selon l'expression accusatoire d'une des victimes ? Le verdict ne délivrera pas totalement Laurent Fabius de la suspicion. Le déroulement déconcertant d'un procès juridiquement baroque et son issue même, avec un ministre coupable mais non condamnable, ternissent inévitablement sa propre relaxe. Les adversaires politiques de Fabius ne se priveront certainement pas d'utiliser cette dramatique affaire contre lui.
 La cruelle épreuve aura toutefois trempé le caractère du député de Seine-Maritime et sensiblement modifié son image. Il est bien loin le temps où l'opinion le percevait comme une "tête d'œuf" née avec une cuillère d'argent dans la bouche. Brillantes études et carrière fulgurante font certes partie du passé de celui qui fut député à 32 ans, ministre à 35 et chef du gouvernement à 38. Mais l'homme qui a aujourd'hui 53 ans sort d'un long tunnel d'adversité.
 Ne doutons pas que Fabius réoccupera toute la place que les circonstances lui offriront. Aux pires moments, le président de l'Assemblée nationale n'a jamais renoncé à ses ambitions. Ses rivaux auraient tort de sous-estimer sa pugnacité et sa ténacité. Il a d'ailleurs organisé sa défense avec le soin professionnel et méthodique qu'on lui connaît. Le relaxé de la Cour de justice dispose d'un atout précieux. Cette homme de réseau n'a jamais été abandonné par ses amis, contrairement à Lionel Jospin. Fabius demeure le chef de guerre d'un influent courant du parti socialiste. Ses partisans sont particulièrement nombreux au groupe parlementaire.
 Mais les socialistes risquent de se rendre vite compte que leur ancien premier secrétaire a moins changé qu'on n'aurait pu le croire. Son comportement dans cette affaire apporte de l'eau au moulin à ceux qu'insupportent certains traits désagréables de son caractère. D'aucuns lui reprochent, non sans raison, d'avoir "joué perso" sans trop se soucier du sort de ses anciens ministres. Au cours même du procès, il a laissé échappé cette excessive confiance en soi, qui lui a pourtant coûté si cher par le passé, en lâchant un "CQFD" péremptoire en conclusion d'une démonstration de son innocence.
 Personne n'est parfait. Pas plus Jospin que Fabius. On en revient inexorablement à la rivalité de quinze ans entre les deux héritiers de Mitterrand. L'empêchement de Fabius, précisément causé par l'affaire du sang, a donné sa chance à Jospin en 1995. Ce qui nuit à l'un profite à l'autre. L'avenir de Fabius sera d'autant plus souriant que celui de Jospin sera sombre. Qu'on l'aime ou non, le président de l'Assemblée a l'envergure qui en fait le rival le plus dangereux du Premier ministre.
POUR LA SUPPRESSION DU SENAT
(13 mars)
 La France des bourgs est en émoi. Impitoyables égalisateurs et féroces représentants de la ville, les socialistes s'attaquent à leur institution dédiée, le Sénat. Au dernier conseil des ministres, l'ancien élu corrézien devenu président de la République a déclaré solennellement que la réforme de la Haute Assemblée présentée par le gouvernement mettait en péril "l'équilibre humain et social" du pays. Pas moins. Le vosgien Christian Poncelet, qui préside aux destinées du palais du Luxembourg, a gémi sur la dangereuse "fracture territoriale" qui menace la France.
 La cause de ces cris d'orfraie ? Le simple projet de modifier le mode de scrutin des sénateurs pour mieux faire respect le principe démocratique élémentaire de la représentativité des élus. Le système actuel est aussi complexe qu'injuste. Il avantage exagérément les zones rurales au détriment des villes, grandes et petites, où vivent l'immense majorité de la population. Cette règle du jeu truquée assure à la droite une majorité éternelle au Sénat. La gauche peut être largement majoritaire dans le pays, comme ce fut le cas au début des années quatre-vingt, le palais du Luxembourg reste un inexpugnable bastion conservateur. On compte actuellement 220 sénateurs de droite sur un total de 321. D'après les experts, la réforme défendue par Lionel Jospin ne rognerait les effectifs de l'opposition nationale que d'une vingtaine de sièges.
