Les sondages enfantés par l’élection présidentielle
Paru dans "le Monde" du 16 mars 2002
Les sondages politiques doivent énormément
aux élections présidentielles. Leur première consécration
date de 1936 aux Etats-Unis. Cette année-là, le tout jeune institut
Gallup se fait remarquer en annonçant la réélection inattendue
du président Franklin Roosevelt. La technique du sondage y conquiert
sa crédibilité et s’exporte en Europe. D’abord en Grande-Bretagne,
puis en France avec la création de l’Ifop, en avril 1938, par le sociologue
Jean Stoetzel. La toute première enquête d’opinion réalisée
en France porte sur les accords de Munich. En septembre 1938, 57% des personnes
interrogées les « approuvent » tandis que 37% les jugent
« néfastes » (1). Par comparaison, ces fameux accords
seront ratifiés par 88% des parlementaires. L’opinion se trompe parfois
moins que ses représentants…
Il faut cependant attendre l’élection du
président de la République au suffrage universel direct pour
que les sondages prennent toute leur place dans la vie publique hexagonale.
L’Ifop publie certes des cotes de popularité de l’exécutif depuis
1959. En instaurant les conditions d’un dialogue direct entre le pouvoir et
l’opinion, la Vème République appelait immanquablement un développement
des sondages.
Mais ceux-ci n’ont guère joué de rôle
dans la campagne présidentielle de 1965. Le grand public, et la presse,
étaient loin d’être alors convaincus de leur pertinence. Le suspense
du scrutin apparaissait d’ailleurs bien mince. Chacun s’attendait à
une réélection triomphale du général de Gaulle.
Les premières enquêtes d’intentions de vote confortaient ce
climat. Elles attribuaient, dés le premier tour, les deux-tiers des
suffrages au fondateur de la Vème République. A partir de décembre
1964, tous les sondages donnent cependant le président sortant en
ballottage. François Mitterrand et Jean Lecanuet l’attaquent vivement
alors que de Gaulle ne daigne pas mener campagne.
La presse se montre cependant d’une extrême prudence
face à cette nouvelle forme d’information politique. A la veille du
premier tour, « France-Soir » publie côte à côte
les résultats d’un sondage Ifop et d’une enquête des Renseignements
généraux. Le premier attribue 43% des voix à de Gaulle,
27% à Mitterrand et 20% à Lecanuet. La seconde estime le président
réélu dés le premier tour avec 54% des suffrages (2).
La mise en ballottage effective du général (43,7% des suffrages
exprimés) sonne comme une spectaculaire confirmation de la validité
des sondages. Peu importe si l’Ifop a surestimé le vote Lecanuet de
quatre points et sous-estimé le score de Mitterrand de cinq points.
La technologie sondagière a encore des progrès à faire.
Ce n’est pas la dernière fois que les candidats
« centristes » auront tendance à être généreusement
notés par les instituts. En 1969, les premières enquêtes
d’opinion, jusqu’à la mi-mai, attribuaient plus de 30% d’intentions
de vote à Alain Poher alors que le communiste Jacques Duclos démarrait
péniblement à 10%. Le paisible président centriste du
Sénat a régulièrement descendu l’escalier des sondages
pour terminer à 23,4% le jour du premier tour. De même, les enquêtes
Ifop ont-elles rapporté la montée en puissance du candidat
du PCF qui a terminé sa course à 21,5% des exprimés (3).
Par la suite, comme en 1965, la dernière enquête d’avant le
second tour laissait prévoir le résultat final à moins
de 1% d’erreur. Le tournoi final de la présidentielle est l’exercice
le plus aisé pour les instituts de sondages.
L’exception qui confirme cette règle date de 1974.
Le duel entre François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing
est si serré que l’Ifop ne se risque pas, dans sa dernière enquête,
à donner l’avantage à l’un des compétiteurs. Le plus
vieil institut de France annonce 50-50 alors que Giscard l’emporte finalement
d’un cheveu (50,6%). Mais, pour la première fois, les sondages semblent
avoir pesé sur le déroulement de la campagne électorale.
Le 13 avril, la « déclaration de 43 » élus UDR,
inspirée par Jacques Chirac, déstabilise Jacques Chaban-Delmas,
candidat officiel des gaullistes. A ce moment-là, et contrairement
aux pronostics initiaux des commentateurs, VGE était déjà
au coude à coude avec Chaban dans les intentions de vote. Cette information
n’a pu qu’inciter certains parlementaires à passer du côté
du candidat qui avait le vent en poupe. Comme le souligne Roland Cayrol (4)
« les sondages n’ont pas fait gagner Valéry Giscard d’Estaing
au détriment de Jacques Chaban-Delmas dans le camp de la droite »
mais leur publication a « facilité, accompagné et sans
doute accéléré cette victoire ». L’ultime enquête
Ifop d’avant le premier tour donnait des résultats globalement satisfaisants
même si Mitterrand fut surestimé de deux points et Giscard sous-estimé
de trois. Les mouvements de dernière heure favorisent souvent le candidat
le plus porté par une dynamique.
