Florence BOUCHY
Xini Yi CAO Darina KLAYER Pierre MONEGIER |
INSTITUT D'ETUDES
POLITIQUES DE PARIS
Analyse critique des médias Conférence d'Eric DUPIN Année 2003-2004 |
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Créé en 1995 par un trio d’ex-maoïstes suédois,
le premier quotidien gratuit est présent dans 16 pays avec 29 éditions
dans 14 langues.
Metro France est détenu à 65,7 % par Metro International (qui fait partie du groupe suédois Kinnevik) et à 34,3 % par TF1. Metro France revendique une diffusion totale de 440 000 exemplaires pour ses éditions de Paris, Lyon et Marseille et une audience de 1 266 000 lecteurs. |
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Le groupe norvégien Schibsted exporte 20 Minutes depuis 1999,
essentiellement en Scandinavie, en Espagne (Barcelone et Madrid) en Suisse
(Zürich, Berne et Bâle), et en France depuis 2002.
Ouest-France, le premier quotidien français, détient 50 % du capital de 20 Minutes. 20 Minutes revendique une diffusion de 450 000 exemplaires chaque jour pour Paris et la proche banlieue. |
Introduction : les héritiers de Girardin ?
L’invention de la presse moderne est souvent attribuée à
Emile de Girardin et Moïse Millaud, dans la plupart des ouvrages d’histoire
des médias . Si l’un était journaliste et l’autre un grand
industriel, les deux hommes partageaient en tout cas une même conviction
: pas de démocratisation de la presse sans diminution drastique
du coût du journal. Le moyen d’y parvenir ? Un recours massif à
la publicité et des charges salariales réduites.
Lancé en 2002 en France, les « quotidiens gratuits d’information
politique et générale » Metro et 20 Minutes pourraient
à ce titre se poser en dignes héritiers de La Presse de Girardin
(1836) et du Petit Journal de Millaud (1863). Girardin avait brisé
un tabou en finançant son journal par la publicité – à
hauteur de 40 à 50 % –, diminuant ainsi le prix de vente de moitié.
Les journaux gratuits se contenteraient de pousser à l’extrême
le « modèle Girardin » : financement à 100 %
par la publicité et prix de vente…inexistant.
Et pourtant, la patrie d’Emile de Girardin a très mal accueilli
l’irruption, voici près de deux ans, de ce nouveau type de presse.
Pour la première fois en France depuis bien longtemps, journalistes,
ouvriers du puissant syndicat du Livre et patrons de presse ont eu une
position commune : « La presse écrite ne peut pas être
gratuite » . S’en suivit une véritable campagne anti-gratuits
: exemplaires détruits par des ouvriers du livre en colère,
colporteurs molestés et éditorialistes en colère.
Le PDG de Metro International, Pelle Törnberg, eut du mal à
comprendre : « Cela ne nous était arrivé dans aucune
des vingt-et-une villes dans lesquelles nous sommes présents. Paris
fait pourtant partie du monde civilisé… ».
C’était feindre d’ignorer la difficile situation dans laquelle
se trouve la presse quotidienne nationale française. Mais si la
crise que traverse la presse est en grande partie liée aux coûts
du journal et à la mauvaise santé du marché publicitaire,
deux éléments aggravés par la concurrence des gratuits,
d’autres causes plus profondes sont à prendre en compte. Il s’agit
notamment du peu d’intérêt que porte la presse à un
son lectorat – particulièrement les femmes et les jeunes – et des
conséquences de cette attitude dans l’image que les Français
ont de la presse payante : élitiste, politisée, compromise,
etc… On peut espérer que la presse gratuite « réveille
» la presse traditionnelle.
