Une nouvelle grammaire du cinéma selon Jean-Jacques Annaud

PREMIERE numéro 232 pages 102 à 105

Comment fait-on du cinéma en relief? Pas du tout comme avant.
On peut voir au Futuroscope de Poitiers Guillaumet - Wings of Courage, le premier film dramatique en Imax 3D réalisé par Jean-Jacques Annaud. Bien que tourné dans des conditions quasi expérimentales, ce premier volet, consacré aux héros de l'aviation (devraient suivre un film sur Mermoz, puis sur Saint-Exupéry), montre des qualités spectaculaires évidentes et annonce peut-être une nouvelle ère dans l'histoire du cinéma. Il n'est pas étonnant que Jean-Jacques Annaud, passionné de langage et de sémantique, se soit, le premier, penché sur ce procédé qui nécessite de mettre en oeuvre une grammaire cinématographique entièrement inédite.


Interview / Gérard Delorme

Spectacle
"Avec ce système de salle, le cinéma retrouve son caractère exceptionnel, qui a tendance à disparaître à cause de la banalisation des images. En France, on a bien compris que le cinéma était un art, on redoute beaucoup qu'il soit une industrie, mais on ne se préoccupe pas du tout de savoir s'il doit être un spectacle. Si la dimension spectaculaire du cinéma se perd, les gens pensent à juste titre qu'ils peuvent comprendre aussi bien son message sur un petit écran. On ne s'est pas assez penché sur ce phénomène d'égalisation entre le cinéma et la télévision, à une époque où l'écran de télé privé se perfectionne de plus en plus. Les films sensés être conçus pour le cinéma le sont en réalité pour la télévision. Les gens le ressentent.
En tant que nostalgique de la salle de cinéma, je suis ravi que des techniciens aient inventé ce nouveau dispositif qui rend ses lettres de noblesse à la salle."

Exclusivité
"Le cinéma se banalise en venant au plus près du consommateur, d'abord dans les supermarchés, ensuite à la télé. Là, il faut aller à lui, comme autrefois, quand on allait au Gaumont-Palace, ou encore aujourd'hui au Grand-Rex, voir un film qui restait parfois en exclusivité pendant un an. Ce que l'Imax 3D permet, c'est d'être dans une salle, unique certes, mais très grande, et cela pendant deux ans. On fait 200 à 400 000 entrées par salle et par an. C'est considérable. A New York, on en est déjà à 400 000 entrées. Le succès du film a contribué à la naissance de quatorze salles en un an, au point qu'Imax ne peut plus fournir. Il s'en ouvre une toutes les trois semaines, c'est le délai pour fabriquer un projecteur - et il y en a quarante en commande."

Expérience

"Accepter de tourner un film en Imax 3D a été une décision un peu folle parce que je ne savais pas si ça allait être montable et montrable. Il n'y avait pas de références, personne ne pouvait me donner de conseils.
Je n'avais pas de rushes; donc, je ne pouvais pas voir le résultat. J'ai dit à Sony Pictures que je ne pouvais absolument pas monter ce film sans voir la première scène montée et projetée en 3D sur un écran. Ils ont fait un devis : 150 000 $, c'est-à-dire 74 bâtons pour monter une minute et la projeter! Du coup, on n'a monté que 20 secondes et je me suis aperçu que je m'étais complétement planté. J'avais fait un montage beaucoup trop court parce que je le voyais sur un écran plat, normal, et je ne comprenais rien à mon image. Il faut préciser qu'on a tout tourné en aveugle. Je n'avais pas de viseur, à part un écran en vert et blanc gros comme une boîte d'allumettes et dans lequel on ne voyait rien. Maintenant que j'ai utilisé le système, que je vois comment il fonctionne, il est clair que je concevrai le prochain film différemment."

