UN PROGRAMME, CELA SE RESPECTE 
Publié dans "le Monde" daté du 11 avril 2002


    Les électeurs se moquent des programmes. Et les élus s’empressent de les oublier une fois le pouvoir conquis. Ces deux préjugés sont largement infondés. La plupart des citoyens n’épluchent certes pas les documents souvent indigestes soumis à leur sagacité. Nous ne vivons pas, au reste, en régime de « mandat impératif » qui obligerait les gouvernants à appliquer mécaniquement leurs engagements. L’observation des batailles électorales, en France comme ailleurs, montre cependant que l’orientation des campagnes pèse beaucoup plus lourd qu’on ne le croît d’ordinaire sur les politiques publiques ensuite effectivement menées. D’où l’intérêt, pour le citoyen, d’être attentif à ce qu’on lui propose. D’où aussi la nécessité, pour les candidats, de ne point s’engager trop à la légère…
    Trois exemples récents sont éclairants. Le premier date de seulement cinq ans. Lors de la campagne législative de 1997, la gauche bricole dans une certaine précipitation un programme qui a néanmoins le mérite d’être identifié autour de deux mesures phares : les 35 heures et les emplois-jeunes. Si le rejet d’Alain Juppé a joué un rôle déterminant dans la défaite de la droite, la crédibilité du programme jospinien s’est aussi révélée payante. Il n’aura échappé à personne que le Premier ministre issu de ce scrutin a mis un point d’honneur à réaliser les principales réformes alors promises.
    Le contre-exemple est apporté par l’élection présidentielle de 1995. Jacques Chirac s’empare inopinément de la thématique à succès de la « fracture sociale ». Il ne fait pas campagne sur un programme détaillé mais plutôt sur un discours évocateur. « La feuille de paie n’est pas l’ennemi de l’emploi », proclame le candidat du RPR. Nul doute que cette identification de Chirac au cœur des préoccupations des Français lui a permis de l’emporter. Mais sa rapide volte-face de politique économique, dés l’automne 1995, ne lui a pas été pardonnée par les électeurs en 1997. Il est périlleux de tromper trop clairement son monde.
    Le cas de l’élection de François Mitterrand en 1981 est plus complexe. D’un côté, le candidat socialiste avait fait l’effort de présenter « 101 propositions » assez précises. A de rares exceptions, comme la promesse d’un « département basque », le premier président de gauche a respecté ses engagements. Mais ce n’est pas ce que les Français ont retenu en 1986. Tout au long des années quatre-vingt, ils avaient en tête une cent-deuxième proposition, non explicitement formulée, mais que Mitterrand avait fait passer comme un message subliminal : la baisse du chômage. « Rose promise, chomdu », râlèrent les électeurs aux prises avec une dégradation accentuée de la situation de l’emploi.
    L’électeur se détermine plus par rapport à la petite musique que le candidat susurre à ses oreilles qu’en fonction du détail de ses propositions. Un bon programme est adossé à un axe clair. « Le changement dans la continuité » pour Georges Pompidou en 1969. « Le changement sans le risque » chez Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Le changement tout court pour Mitterrand en 1981. « La France unie », chez le même sept ans plus tard. Et la fameuse « fracture sociale » de Chirac en 1995. Or, les deux favoris du cru 2002 peinent à trouver un thème qui synthétise leurs propositions. La France « en grand » de Chirac ou « plus juste » de Jospin ne frappent guère les esprits.
    Le contraste entre les programmes politiques est désormais moins marqué en France que dans beaucoup de démocraties. Nous sommes passés un peu trop rapidement de la guerre civile idéologique à la course au centre. L’élection présidentielle américaine de novembre 2000 avait donné lieu à un affrontement très vif d’orientations antagonistes. Le candidat démocrate Al Gore mettait l’accent sur l’éducation et les programmes sociaux. A l’inverse, le républicain George W. Bush promettait d’importantes baisses d’impôts et des dépenses publiques. Le vainqueur fut celui qui a le mieux réussi à symboliser son programme par un slogan, celui du « conservatisme compassionnel ». A l’intérieur des contraintes du système institutionnel américain, Bush s’emploie désormais à appliquer son programme.
    En juin 2001, le néo-travailliste Tony Blair a remporté une victoire électorale sur la base d’un programme assez développé. Le chantre de la « troisième voie » proposa aux Britanniques d’améliorer la situation problématique des services publics. Face à des conservateurs ayant commis l’erreur de centrer leur programme sur l’hostilité envers l’Europe, Blair a gagné. Autant qu’on le sache, il reste fidèle à son orientation centriste légèrement teintée à gauche. Il arrive même que certains vainqueurs appliquent leur programme avec une détermination obtuse. En février 2001, Ariel Sharon a été élu sur un programme vigoureusement « sécuritaire » faisant pratiquement l’impasse sur les compromis à passer pour parvenir à la paix dans la région. Le moins qu’on puisse dire est que le Premier ministre israélien est resté prisonnier de sa propre logique.
    Tout cela ne signifie nullement que les électeurs prennent pour argent comptant les propos de campagne. Ils savent d’expérience qu’il faut en prendre et en laisser. Cela oblige les candidats à un exercice délicat d’équilibrage entre le sérieux de leurs propositions et l’attractivité de leurs promesses. S’ils vont trop loin dans la démagogie, ils ruinent leur crédit. Mais s’ils offrent trop peu – comme Edouard Balladur en 1995 – l’électeur en conclura qu’il n’a rien à gagner de ce côté-là. Tout l’art consister à promettre un peu plus que ce que l’on pourra raisonnablement tenir, les citoyens sachant opérer mentalement la correction…
    La perception des propositions est également affectée par l’expérience des électeurs. Les programmes sont des mots alors que les bilans sont des faits. Une école de la science politique américaine soutient que les électeurs, conscients de cette réalité, se déterminent essentiellement en fonction de leur jugement sur le pouvoir sortant. Son bilan serait le seul élément objectif de choix. L’ennui, c’est que les modèles inspirés par cette thèse ont essuyé un sérieux revers aux présidentielles américaines de 2000. Accordant un poids excessif à la bonne situation économique, ils prévoyaient tous une large victoire d’Al Gore qui ne s’est pas produite. Un mauvais bilan n’en entachera pas moins la crédibilité du candidat qui le traînera derrière lui.
    Et il y a plusieurs manières d’utiliser les programmes pour voter. On peut les jauger globalement lorsqu’on arbitre entre « forces de gouvernement ». On peut aussi se concentrer sur un seul sujet – qu’il s’agisse de l’environnement ou de l’immigration. Il est encore imaginable d’opter pour un vote de pression en appuyant un « petit candidat » dans l’espoir d’influencer la politique du vainqueur. N’oublions pas, enfin, ce qu’écrivait Karl Marx, le 5 mai 1875, à propos du programme de Gotha : « Un seul pas du mouvement réel est plus important qu’une douzaine de programmes ».
Eric Dupin