UNE INTERVIEW EXCLUSIVE D'ERIC DUPIN
à propos de son livre "le disciple -
ou les dix leçons que Jospin apprit de Mitterrand" (Plon)

    Les petits cailloux - Quelle drôle d'idée que de titrer votre livre "le disciple" ! Vous croyez vraiment nous faire croire que Lionel Jospin est l'élève de François Mitterrand ?
    Eric Dupin. Pas du tout ! Elève et disciple, ce n'est pas la même chose. Un bon disciple est précisément celui qui s'émancipe de l'enseignement de son maître. Lionel Jospin a reconnu lui-même, dans un entretien avec Jean Lacouture qui vient d'être publié, que François Mitterrand avait été son "mentor". Tel est bien mon sentiment. Mais à condition de préciser que l'actuel premier ministre a longuement et profondément redigéré l'expérience vécue auprès de l'ancien président. Il s'en inspire fortement - plus que ne le croient ceux qui voient en lui un personnage neuf de la vie politique - mais, simultanément, il prend le contre-pied de nombre de pratiques mitterrandiennes - notamment les plus critiquables.
    LPC. Tout cela n'est pas très clair. En quoi Jospin ressemble-t-il à Mitterrand et en quoi lui est-il différent ?
    ED. Simplifions, puisque vous insistez. Il a en commun avec Mitterrand la maîtrise de l'art de la politique - la capacité d'attendre son heure, de saisir au bond les opportunités, d'apprécier en finesse les rapports de force. Mais il s'en distingue radicalement dans sa pratique quotidienne du pouvoir: Jospin n'est pas entouré d'une cour, il n'est pas anesthésié par l'incroyable cynisme de l'ancien président, il respecte mieux les compétences et les responsabilités de ceux qui travaillent avec lui.
    LPC. Mais alors, il est très bien, ce Jospin ! Pourquoi le critiquez-vous dans votre livre ?
    ED. Je me permets seulement de faire remarquer que, sur la plupart des problèmes importants traités au cours de sa première année de gouvernement, ses choix ont souvent été des "non-choix". Qu'il s'agisse des "emplois-jeunes", des 35 heures ou des privatisations, la politique retenue se caractérise par des ambiguïtés, des décisions "mi-chèvre mi-chou" dont l'efficacité reste à prouver - c'est le moins qu'on puisse dire. Tout se passe comme si Jospin ne se sentait pas le droit d'opérer la société française et se contentait de panser ses plaies le mieux possible. Cette thérapeutique est contestable si l'on pense, comme c'est mon cas, que la crise de la société est trop profonde pour que l'on échappe à la nécessité d'opérations chirurgicales...
    LPC. C'est bien joli de dire cela mais vous avez une idée de ce que Jospin pourrait faire très concrètement ?
    ED. Pour être très franc, non. Je ne vois pas aujourd'hui qui, à gauche, propose une politique économique et sociale alternative à celle qui est mise en oeuvre par le gouvernement. Et je n'ai évidemment pas la prétention de combler un tel vide. C'est pour cela que ma conclusion est très modérée. Je ne vois pas au nom de quoi on peut condamner et dénoncer un pouvoir qui est contraint, non seulement par les données économiques internationales et européennes, mais aussi et surtout par les rapports de forces sociaux, idéologiques et culturels de la société française.
    LPC. Bon... Mais enfin, ce Jospin, vous l'aimez ou vous ne l'aimez pas ?
    ED. C'est un tout petit peu plus compliqué...
    LPC. Encore !
    ED. Oui, excusez-moi. Ma première discussion en tête à tête avec Jospin date de 1975 ! Je l'avais rencontré, par hasard, sur le quai de la gare d'Austerlitz et je l'avais abordé comme les militants socialistes le faisaient à l'époque avec leurs "camarades dirigeants". J'étais membre du bureau national du Mouvement de la jeunesse socialiste (MJS), mais je ne m'en étais pas vanté et nous avons discuté pendant près d'une heure de la révolution portugaise. En bon militant du CERES de Jean-Pierre Chevènement, je défendais alors les dirigeants de cette révolution alors que Jospin soutenait les socialistes portugais. Avec le recul, je dois reconnaître qu'il avait raison ! Mais je garde surtout le souvenir d'un secrétaire national du PS qui passe une heure de son temps à tenter de convaincre un militant de son parti...
    LPC. Et vous pensez qu'il a changé depuis ce temps-là, qu'il a pris la grosse tête ?
    ED. Non. Il a certainement perdu une certaine fraîcheur militante au profit d'une expérience qui ne lui est pas inutile là où il est. Mais je crois qu'il demeure pénétré du désir de convaincre les autres. Ce qui est plutôt une qualité pour un leader politique !
    LPC. Décidément, je ne comprend toujours pas le ton plutôt acide de votre livre à son égard...
    ED. Mais parce que j'essaie de jauger une politique plus qu'un homme ! Jospin est tout à fait estimable et pas trop mal entouré. Mais je suis bien obligé de constater que sa politique n'est pas à la hauteur des enjeux. En quoi la construction européenne a-t-elle été vraiment réorientée ? S'attaque-t-on réellement aux privilèges et aux inégalités qui minent la société ? Où donc sont passés les "emplois jeunes" dans le secteur privé ?
    LPC. Arrêtez, on dirait une harangue socialiste. Vous êtes un militant ou un journaliste ?
    ED. Un journaliste. Mais je n'ai pas la naïveté de croire que l'on peut analyser la réalité sans se situer d'un certain point de vue. Et le mien est assurément de gauche.
    LPC. Vous vous plaignez de ne pas avoir été reçu par Martine Aubry. Que lui avez-vous donc fait ?
    ED. Mais rien du tout ! Je me plains d'une seule chose: de n'avoir pas pu rencontrer la ministre du Travail et de la Solidarité alors que j'avais pas mal de questions à lui poser. Elle a été particulièrement exposée pendant la première année du gouvernement Jospin et j'aurais aimé compléter les critiques qui lui ont été adressées - et qui me semblent souvent fondées - par sa propre défense. Mais elle était parfaitement libre de refuser de me rencontrer !
    LPC. Une dernière question: le gouvernement Jospin va durer jusqu'à quand ?
    ED. Il m'a déjà été difficile de reconstituer le passé, alors ne me demandez surtout pas de prévoir l'avenir !


PROPOS RECUEILLIS PAR NICOMA WINSELKY  stagiaire au "Petits Cailloux"
SUR UNE IDEE ORIGINALE DE GEORGES MARCHAIS

    RETOURS VERS "LES PETITS CAILLOUX D'ERIC DUPIN"