Disparition du cadre

"Dès le départ, je comprenais intellectuellement que le cadre disparaissait. J'ai senti très vite que je ne pouvais pas, par exemple, faire sortir les personnages du champ. On passerait de la vision centrale à la vision périphérique, ce qui serait extrêmement maladroit. L'utilisation d'objectifs à grand angulaire oblige à concevoir des décors dans lesquels tous les accessoires, rails de travelling, éclairages, doivent être invisibles. Ca m'a demandé encore plus de précision. Ainsi, le story-board était indispensable parce qu'avec un cadre théorique aussi large j'étais toujours obligé d'en marquer les limites. Ce procédé coûte tellement cher qu'on a travaillé à l'économie. Quand j'avais besoin d'un décor, on était à 50 cm près. D'autre part, la nécessité de tourner avec des ouvertures assez faibles demandait des éclairages considérables. il fallait donc que je signale exactement où j'allais poser ma caméra pour qu'on puisse, dans ce décor, construire des emplacements pour les éclairages."

Gros plans
"Pas question de faire de gros plans. Je l'avais pressenti mais pas avec la même clarté que maintenant : en 3D, il n'y a pas de sensation de grossissement mais de rapprochement. C'est-à-dire, quand vous voulez isoler un visage, celui-ci ne grossit pas, il se rapproche de vous au point de devenir gênant, selon le fameux syndrome de la pissotière : quand on s'approche à moins de 70 cm, on est gêné parce qu'il y a intrusion dans le territoire de l'autre. De toute façon, l'effet n'est pas le même : quand on se rapproche en 3D, on voit encore les pieds du personnage."

Ecriture
"On est en 3D, il n'y a plus d'écran. Même au niveau de l'écriture, on ne travaille plus de la même façon. Quand on écrivait les scènes, il fallait toujours les concevoir dans un continuum de temps. La plupart des scènes de cinéma sont écrites pour être montées en 40 secondes alors qu'elles décrivent 3 minutes. Or, là, on ne peut pas isoler deux personnes l'une de l'autre à l'intérieur du même lieu. Je ne peux pas faire un gros plan puisque l'autre sera toujours dans le champ. Toutes mes scènes sont donc tenues dans cette loi théâtrale. Il faut écrire des saynettes et privilégier les plans-séquence. Du coup, comment faire pour raccourcir les temps morts de l'action? Je suis obligé de faire un "cut-away", c'est-à-dire de couper d'un lieu à un autre. Ca, ça passe très bien."

Acteurs
"Quand on a la chance de rencontrer des acteurs, on s'aperçoit qu'ils n'ont pas la même taille dans la vie qu'à l'écran, qu'ils n'ont pas la même peau délicieuse, que les dames ont un derrière encore plus vaste que celui qu'elles prétendent avoir à l'écran. Le métier d'un acteur, c'est d'être différent à l'écran de ce qu'il est à la ville. En Imax 3D, vous ne pouvez rien cacher, c'est vous, vraiment vous, qui êtes devant la caméra. Ce procédé ne fait que continuer une longue tradition du cinéma qui cherche sans arrêt à se rapprocher de l'illusion du réalisme et de la réalité. L'arrivée du son n'a pas tué le 7ème art, comme l'ont dit certains à l'époque. Ca a été un pas illusoire vers la réalité, mais on s'est ensuite ingénié à manipuler cette illusion pour continuer à fabriquer de la fiction et non pas être prisonnier du réel.
Là, on a la même démarche. A l'avènement du parlant, des pantomimes qui étaient capables de transmettre des sentiments par des attitudes du corps ou par des expressions souvent exagérées, comme ils le faisaient au théâtre, ont été balayés. Parce que la voix, qui n'était pas indispensable dans leur métier, révélait soudain certaines choses. Leur origine ethnique, par exemple : beaucoup d'acteurs venaient d'Europe de l'Est, et leur accent faisait rire. D'un seul coup, on s'est rapproché de l'homme par rapport à l'acteur et à l'image illusoire. Aujourd'hui, ce qu'on demande à l'actrice, c'est d'avoir son âge. On ne peut plus tricher. Le moindre détail qui trahit un inconfort sera perçu comme tel. L'Imax 3D demande des acteurs encore plus talentueux parce qu'ils doivent être encore plus crédibles. Il va leur falloir coordonner l'ensemble de leur apparence, travailler beaucoup le langage du corps. Ils ne sont plus du tout habitués à des scènes qui durent 1 minute 30. Leur talent s'exerce dans un art qui consite à assembler les meilleurs morceaux de leur prestation. Là, il faut que leur prestation soit globale et qu'elle s'insère dans un rythme qui ne sera pas changé."