Mais on peut craindre également que la lecture quotidienne de
20 Minutes et de Metro institue un dangereux rapport à l’information
en insinuant qu’une information « gratuite » – c’est-à-dire
financée par la publicité – et incomplète suffit pour
se faire une idée juste de problèmes complexes. Les journaux
gratuits représentent-ils donc une menace pour l’information ou
simplement une forme d’ultimatum lancé à la presse traditionnelle
? Pour répondre à cette question nous avons été
conduits à mesurer la réalité du danger que peut représenter
la presse gratuite pour le pluralisme en France, ainsi qu’à étudier
les spécificités des projets éditoriaux de Metro et
20 Minutes.
Au cours de notre enquête nous avons rencontré Didier Pourquery,
Directeur des rédactions de Metro France, Matthieu Stéfani,
Chef de la publicité chez Metro France, et Frédéric
Filloux, Directeur de la rédaction de 20 Minutes. On retrouvera
l’intégralité des interviews qu’ils nous ont accordées
en annexe de ce document. Nous sommes également entrés en
contact téléphonique et électronique avec Laurence
Bridier, Directrice commerciale et marketing de 20 Minutes. Nous avons
par ailleurs interrogé certains journalistes de ces deux publications
lorsque nous nous sommes rendus aux sièges de 20 Minutes et Metro
France. Notre fonds documentaire est principalement constitué de
coupures de presse compilées par la Fondation nationale des sciences
politiques.
I/ Un dangereux rapport à l’information ?
Lors de l’irruption en France des quotidiens gratuits, les ouvriers
du livre ont violemment manifesté leur opposition à ce nouveau
concept, par crainte de voir l’actuelle organisation du système
d’édition et de diffusion remise en cause. Mais les journalistes
de la presse payante ont plutôt mis en avant un argument d’ordre
intellectuel : rendre l’information gratuite revient à minimiser,
voire à nier la valeur ajoutée qu’est le travail du journaliste.
Rechercher l’information a un coût. La traiter, l’analyser, la critiquer
ne peut se faire sans une équipe organisée qui représente
un vivier de compétences progressivement construit, à force
de temps et de moyens. En d’autres termes, le prix d’achat d’un journal
correspond moins à un impératif de rentabilité qu’au
besoin de reconnaissance symbolique de ce qu’apporte à l’information
brute la personnalité du journaliste. On pourrait d’ailleurs remarquer
que le prix de vente des quotidiens payants est étalonné
sur le positionnement des journaux sur une échelle de valeurs symbolique.
Si l’on comprend l’importance que revêt pour les rédacteurs
la reconnaissance de leur travail, on peut néanmoins s’étonner
que celle-ci ne puisse, à leurs yeux, passer que par cette étape
symbolique du prix de vente. L’information télévisée
est en effet elle aussi gratuite pour les téléspectateurs
sur les chaînes privées, et la redevance télévisuelle,
payée forfaitairement, n’est chargée d’aucun poids symbolique.
C’est donc la même logique que semblent suivre les journaux gratuits.
Pour autant, il est indéniable que les ressources publicitaires
que peut escompter un journal papier sont sans commune mesure avec celles
dont bénéficie l’audiovisuel. Créer un journal gratuit,
c’est donc avant tout pour l’instant gérer une pénurie :
celle des moyens, en temps et en argent, consacrés à la recherche
de l’information. Certes, les agences de presse réalisent un travail
considérable qui permet d’éviter de s’appuyer sur des collaborateurs
à l’étranger. Mais cette information doit être mise
en perspective par les journalistes, vérifiée et critiquée,
ce qui nécessite un long et coûteux travail d’enquête.
Les journaux gratuits risquent de se transformer en simple caisse de résonance
du bruit du monde, et peut-être même de colporter des idées
simples et préconçues qui concourront à l’élaboration
d’un imaginaire politique et social simplifié si ce n’est simpliste.
Ce danger est sans doute accru par les liens étroits des gratuits
au marché publicitaire, et la récente alliance de Metro et
TF1 n’a pas manqué de susciter les plus vives inquiétudes.
Simple caisse de résonance, le gratuit risque de se transformer
en instrument de marketing. En d’autres temps, on aurait parlé de
propagande. La politique des sur-couvertures dont usent, plus que les autres
journaux, les gratuits, est un exemple du brouillage qui s’opère
entre l’information et la publicité. Récemment, Metro a notamment
accueilli en sur-couverture, une publication de TF1 louant les bons résultats
de la chaîne. Le premier mouvement de pensée du lecteur du
gratuit a donc été de considérer cette « information
» comme la principale de la journée. 20 Minutes a, pour sa
part, ouvert une sur-couverture à la RATP pour annoncer le prolongement
de la ligne 14. A l’intérieur du journal, cet événement
– traité en tout cas comme tel par la presse payante et Metro –
n’était pas annoncé. Comme si la publicité suffisait
pour communiquer l’information… Interrogé sur cette question précise,
Frédéric Filloux a estimé que le fait d’en parler
le lendemain était amplement suffisant. Mais l’impression que chez
les gratuits, annonceurs et journalistes se marchent sur les pieds demeure.
