Rebonds

Livre. Le journaliste Eric Dupin dessine les limites d'un monde qui se laisse gouverner par l'émotion.
Le «Je» ou l'obsession de la singularité

Par Renaud DELY
vendredi 27 février 2004

L'Hystérie identitaire par Eric Dupin, Le Cherche Midi, 166 pp., 14 €.
 

Un drapeau, une langue, une religion, ou tout simplement une marque de vêtements, une litanie de signes plus ou moins ostensibles jalonnent l'existence de l'individu moderne. Et, s'il fait mine de les brandir avec véhémence comme autant de titres de fierté, celui-ci s'y raccroche surtout comme à une ultime bouée de sauvetage pour se frayer un chemin dans une société aux règles collectives défaillantes. Le journaliste Eric Dupin appelle ça «l'hystérie identitaire», le mal d'un début de siècle où «Je» est partout. Au fil d'une étude fouillée, pétrie de références sociologiques judicieuses, l'auteur, ancien de Libération, nous met en garde contre les ravages causés par ces multiples aspirations au repli sur soi.

Il remet d'abord en perspective cette tentation galopante née de la crise traversée par tous les phares qui, jusque-là, balisaient la vie en collectivité. La famille disloquée, l'école dépassée, le travail émietté, les partis politiques décrédibilisés, l'Etat-nation malade et la République patraque, il n'y aurait plus d'autre échappatoire que de revêtir l'armure de l'amour de soi pour affronter un monde extérieur vécu comme hostile. Les dernières traces de conscience de classe évaporées avec les ultimes résidus du marxisme, l'individu se recroqueville donc sur lui-même et se croire ainsi apte à affronter l'autre. «Plus on est semblable aux autres et plus on est obsédé par sa singularité», assène l'auteur.

Ce mal frappe le «bobo» collectionneur de logos, qui ne se vit qu'en arborant le dernier modèle de baskets à la mode, comme l'adorateur du biniou, qui croit se découvrir en exhumant un instrument désuet, le locuteur d'un patois en voie de disparition comme l'adepte des sectes les plus ésotériques. S'appuyant sur de nouveaux modes de communication eux-mêmes facteurs d'individualisme, cette régression identitaire ne va pas pour autant de pair avec l'expression d'élans souverainistes, de passions nationalistes ou de dérives xénophobes. Au contraire, les thuriféraires de la mondialisation, zélotes de l'unification européenne et autres apôtres de l'antiracisme sont bien souvent les premiers à multiplier les génuflexions devant le moindre particularisme religieux, culturel ou sociologique. «Tenants des Grands Principes» et «dévots du Vécu» font cause commune. Et se définir en «citoyen du monde» équivaut dès lors à en applaudir les traits les plus contradictoires et les pratiques les plus contestables. Oubliant qu'elle doit d'abord rendre possible la vie en société, la «tolérance» se résume au culte d'une sacro-sainte singularité. Pourtant, comme l'écrit Eric Dupin, «ceux qui réduisent le patrimoine de l'humanité à la juxtaposition de vérités locales portent atteinte aux valeurs universelles qui, au-delà de la légitime diversité de leurs applications concrètes, la font progresser».

Les «nouvelles idéologies» qui se sont substituées aux grandes antiennes disparues, marxisme en tête, illustrent les limites de cet air du temps qui se laisse gouverner par l'émotion. Ciblant «l'altermondialisme», «l'humanitarisme» et «l'écologisme», Eric Dupin souligne qu'«elles constituent moins des systèmes de pensée cohérents structurés par de grandes organisations, que de souples réseaux réactifs dont l'activisme se déploie au gré des opportunités médiatiques». Si elles s'insurgent, à juste titre, d'authentiques «scandales du monde contemporain», elles «apparaissent plus comme le stade actuel de décomposition d'anciennes "religions laïques", qu'il n'y a pas lieu de regretter, que comme une manière authentiquement neuve de penser la transformation du monde».

Son rappel à l'ordre sonne juste lorsqu'il invite le lecteur à éviter «le double piège de ceux qui nient les particularités culturelles et de ceux qui les sacralisent». Au final, l'auteur souligne que si «le défi majeur d'une reconstruction des liens sociaux et politiques est naturellement posé à l'ensemble des acteurs politiques», il est d'abord «crucial pour la gauche». Car, «plus que la droite, la gauche est supposée dessiner et proposer un avenir collectif souhaitable». Un impératif qu'elle ne saurait oublier, sauf à laisser se dissiper... son identité.
 

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