Un système politique épuisé
Publié
dans "le Monde" daté du 9 avril 2002
Jacques Chirac ou Lionel Jospin sera sans doute élu
président de la République le 5 mai 2002. Mais les Français
ne désirent ni la réélection de l’actuel chef de l’Etat
ni la promotion élyséenne de l’hôte de Matignon. Cette
étrange situation ne tient pas uniquement aux failles personnelles
des deux favoris. Chirac souffre certes d’un vif discrédit tandis
que Jospin peine à se hisser au niveau présidentiel. Leur difficulté
commune à définir un projet n’est pas non plus seule en cause,
même si le candidat sortant use de maladresse démagogique et
tandis que son adversaire patine dans le flou conceptuel.
Au-delà des hommes et des discours, le spectacle
décevant qui s’offre aux électeurs révèle un
épuisement de notre système politique. Le scrutin roi de la
Vème République est le moment privilégié d’expression
d’une crise profonde qui ne se limite pas aux imperfections de ses mécanismes
institutionnels, dont la cohabitation est la plus visible.
On peut la décliner sous trois angles. La crise
la plus apparente affecte la fonction présidentielle, clef de voûte
de l’édifice bâti par le général de Gaulle de
1958 à 1962. C’est un lent mais continu processus d’affaiblissement
qui a rongé le palais de l’Elysée depuis l’âge d’or de
sa splendeur autoritaire et gaullienne. La fonction présidentielle
fut d’abord désacralisée par Georges Pompidou (1969-1974) qui
n’a jamais totalement abandonné ses manières de Premier ministre.
Elle a ensuite été violemment attaquée sous Valéry
Giscard d’Estaing (1974-1981). Avec François Mitterrand (1981-1995),
et la double cohabitation qu’il a encaissée, la présidence
de la République s’est trouvée réduite à un simple
pôle de l’exécutif, dont la puissance est devenue variable selon
la géométrie électorale du moment.
C’est peu dire que Jacques Chirac (1995-…) a contribué à son
tour à franchir une nouvelle étape dans l’affaissement de la
fonction présidentielle. En se maintenant à l’Elysée
après un désaveu législatif qu’il avait lui-même
provoqué, puis en ne luttant pas pied à pied contre son Premier
ministre de cohabitation comme Mitterrand l’avait fait entre 1986 et 1988,
Chirac laisse la présidence de la République en piteux état.
Ce fait, qu’aucune acrobatie de tribune ne saurait masquer, est un sérieux
handicap pour le président sortant. D’autant plus que chacun ignore
quel rôle remplirait un Chirac réélu. Serait-il l’inspirateur
d’une orientation ou un simple arbitre, un guide pour l’action ou seulement
un ultime recours ? Tout son passé indique que l’ancien maire de Paris
excelle plutôt dans la représentation et le maniement des hommes
que dans les choix politiques qu’il délègue volontiers à
d’autres. Cela n’est pas forcément rassurant.
Lionel Jospin, pour sa part, est inévitablement touché par
le deuxième volet de cette crise de système, celle de la fonction
gouvernante. L’ancien premier secrétaire du PS peut se targuer d’avoir
tenu à l’hôtel Matignon cinq années. Il n’a pas commis
de grossières erreurs de gestion, a désamorcé plus d’une
crise sociale et s’est même offert, en début de mandat, quelques
initiatives audacieuses. Les gouvernements Jospin ont pourtant fait une étrange
démonstration : on peut gouverner honnêtement, au demeurant
servi par un environnement économique favorable, tout en laissant
les problèmes fondamentaux de la société française
perdurer. Sous-emploi chronique, inégalités explosives, insécurité
lancinante, éducation démoralisée, protection sociale
fragilisée : longue est la liste des blocages de la société
française.
L’incapacité de l’Etat à se réformer lui-même
pour mieux accomplir ses missions est la première cause de cette carence.
Qu’il s’agisse de l’éducation ou de la police en passant par le ministère
des Finances, les gouvernements Jospin n’ont pas osé s’attaquer aux
corporatismes étatiques. Plus largement, c’est par rapport à
l’ensemble des « métiers » que le pouvoir de la «
gauche plurielle » a fait preuve de faiblesse. Routiers, agriculteurs
ou cliniques privées : le gouvernement s’est fréquemment transformé
en guichet sous la pression de mobilisations purement sectorielles.
Jospin n’a jamais été très à l’aise dans le dialogue
social. Il n’aura pas su remédier à cette fragilité
des corps intermédiaires qui handicape la société française.