Ainsi, l’espace dédié à « Star Academy »,
l’émission phare du partenaire de Metro, a fait l’objet d’un encadré
quotidien à la fin du journal. Il est vrai que l’an passé
c’était « Loft story », l’émission de M6, comme
nous l’a expliqué Didier Pourquery. Mais à cette époque
TF1 n’était pas entrée au capital de Metro France.
Les rédacteurs, tout comme les responsables de la publicité
que nous avons pu interroger, réfutent toute interférence
des contraintes publicitaires sur le contenu éditorial du journal,
en avançant plusieurs exemples de critiques de produits ou programmes
qui avaient pu être lues dans leurs colonnes alors que l’annonceur
était un de leurs meilleurs clients. Cet argument n’est pas sans
poids, tant il est vrai qu’annonceurs et rédacteurs ont des intérêts
en commun : l’efficacité du message publicitaire est étroitement
liée à la crédibilité dont jouit le journal
auprès de ses lecteurs. Tout soupçon de compromission risque
de susciter la défiance des lecteurs à l’égard même
du produit dont la promotion est assurée.
Pourtant, il semble que la perversion du rapport instauré entre
information et promotion se situe à un autre niveau, plus difficile
à mettre en lumière. Il s’agirait d’une transformation de
ce que par analogie avec les concepts économiques on pourrait nommer
le passage d’une économie de l’offre d’information à une
économie de la demande. Pour justifier les nombreux articles auquel
donne par exemple lieu le programme de TF1 qu’est la Star Ac’, les journalistes
de Métro avancent en effet l’argument imparable selon lequel s’ils
le font ce n’est pas en raison de leurs liens avec la chaîne privée,
mais en raison de l’intérêt évident qu’y trouve le
lecteur type de gratuit. On voit donc que la ligne éditoriale, souvent
floue, de ces quotidiens consiste en fait à répondre à
des attentes supposées du lectorat, et non à susciter son
intérêt pour des sujets nouveaux. La fonction d’éveil
à la lecture de la presse, souvent avancée par les gratuits,
paraît donc bien limitée. Le gratuit ne suscite pas la curiosité
du lecteur pour la diversité et la complexité du monde qui
l’entoure, mais le conforte dans le cadre de pensée qui était
jusqu’à présent le sien. En termes d’efficacité sur
les chiffres de diffusion, cette stratégie se révèle
à l’évidence très intéressante, et le risque
couru par les gratuits est minime. Mais on comprend que ce renversement
de perspective suscite la perplexité des journaux payants, l’enjeu
intellectuel étant finalement de taille. C’est bien une éthique
de l’information qui semble mise en péril par les gratuits, et que
corrobore le caractère incomplet de l’information qu’ils proposent,
faute de moyens conséquents d’investigation et de traitement de
l’information.
II/ Les particularités éditoriales des gratuits
Les journaux gratuits sont-ils de purs produits marketing ? Ce qui est
certain, c’est que rien n’est laissé au hasard dans ces publications.
Les responsables marketing veillent au grain. Sur les soixante-dix salariés
que compte Metro France, 36 % sont certes des journalistes, mais le département
le plus important est celui de « Vente et marketing », avec
39 % de la masse salariale totale. On est en droit de se demander qui,
dans ces conditions, pèse le plus lourd dans l’entreprise. Précisons
que les plus hauts responsables commerciaux sont seulement tolérés
à la conférence de rédaction – c’est également
le cas dans certains journaux payants comme La Croix, par exemple. Rarement
présents, ceux-ci ne prennent jamais part aux débats éditoriaux,
ainsi que nous l’ont confirmé rédacteurs en chef, commerciaux
et journalistes de Metro.
Mais cette excroissance du département marketing, caractéristique
des journaux gratuits, a un avantage évident pour le patron de presse.