Accoutumance
"J'ai le sentiment d'avoir fait un film d'initiation. Non seulement pour moi, mais aussi pour le spectateur. Imaginons que les gens voient de plus en plus de films de cette nature. Bientôt, ils n'auront plus du tout l'envie d'attraper les objets. Ils penseront que ça fait partie du spectacle cinématographique et que c'est normal de voir un sucrier sur une table avec des sucres dedans. Ils n'auront plus envie de tendre la main pour ouvrir le couvercle et prendre le sucre.
A l'avenir, on pourra entraîner les spectateurs dans des aventures beaucoup plus complexes et mouvementées. J'ai volontairement sous-utilisé les moyens techniques qui m'étaient donnés. J'aurais pu utiliser des effets capables de provoquer une crise cardiaque par séance si j'avais voulu. Je garantis d'ailleurs qu'un cinéaste qui souhaiterait entraîner les spectateurs dans des terreurs mortelles pourrait très bien le faire en quelques secondes avec ce procédé. Mais il faut le faire maintenant parce qu'après les gens seront accoutumés."

Le Tibet dans les Andes
"Mon prochain film en cinéma traditionnel, Sept Ans au Tibet, sera tourné avec Brad Pitt dans les Andes pour des raisons d'ordre à la fois politique et pratique. On avait demandé l'autorisation de tourner en Inde, mais le gouvernement indien a très peur d'indisposer les Chinois, avec qui ils sont déjà plus ou moins en guerre. On aurait quand même pu tourner en Inde, mais je ne me sens pas à l'aise dans un endroit qui se sent lui-même mal à l'aise. Les accès sont compliqués, la corruption rend le pays difficile. On s'est donc transporté corps et biens dans les Andes, qui offrent un confort de travail idéal pour ce film. De plus, on y trouve également une importante communauté tibétaine très récemment réfugiée aux Etats-Unis. De toute façon, le film devait être tourné en décors puisque Lhassa telle qu'elle existait avant l'invasion chinoise a été rasée. Ce que je gagne, ce sont des fonds de montagne prestigieux que je n'avais pas en Inde. Encore une fois, je me retrouve dans une situation différente de celle que j'avais imaginée au départ. La Guerre du Feu devait être tourné en Islande, on s'est retrouvé en Ecosse. Le Nom de la Rose a été tourné à Rome et non pas en France, L'Ours en Autriche alors que c'est sensé se passer en Colombie Britannique, Guillaumet... dans les Rocheuses canadiennes alors que ça se passe dans les Andes. Maintenant, je vais en Argentine et au Chili pour tourner le Tibet."

Voyage intérieur
"Je fais toujours mes films en fonction d'une nécessité intérieure. Là d'autant plus que ma fréquentation des milieux cinématographiques américains m'a très bien fait voir le mal de vivre de tous ce gens célèbres que je côtoie. Et j'ai très fortement envie de leur faire passer ce signal à travers une aventure vraie, celle d'un homme qui était une star de l'alpinisme allemand avant la guerre, donc une star germanique absolue, et cet homme ne comprenait pas d'où venait son mal de vivre. Il ne comprenait pas par exemple que la générosité procure plus de plaisir que l'égoïsme. Arrivant au Tibet par hasard, il s'y perd et s'y trouve. C'est encore l'histoire d'une modification. Cet homme est modifié comme moi je l'ai été au contact de l'Afrique. J'étais très cartésien, sortant de l'Idhec, et je suis arrivé au coeur de l'Afrique pour mon premier film, La Victoire en chantant, avec toute cette prétention française. Je n'étais intéressé que par le savoir. Je voulais être un érudit. Trois jours ont suffi pour me persuader que je m'étais trompé. J'ai découvert un autre monde, celui des émotions et des instincts. Depuis, on retrouve dans tous mes films ce thème de l'apprentissage par l'immersion dans une culture différente. C'est là qu'est ma vérité. C'est là où je me sens bien."


"Guillaumet - Wings of Courage" de Jean-Jacques Annaud. Avec Craig Sheffer (Guillaumet), Tom Hulce (Saint-Exupéry), Val Kilmer (Mermoz), Elizabeth McGovern... Au Futuroscope, à Poitiers.


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