 Ne faudrait-il pas plutôt, à l'avenir, aller plus loin dans la mise en cause de cette "anomalie", selon l'expression employée en avril 1998 par le Premier ministre, qu'est le Sénat français. Ce modèle d'archaïsme représente une France d'avant-hier, mais il est doté de pouvoirs redoutables qui lui permettent de retarder le cours des réformes législatives voire d'en bloquer certaines (lois organiques ou constitutionnelles). Jospin n'a pas tort d'y voir une "survivance des chambres hautes conservatrices" d'antan.
 La logique voudrait alors d'en proposer la suppression pure et simple, pas que le chef du gouvernement s'est gardé de franchir. Le bicamérisme - dédoublement du Parlement en deux assemblées - n'est véritablement indispensable que dans les Etats à structure fédérale, comme les Etats-Unis ou l'Allemagne. Ailleurs, la fonction réelle d'une seconde chambre est d'exercer une influence conservatrice au nom de la "démocratie tempérée". Notre Sénat a été créé en 1875 avec un mode de scrutin volontairement inégalitaire dans le but avoué de protéger l'ordre établi. Plusieurs démocraties ont supprimé ce genre de relique institutionnelle: la Nouvelle-Zélande en 1950, le Danemark en 1953 ou encore la Suède en 1969. Ils n'en sont pas morts.
 On rétorquera que le Sénat est parfois une utile chambre de réflexion. Certains sénateurs honorent assurément cette fonction en publiant des rapports de qualité. Citons les noms d'Henri Caillavet, Jean Cluzel, Lucien Neuwirth ou René Trégouët. Au total, cette institution est cependant très onéreuse eu égard aux services qu'elle rend. Cet argent serait mieux utilisé pour donner à l'Assemblée nationale des moyens plus sérieux d'enquêtes et d'études.
 Reste le plus dur. Supprimer la Haute Assemblée ne peut se faire que sur initiative du président de la République et par voie référendaire. Charles de Gaulle s'y est cassé les dents en 1969....

LES EUROCRATES ENTRE L'IRRESPONSABILITE ET L'IGNORANCE
(17 mars)
 "Il devient difficile de trouver quelqu'un qui ait le moindre sentiment d'être responsable". Cette petite phrase assassine du rapport qui a causé la chute de la Commission européenne en dit long sur la gravité du mal qui ronge cette institution clef. Ce document accablant plonge l'Union dans une crise profonde qui tombe particulièrement mal. L'Europe patauge dans de délicates discussions sur ses orientations budgétaires à long terme, le sommet de Berlin est dans une dizaine de jours et les élections européennes dans trois mois...
 La démission collective de la Commission serait moins grave si elle se limitait à sanctionner une série de fautes individuelles. Le rapport rendu public lundi recense certes toute une théorie de pratiques douteuses. Copinage, népotisme, embauches de "sous-marins", sous-traitances coûteuses et tricheries diverses ont visiblement prospéré à Bruxelles. Edith Cresson, qui partage la conception mitterrandienne de l'amitié, est la personnalité la plus épinglée par les experts. Mais elle n'est pas la seule, des commissaires allemands et portugais s'étant vus, eux aussi, reprocher des comportements répréhensibles.
 Pis encore, c'est bien le système lui-même de l'eurocratie qui est coupable. On apprend avec effarement que la Commission a tout bonnement "perdu le contrôle" de son administration. Que nombre de commissaire avouent benoîtement n'être "pas au courant" de ce qui se trame dans leurs services. Que l'on compte à Bruxelles "autant de féodalités que de commissaires". Que les contrôles sont largement inopérants.