Le cru 1981 des sondages présidentiels laisse
une impression contrastée dans les mémoires. Beaucoup se souviennent
que, jusqu’à la fin de l’année 1980, Giscard était donné
favori dans les enquêtes d’intentions de vote malgré un climat
maussade. Mais la dégradation de la position du président sortant
a ensuite été correctement mesurée. La victoire de Mitterrand
était suggérée par les sondages bien avant le premier
tour. C’est l’estimation des rapports de forces à ce premier stade
qui a posé problème. Dans leurs dernières enquêtes,
les instituts n’ont pas enregistré le brutal décrochage communiste.
Georges Marchais était crédité de 17 à 18,5% des
intentions de vote alors qu’il n’en a recueilli que 15,5%. Inversement, le
score de Mitterrand du premier tour a été sous-évalué
d’environ trois points. Ces erreurs ne renvoient pas seulement à la
difficulté de mesure des votes « extrêmes ». Elles
révèlent aussi les failles de la méthodologie des instituts
– les fameux redressements – lorsqu’un fort mouvement d’opinion bouscule les
équilibres électoraux.
L’élection de 1988 n’a jamais empêché
les sondeurs de dormir. Tout au long d’une campagne largement dénuée
de suspense, Mitterrand semblait imbattable dans sa tunique de champion de
la « France unie ». Et il a été réélu
avec 54% des suffrages sans qu’aucune enquête ne le menace de péril.
Les sondages n’en ont pas moins joué un rôle non négligeable
dans la bataille de qualification, à droite, pour le second tour. Après
avoir tenu le haut du pavé pendant de longs mois, Raymond Barre s’est
laissé dépasser par Jacques Chirac début février
1988. Le revirement de l’oracle sondagier a radicalement modifié le
climat de la campagne. Après avoir été paré de
toutes les vertus dans de nombreux médias, le candidat-professeur a
essuyé d’impitoyables critiques visant son amateurisme politique. Une
fois de plus, les sondages ont sans doute accentué des évolutions
qui auraient eu lieu sans eux. Quant à l’erreur de mesure entre les
dernières enquêtes réalisées et le résultat
du scrutin, elle a touché cette fois l’extrême droite de l’échiquier
politique. Le dernier sondage Sofres attribuait 12% des intentions de vote
à Jean-Marie Le Pen qui en réalisa 14,4% (5). Par un phénomène
de vases communicants, le score de Chirac a, lui, été surestimé
de plus de trois points. Le vote frontiste était inavouable pour une
notable fraction de l’électorat.
La campagne présidentielle de 1995, enfin, n’a
pas laissé que de bons souvenirs aux sondeurs. L’insolente popularité
d’Edouard Balladur a pu laisser penser que l’élection était
jouée d’avance, la gauche étant hors jeu après sa débâcle
de 1993 et Jacques Chirac apparemment ringardisé. L’examen attentif
de l’ensemble des enquêtes d’intentions de vote (6) montre pourtant
que les sondages ont assez fidèlement accompagné la cristallisation
de l’opinion. A partir du moment où la campagne a véritablement
démarré, avec la déclaration ratée de candidature
de Balladur, les électeurs ont commencé à faire leur
choix et à donner progressivement l’avantage, à droite, au Chirac
de la « fracture sociale ».
Et pourtant, une fois encore, les mesures du premier
tour ont pêché en un point. En 1995, le vote Le Pen ne fut que
très légèrement sous-estimé. Mais l’arrivée
en tête du premier tour d’un Lionel Jospin donné second par
tous les instituts à la veille du scrutin a créé la
surprise. Cette unanimité dans l’erreur prouve les aléas statistiques
n’y sont pour rien. C’est bien l’alchimie complexe des « redressements
» qui est faillible, surtout quand un réflexe de « vote
utile » pèse sur les choix de dernière minute. Ensuite,
comme d’habitude, l’estimation du second tour n’a pas posé de problème
majeur.
Ce petit voyage dans l’histoire des sondages présidentiels
montre que l’idée reçue selon laquelle « les sondages
se trompent » est à sérieusement relativiser. De dimension
nationale et généralement mobilisatrice, cette compétition
est la plus facile à mesurer. La mesure des campagnes législatives,
et surtout municipales, est autrement ardue. Les sondages ont toujours indiqué
à l’avance quels seraient les candidats qualifiés pour le second
tour et qui l’emporterait in fine. Cela n’empêche que, pour chaque élection,
au moins un des candidats fut mal apprécié par les sondeurs.
Et ce n’est qu’après le verdict des électeurs que l’on sait
où se situe l’erreur.
Eric Dupin
(1) Eric Dupin, « Oui, non, sans opinion – 50 ans
de sondages Ifop », InterEditions, 1990.
(2) Loïc Blondiaux, « La fabrique de l’opinion
– une histoire sociale des sondages », Seuil, 1998.
(3) Revue « Pouvoirs », « Les sondages
», N°33, PUF, 1985.
(4) Revue « Pouvoirs », « Campagne électorale
», N°63, PUF, 1992.
(5) SOFRES, « L’état de l’opinion – clés
pour 1989 », Seuil, 1989.
(6) Pascal Perrineau, Colette Ysmal, « Le vote de
crise – l’élection présidentielle de 1995 », Presses de
Sciences Po, 1995.