Les électeurs se moquent des programmes. Et les
élus s’empressent de les oublier une fois le pouvoir conquis. Ces
deux préjugés sont largement infondés. La plupart des
citoyens n’épluchent certes pas les documents souvent indigestes soumis
à leur sagacité. Nous ne vivons pas, au reste, en régime
de « mandat impératif » qui obligerait les gouvernants
à appliquer mécaniquement leurs engagements. L’observation
des batailles électorales, en France comme ailleurs, montre cependant
que l’orientation des campagnes pèse beaucoup plus lourd qu’on ne
le croît d’ordinaire sur les politiques publiques ensuite effectivement
menées. D’où l’intérêt, pour le citoyen, d’être
attentif à ce qu’on lui propose. D’où aussi la nécessité,
pour les candidats, de ne point s’engager trop à la légère…
Trois exemples récents sont éclairants.
Le premier date de seulement cinq ans. Lors de la campagne législative
de 1997, la gauche bricole dans une certaine précipitation un programme
qui a néanmoins le mérite d’être identifié autour
de deux mesures phares : les 35 heures et les emplois-jeunes. Si le rejet
d’Alain Juppé a joué un rôle déterminant dans
la défaite de la droite, la crédibilité du programme
jospinien s’est aussi révélée payante. Il n’aura échappé
à personne que le Premier ministre issu de ce scrutin a mis un point
d’honneur à réaliser les principales réformes alors
promises.
Le contre-exemple est apporté par l’élection
présidentielle de 1995. Jacques Chirac s’empare inopinément
de la thématique à succès de la « fracture sociale
». Il ne fait pas campagne sur un programme détaillé
mais plutôt sur un discours évocateur. « La feuille de
paie n’est pas l’ennemi de l’emploi », proclame le candidat du RPR.
Nul doute que cette identification de Chirac au cœur des préoccupations
des Français lui a permis de l’emporter. Mais sa rapide volte-face
de politique économique, dés l’automne 1995, ne lui a pas été
pardonnée par les électeurs en 1997. Il est périlleux
de tromper trop clairement son monde.
Le cas de l’élection de François Mitterrand
en 1981 est plus complexe. D’un côté, le candidat socialiste
avait fait l’effort de présenter « 101 propositions »
assez précises. A de rares exceptions, comme la promesse d’un «
département basque », le premier président de gauche
a respecté ses engagements. Mais ce n’est pas ce que les Français
ont retenu en 1986. Tout au long des années quatre-vingt, ils avaient
en tête une cent-deuxième proposition, non explicitement formulée,
mais que Mitterrand avait fait passer comme un message subliminal : la baisse
du chômage. « Rose promise, chomdu », râlèrent
les électeurs aux prises avec une dégradation accentuée
de la situation de l’emploi.
L’électeur se détermine plus par rapport
à la petite musique que le candidat susurre à ses oreilles
qu’en fonction du détail de ses propositions. Un bon programme est
adossé à un axe clair. « Le changement dans la continuité
» pour Georges Pompidou en 1969. « Le changement sans le risque
» chez Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Le changement tout
court pour Mitterrand en 1981. « La France unie », chez le même
sept ans plus tard. Et la fameuse « fracture sociale » de Chirac
en 1995. Or, les deux favoris du cru 2002 peinent à trouver un thème
qui synthétise leurs propositions. La France « en grand »
de Chirac ou « plus juste » de Jospin ne frappent guère
les esprits.
Le contraste entre les programmes politiques est désormais
moins marqué en France que dans beaucoup de démocraties. Nous
sommes passés un peu trop rapidement de la guerre civile idéologique
à la course au centre. L’élection présidentielle américaine
de novembre 2000 avait donné lieu à un affrontement très
vif d’orientations antagonistes. Le candidat démocrate Al Gore mettait
l’accent sur l’éducation et les programmes sociaux. A l’inverse, le
républicain George W. Bush promettait d’importantes baisses d’impôts
et des dépenses publiques. Le vainqueur fut celui qui a le mieux réussi
à symboliser son programme par un slogan, celui du « conservatisme
compassionnel ». A l’intérieur des contraintes du système
institutionnel américain, Bush s’emploie désormais à
appliquer son programme.
En juin 2001, le néo-travailliste Tony Blair a
remporté une victoire électorale sur la base d’un programme
assez développé. Le chantre de la « troisième
voie » proposa aux Britanniques d’améliorer la situation problématique
des services publics. Face à des conservateurs ayant commis l’erreur
de centrer leur programme sur l’hostilité envers l’Europe, Blair a
gagné. Autant qu’on le sache, il reste fidèle à son
orientation centriste légèrement teintée à gauche.
Il arrive même que certains vainqueurs appliquent leur programme avec
une détermination obtuse. En février 2001, Ariel Sharon a été
élu sur un programme vigoureusement « sécuritaire »
faisant pratiquement l’impasse sur les compromis à passer pour parvenir
à la paix dans la région. Le moins qu’on puisse dire est que
le Premier ministre israélien est resté prisonnier de sa propre
logique.
Tout cela ne signifie nullement que les électeurs
prennent pour argent comptant les propos de campagne. Ils savent d’expérience
qu’il faut en prendre et en laisser. Cela oblige les candidats à un
exercice délicat d’équilibrage entre le sérieux de leurs
propositions et l’attractivité de leurs promesses. S’ils vont trop
loin dans la démagogie, ils ruinent leur crédit. Mais s’ils
offrent trop peu – comme Edouard Balladur en 1995 – l’électeur en
conclura qu’il n’a rien à gagner de ce côté-là.
Tout l’art consister à promettre un peu plus que ce que l’on pourra
raisonnablement tenir, les citoyens sachant opérer mentalement la
correction…
La perception des propositions est également affectée
par l’expérience des électeurs. Les programmes sont des mots
alors que les bilans sont des faits. Une école de la science politique
américaine soutient que les électeurs, conscients de cette
réalité, se déterminent essentiellement en fonction
de leur jugement sur le pouvoir sortant. Son bilan serait le seul élément
objectif de choix. L’ennui, c’est que les modèles inspirés
par cette thèse ont essuyé un sérieux revers aux présidentielles
américaines de 2000. Accordant un poids excessif à la bonne
situation économique, ils prévoyaient tous une large victoire
d’Al Gore qui ne s’est pas produite. Un mauvais bilan n’en entachera pas
moins la crédibilité du candidat qui le traînera derrière
lui.
Et il y a plusieurs manières d’utiliser les programmes
pour voter. On peut les jauger globalement lorsqu’on arbitre entre «
forces de gouvernement ». On peut aussi se concentrer sur un seul sujet
– qu’il s’agisse de l’environnement ou de l’immigration. Il est encore imaginable
d’opter pour un vote de pression en appuyant un « petit candidat »
dans l’espoir d’influencer la politique du vainqueur. N’oublions pas, enfin,
ce qu’écrivait Karl Marx, le 5 mai 1875, à propos du programme
de Gotha : « Un seul pas du mouvement réel est plus important
qu’une douzaine de programmes ».
Eric Dupin