Inquiétant quand on sait que la Commission est la cheville ouvrière de la construction européenne. Ce "machin", comme dirait de Gaulle, a grossi dans ces conditions malsaines. Avec une quinzaine de milliers d'agents, cette institution remplit de plus en plus de missions. Elle est insensiblement passée du stade d'instance de réflexion et de proposition à celle d'exécutif. Encore son statut demeure-t-il terriblement ambigu. De même que le Parlement européen n'est pas un vrai parlement (la législation est d'abord décidée par le Conseil), la Commission n'est pas un vrai gouvernement (mais plutôt une sorte de super-administration).
La composition même de cette Commission est révélatrice de sa nature hybride. Son président est choisi par l'ensemble des chefs d'Etats membres. Lorsqu'il s'agit d'une personnalité affirmée, comme Jacques Delors, la Commission pèse sur les orientations politiques. Au détriment d'une certaine rigueur dans la gestion puisque la plupart des affaires étalées aujourd'hui datent de l'époque de l'ancien président. Mais quand le président est plus fade, tel le démissionnaire Jacques Santer, l'institution ne parvient guère à se faire entendre. Les autres commissaires doivent leur poste à la confiance des dirigeants de leur pays d'origine. Ce sont trop souvent des pré-retraités de la vie politique nationale.
Les optimistes rétorquent que cette crise est une victoire pour la démocratie européenne puisqu'elle démontre le pouvoir nouveau de l'opinion et du Parlement sur la bureaucratie bruxelloise. Peut-être, mais à la condition de réformer enfin en profondeur la manière dont l'Europe est gouvernée.
CAFOUILLAGE DANS LES REFORMES
(24 mars)
 Une Marianne stylisée fondue dans le drapeau tricolore: le gouvernement est fier de sa "nouvelle identité visuelle". La lisibilité de son action réformatrice n'en profite guère. Au contraire, la marche de l'équipe Jospin apparaît aujourd'hui hésitante et peu convaincante.
 Le dernier exemple en date est fourni par la réforme traitant de la "présomption d'innocence". Le pouvoir vante le "texte équilibré" concocté par Elisabeth Guigou dont la discussion par l'Assemblée nationale a commencé hier soir. Ce projet a surtout le mérite de mécontenter tout le monde. Les défenseurs du droit des accusés lui reprochent amèrement son manque d'audace en matière de détention provisoire. Ceux qui se soucient prioritairement de lutter efficacement contre la délinquance s'inquiètent de dispositifs qui pourront astucieusement servir les auteurs de délits.
 Cette réforme, une fois encore, doit plus à des raisonnements technocratiques qu'à des analyses concrètes. L'inculpation a été transformée en une plus neutre "mise en examen". Voilà qui n'est apparemment pas suffisant puisque le texte Guigou invente l'étrange concept de "témoin assisté" pour mettre en cause de soupçonnés délinquants sans les placer véritablement en examen...
 La procédure judiciaire serait encore alourdie par la création d'un "juge de la détention" distinct du juge d'instruction. Et que dire de la présence obligatoire de l'avocat dés la première heure d'une garde à vue si ce n'est qu'elle profitera d'abord ceux qui ont les relations et les moyens d'une défense efficace ?
 La tarte à la crème de la "présomption d'innocence", d'autant plus souvent brandie que les cas de malhonnêteté se multiplient à tous les échelons de la société, est décidément à l'origine de bien des absurdités. On se souvient de la Cour de Justice de la République dispensant de peine un homme qu'elle déclarait coupable sous prétexte que ladite présomption n'avait point été suffisamment respectée...
 Mal ficelé, fruit de pressions contradictoires, le texte Guigou ressemble par ses défauts au projet de réforme sur l'audiovisuel préparé naguère par Catherine Trautmann. La confusion et l'irréalisme de ce document furent tels que Lionel Jospin avait demandé à la ministre de reprendre son ouvrage en janvier. Un nouveau projet est en cours de finition. D'après ce que l'on peut en savoir, la clarté et l'audace n'en seront pas les traits dominants. Si le gouvernement semble ne plus vouloir se limiter au secteur public, il réduit singulièrement ses ambitions de réduire la dépendance publicitaire de ce dernier tout en ne renonçant pas à le chapeauter par un inquiétant holding.