Le premier avantage mis en avant par Didier Pourquery est que le fait de
travailler avec une équipe rédactionnelle réduite
accorde aux journalistes une plus grande autonomie : « Le «
sub-editor » est l’équivalent du JRI [le journaliste reporter
d’images] : il remplit sa page de A à Z. Il peut même être
amené à faire ses propres photos. L’intérêt
pour le journaliste c’est d’avoir son mot à dire à chaque
étape du processus : point de maquettiste ni de secrétaire
de rédaction, chez Metro. Le « sub-editor » qui fait
par exemple la page Economie remplit sa page comme il l’entend grâce
au logiciel Quark Xpress, et rédige ses titres lui-même. C’est
important pour que les journalistes s’approprient leur journal. »
Sans doute, mais c’est aussi autant de temps en moins pour aller chercher
l’information.
Le second avantage est stratégique. Les impératifs économiques
– attirer les annonceurs – rendent nécessaire une parfaite connaissance
du lectorat. Il s’agit d’un exercice auquel s’est résolue, non sans
mal, la presse payante. Les journaux gratuits sont, eux, tenus de faire
des études d’opinion de façon beaucoup plus régulière
afin de répondre aux exigences des centrales d’achat d’espaces publicitaires.
Cette nécessité impériale a d’ailleurs failli coûter
cher aux gratuits : ils ont eu beaucoup de mal à gagner la confiance
des annonceurs, ce qui explique le retard de leur décollage économique
en France, au regard des autres pays où ils sont implantés.
Du fait de l’opposition des journaux payants, Metro et 20 Minutes n’ont
jamais pu faire partie du panel de l’étude Euro-PQN, qui dissèque
l’audience des quotidiens et sert d’échelle de valeur pour les annonceurs.
Metro et 20 Minutes ont d’abord tenté de contourner le système,
en commandant une étude auprès de la société
Gallup. Matthieu Stéfani, Chef de la publicité de Metro avoue
« [s]’en être mordu les doigts », les annonceurs ne jurant
que par la norme Euro-PQN.
C’est finalement en passant par la Sofres que les journaux gratuits
ont pu délivrer au marché publicitaire une étude commune
crédible, validée par le CESP (Centre d’études des
supports de presse). Communiquée aux annonceurs en juin 2003 seulement
– alors que Metro France affichait des pertes de 3,5 millions d’euros pour
le premier trimestre 2003 –, l’étude a néanmoins permis de
brosser un portrait détaillé du lectorat et de mesurer le
succès marketing de ces journaux : le cœur de cible était
parfaitement atteint. Aussi connaît-on très bien le lecteur,
chez Metro et 20 Minutes. Il s’agit des « jeunes actifs urbains »
. Quel journal sait combien de ses lecteurs sont abonnés à
un club sportif, ont une console de jeux vidéos ou font leurs courses
dans un supermarché plusieurs fois par semaine ?
Il s’agit d’un nouveau lectorat puisque 49 % des lecteurs de Metro
ont entre 15 et 34 ans (25 % sont des étudiants) et 49 % sont des
femmes. Or les femmes et les jeunes constituent justement le public qui
échappe – faute de volonté dans ce sens – à la presse
payante. Il est trop tôt pour confirmer ou infirmer la thèse
des dirigeants des journaux gratuits selon laquelle ce nouveau lectorat,
« converti » à la presse écrite, se tournerait
ensuite vers la presse payante pour obtenir plus d’informations sur certains
sujets, dès que ses revenus le lui permettraient.
Les journaux gratuits dépensent donc beaucoup en marketing.
Le budget consacré à la rédaction s’en trouve réduit
d’autant. C’est ici, semble-t-il, qu’il y a une réelle divergence
entre les deux projets éditoriaux. 20 Minutes a très vite
tenu à se distinguer de Metro, en se posant comme un « vrai
» journal. Frédéric Filloux est très clair à
ce sujet : « La principale différence entre 20 Minutes et
Metro relève du projet éditorial : chez Metro, on se contente
de faire du recyclage de dépêches d’agences, tandis que chez
nous, la rédaction tient une place prépondérante.
