Le
Pen déploie son éventail électoral
Paru dans "le Monde" du 28-29 avril 2002
Le portrait-robot de l’électeur de Jean-Marie Le Pen est
facile à dessiner. C’est un ouvrier au chômage, alarmé
par l’immigration et l’insécurité, et habitant dans une zone
péri-urbaine de la France industrielle du Nord-Est. Encore le profil
des plus typés des supporters du FN ne doit-il pas occulter leur
diversité croissante. Un succès électoral, comme celui
que Le Pen a engrangé le 21 avril, s’accompagne généralement
d’un élargissement géographique et sociologique.
Certaines caractéristiques demeurent certes immuables.
La séduction lepéniste opère toujours incomparablement
plus auprès des hommes que des femmes. Mais d’autres phénomènes
sont nouveaux. Le Pen semble avoir recueilli des scores comparables, dimanche
dernier, dans toutes les tranches d’âge. Jusqu’à présent,
les personnes âgées – majoritairement fidèles à
la droite classique – échappaient à son emprise. Les enquêtes
réalisées par les instituts de sondage le jour du scrutin
divergent sur la proportion de jeunes qui auraient voté FN, mais
son public a incontestablement vieilli par rapport à ce qu’il était
il y a sept ans.
Le phénomène Le Pen est également devenu
« interclassiste ». Dans les années quatre-vingt, le
FN a d’abord effectué une percée dans des milieux aisés
de droite radicalisés par l’arrivée de la gauche au pouvoir.
Il a ensuite prolétarisé ses soutiens au fur et à
mesure que les socialistes s’embourgeoisaient. Désormais, le démagogue
milliardaire de Saint-Cloud s’offre des performances dans les couches populaires
(particulièrement auprès des ouvriers) tout en progressant
chez les agriculteurs, artisans et commerçants – où son audience
est désormais supérieure à sa moyenne nationale. Autre
symptôme éclairant, pour la première fois, le FN fait
jeu égal dans les secteurs privé et public. On est loin d’un
vote « poujadiste » anti-fonctionnaires…
L’analyse géographique du vote Le Pen confirme cette nouvelle
donne. Reprenons la comparaison entre les résultats obtenus dans
le XVIème arrondissement de Paris et dans le Pas-de-Calais auquel
a procédé le politologue Pierre Martin dans sa « Note
de la fondation Saint-Simon » (novembre 1996) consacrée au
« vote Le Pen ». Dans le bastion de la bourgeoisie parisienne,
le FN captait 16,6% des suffrages exprimés aux européennes
de 1984 pour descendre régulièrement jusqu’à un modeste
7,5% aux présidentielles de 1995. Dimanche, Le Pen y est remonté
à 9,7% des voix. Simultanément, dans le département
très ouvrier du Pas-de-Calais, Le Pen a continué de grimper
: 6,7% en 1984, 15,2% en 1995 et 19,4% en 2002.
La géographie départementale du FN se caractérise
d’abord par sa permanence. C’est la France industrielle du Nord-Est, le
couloir rhodanien et la façade méditerranéenne qui
lui accordent constamment ses meilleurs scores. La Bretagne de tradition
catholique et les zones rurales du centre-ouest ainsi qu’une partie du
sud-ouest résistent toujours le mieux à ses sirènes.
On constate peu de différences entre la carte Le Pen de 1995 et
celle de 2002. Les échelles prenant en compte sa progression, cela
signifie que le FN s’enracine progressivement dans tous les points du territoire.
Le Pen a ainsi recueilli 11,75% des voix en Vendée – un département
qui ne semble pas envahi par les immigrés ni dévasté
par l’insécurité – mais où il a récupéré
une notable fraction de l’électorat villiériste.
Dans le détail, on constate cependant une certaine nationalisation
de l’audience de l’extrême droite. C’est dans ses zones de faiblesse
traditionnelles qu’elle progresse le plus par rapport à 1995, tout
particulièrement dans le Sud-Ouest de tradition radicale-socialiste.
Si le vote Le Pen stagne pratiquement en région parisienne et dans
plusieurs de ses fiefs méridionaux, il progresse spectaculairement
dans des départements moyens comme la Saône-et-Loire (17,77%
contre 13,24 % en 1995). Le FN ne recule que dans une partie de l’Alsace
et de la Lorraine ainsi qu’en Seine-Saint-Denis, où il avait atteint
des sommets.
La carte du vote Le Pen ne ressemble que très partiellement
à celle de l’insécurité. Les deux phénomènes
ne se superposent, au niveau départemental, pratiquement que dans
le Sud-Est. On notera aussi que le FN ne gagne pas spécialement
du terrain, loin s’en faut, dans les zones au plus fort taux de criminalité.
Le lien géographique est autrement plus frappant avec la carte de
l’immigration extra-européenne. En dépit de sa généralisation
relative, le vote Le Pen demeure fortement corrélé avec cette
implantation immigrée. De quoi conforter la thèse de Pierre
Martin selon laquelle « l’hostilité aux immigrés est
la pierre de touche du vote FN ». Sur la question de l’immigration,
les motivations de vote des électeurs de Le Pen se distinguent nettement
plus de celles de l’ensemble des Français (60% contre 18% selon
Ipsos) que concernant l’insécurité (respectivement 74% et
58%).
Ce fort lien géographique entre lepénisme et immigration
a donné lieu à bien des interprétations. Certains
politologues l’ont contesté en remarquant qu’il était moins
prégnant à une échelle locale. Pierre Martin leur
a répliqué qu’il était logique que les zones à
plus forte proportion d’immigrés et de Français d’origine
immigrée votent moins Le Pen que les secteurs environnants où
se sont fréquemment réinstallés les Français
« de souche ». Selon lui, c’est bien la présence d’immigrés
maghrébins et turcs qui, pris comme bouc émissaires de leurs
problèmes par une partie des couches populaires sur fond de xénophobie
française, explique le vote Le Pen. Plus fréquemment au contact
des immigrés, les plus pauvres sont particulièrement enclins
à appuyer le FN. Ce prolétariat désorienté,
qui a perdu la représentation valorisante du « mouvement ouvrier
», est une proie facile pour les démagogues. Mais cette réalité
ne peut faire oublier les ratés de l’intégration qui ont
transformé des pans entiers du territoire national en ghettos. L’analyse
du vote Le Pen renvoie à des tares de la société française
qui ont trop longtemps été dissimulées.
Eric Dupin