 Par contraste, Claude Allègre a au moins le mérite de défendre une réforme cohérente. Cela lui permet de résister à une contestation qui semble s'essouffler malgré la cascade de ses propres maladresses. Le ministre de l'Education a reconnu lui-même, au lendemain de la manifestation enseignante du 20 mars, qu'il avait commis une "erreur politique" en réduisant la rémunération des heures supplémentaires. Souhaitons au Premier ministre plus de doigté et de force de conviction que certains de ses collègues du gouvernement lorsqu'il traitera de l'épineux dossier des retraites...
MOURIR POUR PRISTINA ?
(26 mars)
 La paix au Kosovo vaut-elle des vies américaines ? La réponse est clairement non pour 59% des habitants de la "seule super-puissance" sondés par la chaîne ABC News. La résistance de l'opinion et des élus à un enlisement des Etats-Unis dans le conflit des Balkans explique les contradictions du discours tenu, mercredi soir, par Bill Clinton. Le président n'a pas eu de phrases trop fortes pour justifier les frappes militaires contre la Serbie. Faisant implicitement référence à Adolf Hitler, il a appelé l'Amérique à son devoir de s'opposer à un "génocide" perpétré au cœur du Vieux Continent. Mais Clinton a simultanément pris l'engagement de ne pas envoyer de troupes sur le territoire ravagé de l'ex-Yougoslavie.
 Cette stratégie de la demi-mesure inquiète nombre d'experts militaires occidentaux. A mi-voix, ceux-ci se demandent si les bombardements qui ont commencé dans la nuit de mercredi à jeudi n'ont pas plus un objectif politique - montrer à l'opinion internationale que l'OTAN ne reste pas l'arme au pied - qu'un but réellement opérationnel - empêcher Slobodan Milosevic de poursuivre son entreprise de "purification ethnique" au Kosovo.
 Le pari dans lequel sont engagés les huit pays de l'organisation atlantique impliqués dans cette opération est de contraindre le dictateur serbe à accorder aux  Kosovars une autonomie interne qu'il leur a supprimée en 1989. C'est négliger que l'entêtement de Milosevic s'appuie sur la vivacité d'un nationalisme serbe qui considère le Kosovo comme un de ses berceaux historiques, bien que cette région soit peuplée à 80% par des Albanais de souche. C'est aussi miser sans doute excessivement sur l'efficacité des frappes aériennes "sévères et rapides" programmées. "On va vite faire des trous vite comblés sur les aérodromes, on va viser des baraquements à moitié vides", lâche Andrew Brookes, de l'Institut International d'Etudes Stratégiques (Londres). Et l'on doute fort que les inévitables "dégâts collatéraux" (victimes civiles en langage non militaire) toucheront au cœur l'autocrate de Belgrade.
 Arrêter les exactions serbes au Kosovo impliquerait une intervention militaire au sol. Les Américains n'en voulant pas, les Européens en prendront-ils la responsabilité ? C'est douteux étant donné les moyens importants et les difficultés de terrain qu'une telle initiative impliqueraient. Sans oublier qu'il n'est pas question, comme l'a rappelé Lionel Jospin, d'aider à la création d'une "Grande Albanie" que porterait en germe l'indépendance du Kosovo.
 L'enthousiasme à l'égard de l'opération militaire contre la "République fédérale de Yougoslavie" est déjà tiède dans l'Hexagone. François Léotard se demande philosophiquement s'il y a "une vie après les frappes". Robert Hue condamne. Le consensus international n'est pas plus au rendez-vous pour des actes qui ne sont pas bénis par une résolution de l'ONU. La Chine, l'Inde, mais encore le Vatican, ont manifesté leur opposition. Plus grave, la Russie gronde et Boris Eltsine menace carrément d'une "guerre en Europe". Une réaction qui démontre, si besoin en était, que la géopolitique est autrement plus puissante que l'idéologie. Une très vieille leçon particulièrement angoissante en pleine crise des Balkans.