Les chiffres attestent de cette différence fondamentale entre un
journal comme 20 Minutes et Metro. L’équipe de rédaction
que je dirige représente une charge salariale de 20,7 millions d’euros
par an. C’est deux fois plus que chez Metro. »
Or ce constat n’est plus tout à fait exact. Metro a beaucoup
changé depuis son lancement et, contre toute attente, c’est vers
une rédaction plus solide que le titre évolue. La nomination
de Didier Pourquery à la tête des trois rédactions
de Metro a en effet amorcé un développement du pôle
rédactionnel. Ce rédacteur en chef chevronné – jusqu’alors
rédacteur en chef au magazine L’Expansion et ancien journaliste
au Monde, à Libération, à La Tribune et à Infomatin
– n’a rien à envier au CV de Frédéric Filloux – qui
a travaillé pendant douze ans à Libération. Après
avoir constitué un comité éditorial prestigieux
– autour de Christine Ockrent, Albert du Roy et Philippe Tesson – et embauché
une quinzaine de journalistes, il a donné une nouvelle direction
au projet éditorial de Metro. Aujourd’hui, dix nouveaux journalistes
ont été recrutés, portant à vingt-cinq personnes
l’effectif de l’équipe rédactionnelle. « A mon arrivée
à Metro, se souvient-il, j’ai mis en place un système dans
lequel chacun des journalistes peut, en plus de ses pages habituelles,
proposer une page hebdomadaire. Au lieu de déléguer les espaces
libres à des pigistes [comme c’est le cas chez 20 Minutes], il m’a
semblé plus intéressant d’ouvrir les colonnes de l’actualité
plus « froide » à mes journalistes. »
Autre point fort de Metro qu’une lecture attentive des journaux gratuits
et payants nous a permis de faire ressortir : le souci pédagogique.
Pendant deux semaines en novembre dernier, Metro a publié une page
par jour entièrement consacrée à l’un des futurs pays
membres de l’Union européenne. Un acte qui s’inscrit dans une volonté
pédagogique forte, à laquelle Didier Pourquery se dit très
attaché : « La pédagogie est essentielle pour le décryptage
de l’information. A chaque fois que des organismes comme l’OMC ou l’ONU
sont mentionnés nous faisons un petit encart pour expliquer à
nouveau leur mode de fonctionnement. Quel journal payant peut en dire autant
? Mais nous voulons aussi que nos lecteurs s’intéressent à
la vie de leur région. Dans nos pages locales, on parle beaucoup
des associations du coin. L’objectif est que nos jeunes lecteurs se disent
: « finalement, la ville dans laquelle on vit est plutôt chouette
». Reste la question qui sera abordée plus bas et à
laquelle – pour l’instant du moins – est surtout confronté 20 Minutes
: jusqu’où le gratuit peut-il légitimement aller dans l’analyse
? Le développement du pôle rédactionnel donne inévitablement
à ces journalistes expérimentés que sont Didier Pourquery
et Frédéric Filloux des envies de grandeur. Aussi la tentation
d’exprimer un point de vue personnel est-elle de plus en plus forte. Mais,
chez Metro France, pas question de prendre la grosse tête pour autant
: Metro est un « low cost », et Didier Pourquery a bien compris
que son intérêt à terme est justement de ne pas de
sortir du cadre : « Nous souhaitons amener à la presse un
lectorat qui l’a depuis longtemps abandonnée ou ne l’a jamais connue.
C’est pourquoi nous sommes un journal neutre, modeste et qui ne se prend
pas au sérieux car c’est ce qui tue la presse française.
»
C’est là un danger que, nous semble-t-il, négligent les
responsables de 20 Minutes. Tandis que Didier Pourquery considère
que son journal doit jouer un rôle d’alerte, « du « France
Info » sur papier », Frédéric Filloux rêve
lui d’un journal d’opinion : « Dans 20 Minutes on retrouve Libération
d’il y a dix ans [Frédéric Filloux est un ancien de Libération,
de même que Laurence Bridier, directrice commercial et marketing
de 20 Minutes, et Pierre-Jean Bozo, le nouveau directeur de 20 Minutes].
C’est vrai que si nous n’offrons pas du prêt à penser, la
neutralité n’est jamais de mise pour autant. Il y a peu de sujets
pour lesquels nous sommes militants mais pour nous devons avoir une position
ferme sur ces questions-là. » 20 Minutes se distingue en effet
de Metro par des titres plus « racoleurs », comme l’admet volontiers
le directeur de la rédaction, et des positions tranchées
sur certains sujets comme la lutte contre le tabagisme et les voitures
dans Paris. Des positions qui ne reflètent pas forcément
l’opinion de tous les lecteurs car, si la plupart des usagers de la SCNF
et de la RATP concèderont sans doute à Frédéric
Filloux que le développement des couloirs pour bus ou du tramway
sont de bonnes initiatives, ses positions sur la lutte contre le tabagisme
sont nettement plus polémiques. On peut se féliciter qu’un
journal populaire ose prendre le contre-pied de certains courants de pensée
– à la différence du Parisien, qui, sur le même sujet,
ouvre surtout ses colonnes aux débitants de tabac en colère.