C’est parce que les organisations patronales et de salariés sont insuffisamment
représentatives que les corporatismes se donnent libre cours. D’où
un dangereux face à face entre l’Etat et les intérêts
particuliers arbitré par une opinion encline, sans trop y réfléchir,
à se situer du côté des quémandeurs. Il manque
toujours au candidat Jospin la déclinaison d’un projet convaincant
pour balayer le procès qui peut lui être intenté d’esquiver
la racine des problèmes.
L’exécutif n’est pas le seul frappé par le dépérissement
de la Vème République. La fonction représentative ne
se porte guère mieux. Passons sur l’incapacité chronique du
Parlement à contrôler efficacement le gouvernement. Ce rôle
est assurément difficile à tenir en période de cohabitation.
C’est plutôt le déclin des partis structurant le système
qui singularise la période. A l’origine, de Gaulle voulait casser
les règne des partis. L’élection du président de la
République au suffrage universel direct avait précisément
cet objectif. Par une ruse classique de l’histoire, les partis ont progressivement
pris le contrôle de l’élection présidentielle en s’adaptant
à ses règles. Les deux formations dominantes, le PS et le RPR,
ont d’abord été les machines à conquérir l’Elysée
de François Mitterrand puis de Jacques Chirac.
Ce processus est allé tellement loin que les grands « partis
de gouvernement » ont progressivement perdu leur substance. Ils sont,
en quelque sorte, devenus de simples prolongements de l’appareil d’Etat.
Des syndicats d’intérêts électoraux destinés à
faire élire leurs hommes – de l’Elysée aux cantons les plus
reculés en passant par de puissantes baronnies départementales
et régionales. D’où la grave crise qui menace, sous les apparences
de leur hégémonie, le PS et le RPR. Leurs identités
idéologiques sont plus que brouillées, même si les automatismes
de langage dissimulent cette réalité. Le PS a perdu depuis
pas mal de ministères sa foi « socialiste ». Le RPR peut
encore moins se prétendre « gaulliste ». Les militants
ne sont pas les seuls à en être troublés. La décomposition
de leurs soutiens sociaux traditionnels aboutit à une dislocation
du « peuple de gauche » comme de son homologue de droite.
Cette triple crise du système politique est une aubaine pour ceux
qui rêvent de le bousculer. Elle rend compte, pour une notable part,
du succès – sans équivalent dans les autres pays européens
– des extrêmes, de droite mais aussi de gauche. Jean-Marie Le Pen et
Arlette Laguiller s’annoncent comme de sérieux trouble-fête.
Paradoxalement, c’est toutefois du cœur même du système qu’est
apparu le premier « trublion » de cette présidentielle.
Jean-Pierre Chevènement était stratégiquement le seul
en mesure de troubler le face à face entre Lionel Jospin et Jacques
Chirac. C’est lui que les électeurs pouvaient le plus efficacement
instrumentaliser pour casser le mécanisme d’alternance convenu qui
a joué en 1981, 1986, 1988, 1993 et 1997. Sa difficulté à
exploiter cette rare opportunité ne vient pas seulement des limites
d’une stratégie de campagne niant artificiellement le clivage droite-gauche.
Le discours provocateur de Chevènement ne peut faire oublier qu’il
est un pur produit de ce système qu’il attaque désormais avec
férocité. L’ancien leader du Ceres fut, en 1971, la fondateur
du parti d’Epinay qui donnera plus tard naissance à « l’Etat
PS ». Plus récemment, l’auto proclamé « homme de
la nation » a séjourné dans les palais officiels pendant
une dizaine d’années. Il a occupé les plus grands ministères
: l’Industrie (du temps des nationalisations), l’Education nationale, la
Défense puis l’Intérieur. Mieux encore, l’homme qui objectivement
en position d’achever la Vème République se revendique d’une
filiation gaulliste !
L’ambiguïté de sa démarche est génératrice
de sérieux handicaps. Chevènement veut-il refonder la République
sur de nouvelles bases ou bien restaurer le système d’antan ? Si le
maire de Belfort ne veut pas ressusciter un passé à jamais
révolu, il est menacé par un tropisme traditionaliste. Son
discours laisse la curieuse impression que le candidat « républicain
» croit toujours qu’un Etat en surplomb peut résoudre les problèmes
de la société française sans qu’elle se prenne elle-même
en charge. Chevènement apparaît toujours prisonnier d’une vision
française très classique des rapports entre l’Etat et la société.
Or c’est précisément dans ces rapports-là que l’échec
de la Vème République est patent. Le système politique
français est bloqué par un combiné de monarchie élective,
de faiblesse décisionnelle et de carence de la représentation.
S’il transforme les équilibres institutionnels, le quinquennat ne
délivre pas le système politique de ses archaïsmes. Bien
d’autres changements seraient nécessaires pour redonner chair et sens
à la démocratie française. En attendant, l’actuelle
campagne révèle cruellement ses grippages.
Eric Dupin