LE LEPENISME MEURT, LE DANGER DEMEURE
(31 mars)
 Jean-Marie Le Pen fait la manche. Il en est réduit à quémander le soutien de ses militants pour financer sa campagne européenne. Le tribun d'extrême-droite n'est pas encore un clochard de la politique, mais son heure de gloire est bien passée. Depuis qu'il a cassé son mouvement, Le Pen encaisse une série de déboires auxquels il réagit de plus en plus mal. Sa pétulance charismatique se dégrade en narcissisme dévastateur. La dernière des épreuves endurées par le chef du Front national (canal historique) est celle de la perte de Toulon, la plus grosse mairie du FN. Celui-ci n'en dirige plus qu'une seule sur les quatre gagnées en 1995. Manifestant un singulier mépris pour son ancien ami Jean-Marie Le Chevallier, Le Pen réagit en déclarant être plus affecté par la mort de son chat !
 Le clan lepéniste n'a pas gagné la bataille juridique qui l'oppose au commando mégrétiste. L'enjeu n'est pas mince. Il en va notamment du magot des 41 millions de francs d'aide publique ainsi que du patrimoine du Front fracturé. Le lepénistes ont essuyé un revers, le 25 mars, devant le tribunal des référés de Nanterre. Ces sombres histoires ont été examinées hier par le tribunal de grande instance de Paris. Les partisans du maître de Saint-Cloud craignent d'être frappés au tiroir-caisse.
 Les errements de la ligne politique de Le Pen n'arrangent rien. Le fondateur du FN n'est pas plus fréquentable aujourd'hui qu'hier. Le 22 mars, la police belge découvre une incroyable panoplie d'armes dans sa voiture de fonction. L'ancien député poujadiste tente pourtant une déconcertante manoeuvre d'ouverture. Dans un livre récent de lettres ouvertes aux hommes politiques, il va jusqu'à tenter de placer Lionel Jospin dans le "même camp" que lui à propos de la nation ! De quoi déconcerter plus d'un électeur frontiste.
 Le Pen n'est d'ailleurs même pas absolument sûr de franchir la barre fatidique des 5% au prochain scrutin européen. Il ne fait plus peur à grand monde: "l'établissement" ne croit plus à ses conquêtes et les médias ont cessé d'être fascinés. Le candidat lepéniste s'est d'ailleurs effondré au premier tour de la récente législative partielle des Bouches-du-Rhône.
 Les adversaires de l'extrême-droite ne doivent cependant pas se réjouir trop tôt des malheurs lepénistes. D'abord, parce que le danger mégrétiste a de bonnes chances de le remplacer à terme. Dans un premier temps, le maire consort de Vitrolles assied son contrôle sur les éléments les plus durs de l'extrême-droite. Une fois Le Pen éliminé, sa stratégie consisterait à nouer une alliance avec une fraction de la droite. Les clins d'œil échangés avec l'entourage d'Alain Madelin ne sont pas innocents.
 L'entreprise tarabiscotée de Bruno Mégret est loin d'être assurée du succès. Mais, même si l'extrême-droite s'enfonce dans une autodestruction générale, les maux qui l'ont alimenté ne disparaîtront pas comme par enchantement. Un FN fort canalisait une violence qui risque de resurgir sous des formes incontrôlées. Gare aux milices privées et autres "ratonnades". L'intolérance continuerait à pourrir la société même si elle devenait moins visible sur la scène politique.
 
Eric DUPIN

Retour à la page sommaire des commentaires dans France-Soir

LES COMMENTAIRES D'OCTOBRE 1998
LES COMMENTAIRES DE NOVEMBRE 1998
LES COMMENTAIRES DE DECEMBRE 1998
LES COMMENTAIRES DE JANVIER 1999
LES COMMENTAIRES DE FEVRIER 1999


RETOUR VERS