Mais est-ce le rôle d’un gratuit ? Ou plutôt, peut-il se
le permettre ? Il nous semble que l’orientation éditoriale de par
20 Minutes est trompeuse, voire malhonnête. Au début de notre
enquête, 20 Minutes nous semblait plus attractif que Metro. Une maquette
plus claire, pas de partenariat avec TF1, une moindre dépendance
vis-à-vis d’un grand groupe international, et des positions prononcées.
Mais nous regardions ces deux titres avec nos lunettes d’analystes de la
presse traditionnelle ! Il faut accepter que Metro et 20 Minutes ne peuvent
pas être des substituts à l’information fournie par la presse
payante. Si certains lecteurs – ceux qui pourraient acheter la presse traditionnelle
mais se contentent de la lecture de l’un de ces titres – s’en servent comme
substituts, c’est parce qu’ils croient y trouver une information satisfaisante.
Or, par définition, un journal gratuit ne peut que présenter
des données brutes, certainement pas des positions fondées
et argumentées. Metro est très clair là-dessus : «
Nous n’en avons ni les moyens, ni la vocation », explique Didier
Pourquery. L’attitude de 20 Minutes nous paraît beaucoup plus ambiguë.
D’un côté, le titre se pose en journal d’opinion, et de l’autre
Frédéric Filloux affirme que « le lecteur en a assez
du prêt à penser que tente de lui fournir la presse traditionnelle.
Les 15-34 ans jugent la presse nationale trop élitiste, trop politisée,
…en un mot : trop chiante. Quand on feuillette les journaux traditionnels,
on a l’impression que le lecteur est méprisé et que ses centres
d’intérêt ne sont jamais pris en compte. Nous voulons les
ramener à la lecture de la presse. Nous avons fait la démonstration
de la ringardise de la presse payante. » Livrer des faits «
bruts » a un public non averti est indéniablement dangereux.
Mais le plus grand danger nous semble venir de cette prétention
à offrir le fait et l’analyse, alors que les moyens de l’analyse
ne sont pas mis en œuvre et que l’indépendance financière
du gratuit est fortement soumise à caution. Au moins les faits «
bruts » proviennent-ils de sources fiables : les agences de presse.
L’analyse, elle, est beaucoup plus discutable dans un journal financé
à 100 % par la publicité que dans un journal payant.
Conclusion : à chacun son métier !
La seule légitimité à laquelle peut prétendre un journal composé essentiellement de brèves, faisant le tour du monde en vingt pages et ne disposant pas des moyens suffisants pour effectuer un réel travail d’investigation, c’est celle de jouer un rôle d’alerte. L’analyse et l’opinion appartiennent à ceux qui s’en donnent les moyens. Certes les gens aisés ne sont pas les seuls à avoir le droit de défendre des opinions polémiques. On peut comprendre l’envie, aussi louable soit-elle, d’apporter à ceux qui ne peuvent payer la lecture d’un quotidien des pistes pour développer un jugement critique sur certains thèmes. On peut même partager, à titre personnel, les opinions le plus souvent défendues par cette équipe de rédaction. Mais on est forcé d’admettre que c’est en se positionnant ainsi que la presse gratuite met le plus directement à mal le pluralisme. Les journaux gratuits soulèvent donc la délicate question de la démocratisation de l’accès à l’information, mais c’est aux journaux payants qu’il appartient d’y répondre. Au mieux, la profession parviendra à abaisser le prix de vente au numéro et sera forcée de développer une analyse critique de l’actualité pour compléter l’information brute et gratuite fournie par Metro et 20 Minutes. Au pire, la presse payante restera réservée à une élite pendant que fleuriront des journaux gratuits de parti pris toujours plus racoleurs, dont le financement deviendra de plus en plus difficile à déterminer et qui iront jusqu’à supprimer ou retravailler sans éléments complémentaires des dépêches d’agences jugées trop chères et trop fades. On se rapprocherait alors dangereusement du « MacDo de l’info » tant redouté.